; i .'"■■'.' OEUVRES DE A. Y. ARNAULT. SE TROUVE AUSSI MÊME MAISON : 7 LEIPZIG , REICHS STRASSE ; MONTRÉAL ^bas-canada ) ; MARTIN BOSSANGE et C° , LONDRES, 14, GREAT MARLDOROUGU STREET. IMPRIME PAR LACHEVARDIERE FILS, SUCCBSUKCTB DE CELLOl' , KL K DU COLOMlilËK, X. 3o. OEUVRES m; A, V. ARNAULT, DE I, ANCIEN INSTITUT DE FRANCE, ETC., ETC. THEATRE. TOME I. >£H?H&-fgr — ■ PARIS, BOSSANGE PÈRE, LIBRAIRE, RUE DE RICHELIEU, N. Co; BOSSANGE FRÈRES, LIBRAIRES, DUK I) li 8EI M E , N. 12. 1824. Digitized by the Internet Archive in 2011 with funding from University of Toronto http://www.archive.org/details/thtre01arna S S a / À ■ a ? A MA PATRIE Quand on entreprit à La Haye l'édition que celle-ci com- plète, M. Arnault, en butte aux persécutions les plus opi- niâtres et les plus actives, croyait ne revoir jamais sa patrie. Ce sentiment, qui l'affligeait sans l'abattre , lui dicta l'épître qui est en tête de ce volume. Cette pièce, par laquelle l'auteur fait hommage à la France de la collection de ses œuvres, est une espèce de testament, dans lequel il consignait l'expression de ses opinions et de ses affections. Après quatre ans et demi, M. Arnault a été rappelé d'exil : le changement qui s'est opéré dans sa situation affaiblira-t-il l'intérêt qu'obtint dans le temps la pièce qu'on va lire? Nous ne le croyons pas. Bien plus , nous croyons qu'on ne sau- rait la supprimer sans donner à penser qu'en changeant de position l'auteur aurait changé de sentiments, et conséquem- ment sans le calomnier. I^pître bébtcafoire A MA PATRIE. Albe ! mon seul pays et mon premier amour ! Corneille, H or ace s , acte f , scène i. France! c'est du fond de son exil, de sa retraite, de sa prison même, qu'un de tes enfants te salue. Je te dédie ce recueil, fruit des travaux qui tour à tour ont fait les délices et la consolation de ma vie. Au temps de mon bonheur, ils l'ont accru quelquefois ; aux jours de mon infortune , ils m'empêchent souvent de la sentir. Cette infortune cependant n'est pas lé- iv A MA PATRIE. gère. Dépouillé de mes emplois et de mes honneurs; frappé non seulement en moi, mais dans ma famille, mais dans ce qui m'est plus cher que moi ; chassé de ma pa- trie naturelle, poursuivi dans ma patrie adoptive ; repoussé de tous les pays , excep- té de ceux où la captivité m'attend, je n'ai pas une pierre pour reposer ma tête! L'hos- pitalité que les nations offrent au malheur , le refuge qu'elles accordent même au crime, m'est refusé ; proscrit en France, je le suis dans le monde entier! Et pourquoi ? Partagé entre mes goûts et mes devoirs, entre les arts et l'amitié, entre l'amour de ma famille et celui de mon pays, pendant cinquante ans, je n'ai pas fait une action, je n'ai pas eu une pensée qui ne soit d'un honnête homme et d'un bon citoyen. A MA PATRIE. v Cependant, ô France! les troubles qui trop souvent ont agité ton sein, les désas- tres qui plus d'une fois ont menacé la for- tune publique, bouleversent, pour la se- conde fois, toute mon existence! Mais est-ce dans ma ruine qu'est mon malheur? il est dans la cause que l'opinion trompée peut lui donner; il consiste en ce qu'elle peut paraître d'autant plus méritée qu'elle est plus grande. En effet, le commun des hommes n'est-il pas plus porté à douter de l'innocence du persécuté que de la jus- tice des persécuteurs, et à calomnier les faibles qu'à condamner les puissants? Déplorables conséquences des révolu- tions au milieu desquelles s'est écoulée ma vie ! Dans ces temps de convulsions , toutes les bases sur lesquelles se fondent les ju- gements des hommes sont ébranlées; bien vi A MA PATRIE, que ce qui est vertu ne cesse pas d'être ré- puté vertu, les actes qui en émanent sont souvent réputés crimes ; ce n'est plus d'a- près les règles de la morale que ces actes sont jugés, mais d'après les intérêts de la politique, d'après les intérêts privés qu'ils servent ou qu'ils blessent , d'après les cir- constances où l'on prononce, d'après la si- tuation momentanée de la faction ou de l'homme auquel les actes se rattachent. Ainsi, les actes de la reconnaissance et de la fidélité peuvent, du jour au lende- main , être punis comme crimes , au gré de la fortune, dont le caprice peut, tour à tour, changer en révolte, pour chacun, l'attachement au devoir même , suivant le côté vers lequel son souffle fait passer la puissance, flottante entre tant d'ambi- tions. A MA PATRIE. vu Alors le citoyen qui a voulu faire le bien de la patrie autrement qu'il s'est opéré est dénoncé comme ayant conspiré la perte de la patrie; alors son accusation est dans les bouches mêmes qui la veille lui prodi- guaient des encouragements; alors, loin de le protéger, les représentants des peuples, s' empressant de légitimer les fureurs d'un parti, et d'en faire le crime d'une nation, renouvellent les horreurs de ces jours où, dans le temple même de la loi , la parole était un glaive, et la tribune un échafaud. Mais encore , dans ces jours affreux , la proscription n'atteignait pas le proscrit hors de la France. Exilé de son pays par des troubles civils, un refuge lui était assuré chez les nations civilisées, où l'appelait cette compassion mêlée d'estime que les bons cœurs offrent si volontiers à de pareils vm A MA PATRIE. malheurs, et que les hommes justes leur accordent. Les torts d'un semblable fugitif, s'il en a, sont-ils autres, en effet, que les torts des circonstances ? Le crime de ce vaincu , hors du territoire livré par le sort aux vain- queurs, est-il autre chose qu'un malheur qui, suivant les facultés dont on a fait preuve et la nature de la cause embrassée , peut même donner droit , non seulement à l'estime et au respect , mais à l'admiration ? Ne les réclamons plus aujourd'hui , ces droits du malheur : imprescriptibles depuis les premiers jours du monde , ils ont cessé de l'être au vingt-quatre septembre mil huit cent quinze. Ce jour-là une ligue a été signée contre le malheur. Dès lors, plus de pitié; dès lors, avoir été persécuté en France a été A MA PATRIE. ix un motif pour être persécuté partout; dès lors , renonçant à tout discernement , on n'a plus même examiné si la première per- sécution était juste : pour qu'elle ait été continuée , il a suffi qu'elle ait été com- mencée ; et tous les rois se sont fait un de- voir de perpétuer l'effet d'une proscription qui semble voulue par un roi , parcequ'une signature royale a été surprise par un pro- scripteur , depuis proscrit lui-même. Brise-t-on cet instrument du mal, le mal qu'il a fait n'en subsiste pas moins. L'état le déclare-t-il son ennemi, ceux qu'il haïssait n'en sont pas moins tenus pour ennemis de l'état. Le jour de la justice est presque arrivé pour lui , et néanmoins ce jour semble plus que jamais s'éloigner pour *es victimes de ses injustices, dont les effets su vivent à sa puissance. x A MA PATRIE. Telle est l'histoire de ma proscription. Accusé d'avoir trempé dans une conspira- tion qui n'a pas existé , j'ai été menacé d'un jugement tant qu'on m'a cru cou- pable, et frappé d'une condamnation dès que j'ai été reconnu innocent : je suis banni. Un peuple hospitalier , des hommes cou- rageux, des princes généreux, ont voulu me rendre une patrie : leur compassion nous a été imputée à crime; la malignité en a calomnié la source : me prêtant , pour me perdre, une importance que, dans le cas contraire, elle m'aurait refusée, elle a signalé comme uniquement occupé d'intri- gues un homme exclusivement livré à l'é- tude. Ces mensonges, répandus jusqu'aux extrémités de l'Europe , ont rallié toutes les puissances contre un faible individu ; * A MA PATRIE. xi c'est pour le repos de l'Europe que les rois me proscrivent , en se demandant pourquoi j'ai été proscrit. Cependant la rigueur du décret s'accroît par celle de l'exécution : deux fois mon do- micile a été déshonoré par la présence de ces agents qu'on ne peut envoyer auprès d'un honnête homme sans le calomnier ; et deux fois contraint à fuir de la retraite où l'exil m'avait poussé, et d'où m'arrache un exil nouveau, je me vois enfin forcé à chercher ma sûreté au milieu d'un peuple dont j'i- gnore la langue ; et à l'indignation duquel je ne puis pas même dénoncer l'excès du malheur et de l'injustice dont je suis vic- time. Si grands que soient ces malheurs , ils ne sont cependant pas au-dessus de mon cou- rte. Les malheurs honteux sont seuls im- xii A MA PATRIE, possibles à supporter : les miens ne le sont pas ; les miens ne sont pas sans gloire. Peu- vent-ils durer long-temps? Ne doivent -ils pas cesser avec l'erreur qui les cause? et la pudeur , au défaut de la pitié, ne mettra- t-elle pas enfin des bornes à une persécu- tion sans excuse aux yeux de la politique comme aux yeux de la justice, puisqu'elle est sans utilité ? Peut-être sont -ce là des illusions. En fût-il ainsi, le désespoir ne s'emparera ja- mais de mon âme : avec la certitude de mon innocence, n'ai-je pas celle de posséder l'es- time de ma patrie? O France! j'ai été arra- ché de ton sein, mais tu ne m'en as pas re- poussé; tes frontières m'ont été fermées, mais ta bienveillance a voulu me les rouvrir, mais ta voix m'a rappelé. Ah! je sens que cette voix, qui retentira toujours au fo ; " A MA PATRIE. xm de mon cœur , y nourrira jusqu'à mon der- nier soupir une fierté que rien ne peut abattre, comme une force dont rien ne pourra triompher. Il ne m'est plus permis de te servir dans les conseils , dans le sénat , dans les armées : ma vie ne t'en est pas moins consacrée! Je t'offre le produit de mes veilles. Ah! pour- quoi existe-t-il tant de différence entre moi et les grands hommes auxquels j'aurais , plus que jamais, l'ambition de ressembler! Que n'ai- je leur génie! Privé du droit de travailler à ton bonheur, j'aurais du moins la consolation d'avoir travaillé pour ta gloire : mon hommage serait digne du sen- timent qui te l'offre, autant que du peuple auquel il est offert. Comme je me rirais de l'avenir! Que m'importerait un exil qui, dussé-je y mourir, ne- pourrait être éter- xiv A MA PATRIE. nel! La douce certitude de mon rappel charmerait mes derniers moments ; je sau- rais qu'en s' exhalant vers la France, mon âme ne ferait qu'y précéder mes cendres ; et, jouissant par anticipation des honneurs assurés par ta justice à mes nobles enfants, mon cœur trouverait dans cette idée un ample dédommagement du malheur dont tu n'as pu sauver leur père. *yt. ^CA ^/Umaiiâ. Le a 5 août 1817. AVIS. Les ouvrages de M. Arnault sont nom- breux. Cet auteur , qui a débuté en 1791 par la tragédie de Marius à Minturnes , a donné en 1817 celle de Germanicus y mais Lucrèce j Cincinnatus _, Oscar, les Vénitiens, tragédies qu'il a fait représenter dans cet intervalle, ont été accueillis aussi avec fa- veur. M. Arnault a de plus composé d'autres pièces ' qui, pour avoir été traitées avec 1 Le Roi et le Laboureur, et la Rançon de Duguesclin. xvi AVIS, peu d'indulgence 9 ne nous semblent pas indignes d'être offertes au lecteur, et pour- ront piquer sa curiosité par la singularité même qui leur a été funeste. Publiés pendant la révolution , ces ouvra- ges ne sont point révolutionnaires, comme quelques personnes se plaisent à le dire de tous les ouvrages représentés en France pen- dant la trop longue durée de nos dissensions. Conçues sous l'influence de la liberté , ces tragédies sont, à la vérité, moins asser- vies que d'autres aux règles étroites dans lesquelles les poètes français se sont empri- sonnés ; mais les règles éternelles de la rai- son n'y sont jamais violées. Si M. Arnault s'est permis quelquefois de sortir du cercle dans lequel les tragiques tournent depuis Corneille et Racine , cercle que Voltaire avait déjà un peu dépassé, c'est qu'il a cru AVIS. xvn trouver au-delà des beautés échappées à P attention de ces grands hommes. Ducis et Ghénier l'ont cru aussi, et leur espérance n'a pas toujours été trompée. Certains ouvrages de M. Arnault ont été très applaudis et très critiqués : en France l'un ne va guère sans l'autre. Avides de nouveau , les Français semblent ne vouloir que du vieux ; ils demandent qu'on varie leurs plaisirs, sans permettre d'en varier les moyens; constamment en opposition avec leur exigence, même quand elle a été satisfaite, ils reprochent à l'écrivain assez hardi pour s'ouvrir une route nouvelle d'être sorti de la routine, qu'ils reprochent à l'écrivain timide de ne pas pouvoir quit- ter. L'aigreur de ces critiques est ordinaire- ment mesurée sur l'éclat du succès. Mais à xviii AVIS, quel point ne peut-elle pas s'élever quand les passions politiques s'unissent aux préju- gés littéraires? Ce n'est plus de l'aigreur alors, c'est de la fureur. Les excès auxquels la réussite de Germanicus a donné lieu prou- vent jusqu'où peut aller cette fureur, non moins injurieuse pour la grande masse des Français que pour l'auteur. Des hommes qui ont prétendu qu'en 1 791 tout honneur était sorti de France avec eux soutiennent aussi qu'en leur absence la France a été privée de tout génie; en re- poussant les productions les plus applaudies pendant l'émigration , ils ne croient pas moins flétrir les juges que les ouvrages jugés. Nous le répétons : tous les ouvrages nés pendant la révolution ne sont pas nés de la révolution. Il en est même qui, loin d'en AVIS. xix consacrer les écarts et les excès, ont été conçus dans le but de les combattre, et n'en ont que mieux réussi. Ecrits par des amis de l'ordre , ces ouvrages , dans des temps d'anarchie, ont compromis leurs auteurs : mais ils doivent plaire à un peuple libre et tranquille , et ne peuvent être repoussés que par des esprits qui veulent ressusciter l'a- narchie sous une autre forme. Les tragédies de M. Arnault sont de ce genre. L'intérêt politique y est presque tou- jours associé à l'intérêt de passion: moyens certains d'occuper à la fois la tête et le cœur ; moyens dont la réunion donne un caractère particulier aux pièces de cet auteur, qui croit que le double but de la tragédie est de faire penser et pleurer. Toutes ces pièces ont été de nouveau re- vues et corrigées avec un soin particulier. n. xx AVIS. M. Arnault n'a pas seulement écrit pour le théâtre; il s'est exercé aussi dans plu- sieurs autres genres de littérature. A la suite de ses œuvres dramatiques nous publierons ses Fables , dont la collec- tion 9 qui d'abord se composait de quatre livres , est augmentée de quatre livres nou- veaux. Les pièces contenues dans ces der- niers livres sont pour la plupart des pro- duits de l'exiL Les matières des volumes suivants se distribuent ainsi qu'il suit : i° Mélanges académiques, discours pronon- cés en diverses solennités sur des questions d'instruction publique, dissertations et autres fragments relatifs à la littérature , discours , rapports à VInstitut; s° Les trois théâtres, ou Histoire abrégée des théâtres grec, latin et français ; AVIS. xxi 3° Notices sur quelques personnages cé- lèbres ; 4° Mélanges littéraires et philosophiques. L'auteur a réuni sous ce dernier titre, à plusieurs morceaux inédits , un nombre as- sez considérable de morceaux publiés sous l'anonyme dans diverses feuilles, tant en France qu'à l'étranger, et que les compi- lateurs ont souvent reproduits sans indi- quer la source où ils ont puisé. La Notice suivante, rédigée par M. Arnault, contient sur kii-nièrae des renseignements auxquels il a désiré donner toute la publicité possible; c'est dans cette intention qu'il l'avait d'a- bord mise en tête de Germanicus , puis en tête de la première édition de ses OEuvres. Comme cette notice rectifie des erreurs parmi lesquelles se trouvent des calomnies, nous croyons faire une chose aussi agréable aux honnêtes gens qu'utile à M. Arnault en la repro- duisant ici : elle s'arrêtait en 1817, l'auteur a cru devoir y joindre un supplément. AU LECTEUR. Bruxelles, avril 1817. Deux biographies, entre autres, ont donné un précis de ma vie ; toutes deux sont inexac- tes : l'une 9 celle d'Eymery , ne contient que des erreurs sans conséquence , comme sans malveillance; il n'en est pas ainsi de l'autre, celle des frères Michaud , honnêtes gens qui exploitent, de compte à demi , les réputations des vivants et des morts. Le moyen le plus simple de relever toutes ces erreurs , qui peuvent servir de base à l'o- pinion publique, est, je crois, de dire la vé- xxiv AU LECTEUR. rite. La notice suivante sera dictée par elle ; tout honnête homme qui veut me juger en connaissance de cause doit la consulter. Il m'en coûte d'entretenir le public de moi; mais ceux qui, à ce sujet, ont pris l'initia- tive ne m'en font-ils pas une nécessité? Je tiens à l'estime de mes contemporains, à l'estime de la postérité; je tiens à ma répu- tation : je n'ai plus d'autre bien. « Antoine-Vincent Àrnault est né à Paris , en 1 j66. Il a été élevé au collège de Juilly. En 1785, Madame y épouse de Monsieur (Louis XVIII), lui fît délivrer un brevet de secrétaire de son cabinet, titre purement honorifique. En 1789, il acheta de M. Syl- vestre, aujourd'hui membre de l'Institut, une charge dans la maison de Monsieur \, charge alors honorable, charge assez chère, et dont il a perdu la finance. AU LECTEUR. xxv Entraîné, dès l'âge le plus tendre, dans la carrière des lettres, par un penchant ir- résistible, Arnault débuta en 1791? au théâtre français , par la tragédie de Marius à Minturnes , et en 1792 il donna celle de Lucrèce. Au mois de septembre de la même an- née , Arnault , qui n'avait pas embrassé les opinions de la révolution , passa en Angle- terre, et de là à Bruxelles, où il fut accueilli par le prince Auguste d'Aremberg, auquel il avait été recommandé par l'abbé de Mon- tesquiou. En rentrant en France, il fut arrêté à Dunkerque, comme émigré, et ne sortit de prison qu'en vertu d'une décision du comité de salut public , qui , eu égard à la qualité d'homme de lettres, déclara la loi sur l'é- migration non applicable à ce prévenu. xxvi AU LECTEUR. Exclusivement occupé de littérature, et vivant presque toujours à la campagne de- puis son retour en France , Arnault fit suc- cessivement représenter, en 1 794? à l'Opéra, l'acte d' Horatius Codes ; au théâtre de Fa- vart, Phrosine et Mélidore , drame lyrique en trois actes et en vers; au théâtre de la République, Quintius Cincinnatus y tragé- die en trois actes ; et en 1 799 , les Vénitiens, tragédie en cinq actes. Le sujet de cette dernière pièce est tiré d'un recueil intitulé Soirées littéraires , où l'abbé Coupé l'a con- signé, et où il est probable que l'abbé Mat- thieu ou l'abbé Christophe, en faveur du- quel les frères réclament, Ta pu trouver aussi. C'est la tragédie des Vénitiens , et non celle d' Oscar y qui est dédiée au général Bonaparte. Si l'on veut connaître, au juste, \H LECTEUR, xxvii les sentiments de l'auteur pour cet homme au moins extraordinaire, il faut lire l'épître dédicatoire qu'il lui adresse à cette occasion. Arnault avait été accueilli avec distinc- tion , à Milan, par le vainqueur de Lodi, par le pacificateur de Léoben ; chargé par lui d'organiser dans les îles Ioniennes un gouvernement provisoire , cette mission ho- norable lui avait donné les moyens de faire agréablement le voyage d'Italie, voyage pen- dant lequel la tragédie des Vénitiens a été composée. Traité avec distinction , avec af- fection même par l'homme qu'il admirait, il est tout naturel qu'il l'ait aimé. En 1798, Arnault, embarqué avec le gé- néral Bonaparte, non comme officier, mais sans qualité , mais sans fonction , n'est pas allé jusqu'en Egypte. Il fut retenu à Malte par les soins que réclamait de lui la santé xxviii AU LECTEUR, d'un ami en danger. Ce danger passé, il partit pour France sur la Sensible ^ frégate française de trente-six canons, laquelle fut rencontrée et prise à l'abordage par le Sea Horse^ frégate anglaise de cinquante. Le ca- pitaine James Footes , qui commandait ce dernier bâtiment, n'abusa pas de la vic- toire. Brave homme, dans toutes les accep- tions de ce mot, il usa envers ses prison- niers, et particulièrement envers l'auteur de cette notice , qui n'a eu ni d'autre table ni d'autre chambre que celles de ce capi- taine; il usa, dis-je, envers ses prisonniers des procédés les plus généreux. Rendre ce témoignage à la loyauté de cet excellent homme, c'est payer une dette d'honneur. Àrnault n'avait pris aucune part active aux révolutions qui s'étaient succédé en France jusqu'à celle du 18 brumaire. Cela AU LECTEUR. xxix se conçoit. On conçoit aussi qu'il ait figuré 4 dans cette dernière* Nommé en 1800, par le ministre de l'in- térieur, chef de la division d'instruction publique, il a gardé cette place jusqu'à l'é- poque de l'organisation de l'université , où il était à la fois conseiller et secrétaire général. Dans l'intervalle qui s'était écoulé depuis 1800, époque de sa nomination, jusqu'à 181 5, époque de sa suppression, ses occu- pations administratives ne lui firent pas né- gliger les lettres. Il donna au théâtre fran- çais, en 1 8o5, Don Pèdre^ ou le Roi et le La- boureur, tragédie en cinq actes , laquelle fut sifflée , comme le relate véridiquement la biographie des frères. — La Rançon de du Guesclin, ou les Mœurs du quatorzième siè- cle y comédie en trois actes , représentée au . xxx AU LECTEUR. même théâtre, en 1814 ? n'y fut pas plus favorablement accueillie, ainsi que les frères le relatent aussi. Ces pièces sont imprimées dans ce recueil : on peut voir à quel point elles ont mérité leur disgrâce. Scipion con- sul j drame héroïque en un acte, n'a été re- présenté qu'au prytanée de Saint-Cyr, par les élèves de cet établissement, auxquels Arnault le confia, d'après les désirs du mi- nistre de l'intérieur alors régnant. Gomme chef de l'instruction publique, Arnault composa les ouvrages suivants : i°, 180 4 j> De V administration des établisse- ments d 'instruction publique et de la réor- ganisation de V enseignement ^ 2 , en i8o5, 1806, 1807 et 1809, quatre discours où le système d'enseignement adopté alors est développé. Nommé membre de l'Institut, dès 1799, AU LECTEUR. xxxi il a lu , dans les séances publiques de la classe à laquelle il appartenait, des frag- ments de Zénobie , et un acte des Guelfes et Gibelins y tragédies inédites. 11 y a lu aussi plusieurs fois des fables, réunies depuis dans un volume publié à Paris en 1812. Dégagé de toute obligation par l'abdica- tion faite à Fontainebleau en 181 4? Arnault alla jusqu'à Compiègne, au-devant du roi, qui le traita avec bienveillance. Il ne ré- clama rien de ce que le départ des princes lui avait fait perdre; il n'en fut pas moins compris, au mois de février 181 5, dans les nombreuses suppressions que l'abbé de Montesquiou lit subir à l'université. Par cette suppression, que sa conduite ne motivait sous aucun rapport , d'un trait de plume on dépouilla un père de famille des restes d'une fortune que des titres lit- xxxn AU LECTEUR. téraires lui avaient acquise, et que quinze ans de travaux administratifs semblaient lui donner droit de conserver. M. l'abbé F aurait-il trouvé trop philoso- phe pour discuter des règlements et contre- signer des procès-verbaux? Arriva le 20 mars. Pendant l'intervalle qui s'écoula depuis ce jour jusqu'à celui du retour du roi, chargé provisoirement de l'administration générale de l'univer- sité , Arnault a été nommé de plus mem- bre du conseil - général du département de la Seine , et député du même départe- ment à la chambre de cette époque. C'est la seule législature dont il ait jamais fait partie. Les détails donnés par les frères sur sa conduite et ses opinions dans cette cham- bre sont généralement vrais, à cela près AU LECTEUR. xxxm qu'il n'a jamais travaillé au journal intitulé V Indépendant. Arnault est du nombre des trente-huit personnes exilées d'abord de Paris, puis du royaume , par les ordonnances royales. Depuis son exil, cherchant des consola- tions dans les lettres , auxquelles il avait dû ses plaisirs , il a publié , à Bruxelles , une seconde édition de ses Fables , édition aug- mentée d'un tiers , et il vient de donner aux Français la tragédie de Germanicus. 11 a en portefeuille plusieurs ouvrages terminés , au nombre desquels est une tra- gédie de Lycurgue. 11 travaille à une tragé- die intitulée les Prétoriens; et, de concert avec un libraire de Hollande, il prépare des éditions de divers livres classiques français. Arnault n'a pas été compris dans la nou- i . xxxiv AU LECTEUR. velle organisation de l'Institut. Pendant les dix-sept ans qu'il en a fait partie , ce corps l'a nommé deux fois son président : il était , dès l'origine, membre de la commission du dictionnaire. Arnault était aussi associé de plusieurs académies, soit françaises, soit étrangères, et notamment de l'institut de Naples, et de l'académie de la langue espagnole, à Madrid, où il avait été emmené par l'ambassadeur Lucien Bonaparte. C'est au sujet de son ad- mission dans cette dernière société qu'il prononça, sur les rapports qui devaient exister entre les savants de la France et de l'Espagne, un discours que les journaux du temps ont recueilli. » Telle est la vérité : je l'ai dite ici dans toute la sincérité de mon cœur. Si, d'après cet exposé , on trouve mérités les malheurs AU LECTEUR. xxxv dont je suis assailli, du moins est-il faux qu'ils aient été mérités par d'autres causes. Surpris très jeune par la révolution , et plutôt dominé par des affections que par des opinions, je suis constamment resté étranger aux factions qui l'ont déshonorée. Je n'ai fait, quoi qu'en disent les frères , aucun ouvrage pour les fêtes données par les gouvernements révolutionnaires. Si on m'y eût contraint, peut-être aurais-je cédé, comme tant d'autres, à qui il serait lâche de faire un crime d'avoir chanté, ou plutôt crié , sous le couteau ; mais je n'ai pas été dans cette triste nécessité. Les seuls ouvrages que j'aie composés pour des fêtes publiques sont : un chant lyrique pour V inauguration de la statue votée à V empereur par l'Institut, et plusieurs cail- lâtes pour le mariage de Napoléon , ou pour xxxvi AU LECTEUR. la naissance de son fils. Ces pièces, exécu- tées soit à la cour, soit à la ville, m'avaient été demandées par les autorités; elles ne célébraient pas le malheur du monde, mais des événements qui semblaient en garantir la tranquillité : un bon citoyen peut les avouer. Si les frères prétendent m'en faire un reproche, je les invite à se rappeler qu'ils ont été mes émules en toutes ces cir- constances , avec cette différence , qu'ils ne travaillaient pas seulement pour l'honneur. On me représente tantôt comme censeur , tantôt comme flatteur de Napoléon ; je n'ai été ni l'un ni l'autre. Eloigné de lui depuis son élévation à l'empire, à compter de cette époque je ne l'ai guère vu qu'en audience publique. Là, comme autrefois en particulier, quand il me faisait l'honneur de m' adresser la parole, AU LECTEUR. xxxvn je lui répondais avec une liberté justifiée par nos anciennes relations; mais cette li- berté n'a jamais passé les bornes de la con- venance : ce n'est pas à lui, mais au géné- ral Leclerc, son beau-frère, avec qui j'avais été lié, que j'ai fait la réponse inexacte- ment rapportée dans la biographie désire- ras. Cet officier, qui peut-être n'avait pas dans son art un mérite supérieur à celui que je puis avoir dans le mien, m' ayant dit un jour assez désobligeamment , en compagnie nombreuse, Te voilà donc, toi qui te crois un poète , après Racine et Cor- neille? — Te voilà donc, lui répliquai-je, toi qui te crois un général, après Turenne et CondéP Faite à Leclerc , cette réponse était aussi juste que méritée : Leclerc n'a- vait vaincu ni à Rivoli, ni à Marengo. Admirateur des hautes qualités de Napo- xxxviii AU LECTEUR. léon, reconnaissant de ses bienfaits, j'en ai dit ce que j'en pensais , ce que j'en pense. Je l'ai aimé dans sa prospérité , je l'aime encore dans ses revers , et lui souhaite tout le bonheur qui ne sera pas un malheur pour la France. Qu'on me pardonne ce vœu : je le formais pour les Bourbons, sous l'empire de Napo- léon, qui n'y voyait que le sentiment d'un honnête homme. Ce vœu, je l'ai exprimé pour les Bourbons , à l'Institut , en présence d'une commission de dix de ses membres, et notamment de MM. de Fontanes , Suard et Chateaubriand : j'en atteste la loyauté du premier. Je n'ai pas trahi Napoléon pour le roi. Quand je suis allé à Compiègne au-devant du roi, l'abdication de l'empereur m'avait dégagé, et j'obéissais à de vieilles affections , AU LECTEUR. xxxix sans blesser celles qui ne m'ont pas quitté. Je n'ai pas trahi le roi pour Napoléon. Je n'ai eu aucun rapport avec ce grand homme tant qu'il a été à l'île d'Elbe; je le jure sur mon honneur, et j'ai le droit d'être cru. Pour me peindre ingrat, on a imprimé que j'avais une pension du roi : je n'ai reçu de ma vie ni pension ni faveur du roi. Je tenais de la bienfaisance de l'empe- reur, indépendamment de la place qui fai- sait la base de ma fortune, une dotation, une action dans les bénéfices des journaux ( faveur dont les frères jouissaient aussi ), et la décoration de la Légion-d'honneur , qu'a- lors les frères n'avaient pas. Ai-je été ingrat? Mon malheur répond pour moi. Et quelle est l'étendue de ce malheur ? xl AU LECTEUR. Ruiné par un ordre de choses qui m'a enlevé tout ce que j'avais acquis depuis la révolution 9 et ne m'a pas rendu ce que la révolution m'avait fait perdre; sans asile, sans autres ressources que mon talent, l'u- sage m'en est interdit. En proscrivant mes ouvrages , une faction sans pudeur comme sans pitié fait revivre pour moi seul les lois destructives de la propriété ; car une indus- trie quelconque n'est-elle pas une propriété , et n'est-ce pas annihiler en moi ma pro- priété que de s'opposer à ce que j'en fasse valoir les produits? Ces principes ne sont pas ceux du gou- vernement. La conduite qu'il a tenue à l'oc- casion de Germanicus ne permet pas d'en douter. Tant que l'intérêt particulier n'a pas compromis l'intérêt public, le gouver- nement a respecté les droits d'un citoyen AU LECTEUR. xli dans un proscrit, et s'est doublement ho- noré en cette circonstance. Je le remercie autant d'avoir interdit la représentation de mon ouvrage que de l'a- voir autorisée : la première mesure était un acte de justice, la seconde est un acte de prudence ; quelque dommage qu'elle me porte, je suis assez bon Français pour ap- plaudir à toutes deux. Les privations, les besoins , le dénuement , et tous les maux at- tachés à la vie errante à laquelle je suis condamné , je Scris supporter tout cela ; mais ce déchaînement de calomnie qui a redou- blé au moment où la fortune semblait jeter sur moi un regard de compassion , mais ces cris de fureur qui reprochent au gouverne- ment de m' avoir permis de m' exposer à un succès dont j'ai besoin d'être consolé, voilà ce que j'ai peine à supporter, voilà ce qui xlii AU LECTEUR, m'afflige; moins parcequ'il m'est pénible d'être en butte à tant d'injustices après deux ans de malheurs, que parceque je suis honteux de voir des Français se diffamer aux yeux de l'Europe par un tel défaut de toute générosité. J'ai explique ma vie, sans prétendre la justifier. Je n'ai plus rien à dire sur mon compte. Quelque opinion que l'on prenne de moi sur ces faits, conforme au caractère et aux passions du lecteur, cette opinion sera du moins la conséquence *de la vérité; il peut, d'après cette notice, dire de moi, en sûreté de conscience, ce qu'elle lui en fera penser. 099909d®9 POST-SCRIPT. Paris, avril 1824. J'ai peu de choses à ajouter à ce qu'on vient de lire. Les faits antérieurs à mon exil sont les seuls qu'il m'importait d'éclaircir. Cet exil a duré plus de quatre ans. Ce n'est que le 18 novembre 1819 qu'a été rendue l'ordonnance royale qui mettait, pour les trente-huit , un terme aux effets de l'ordonnance royale du ^4 juillet 181 5. La mesure de rigueur avait reçu son exé- cution au bout de trois jours; la mesure de consolation ne fut exécutée qu'au bout xliv POST-SCRIPT. d'un mois. M. Pasquier, alors ministre des relations extérieures , ne songea à nous envoyer nos passe-ports qu'à la fin de dé- cembre. Le ministre Fouché lui-même , en pareille circonstance , eût été plus em- pressé. Depuis mon rappel en France, n'ayant point eu de part aux affaires publiques , qu'ai-je à dire de moi qui puisse intéresser le public ? L'histoire d'un particulier n'a d'importance, au temps où nous sommes, qu'autant qu'elle se lie aux grands intérêts de la société. Par spéculation comme par goût, j'a- chève ma vie dans le sein de ma famille , au milieu de mes livres , ne m'occupant guère plus des gens en place , dans le ca- binet où je suis enfermé, que les bonnes gens qui voyagent dans la diligence ne POSÏ-SGR[PT. xlv s'occupent de ceux qui les mènent , quoi- qu'ils soient exposés à être versés par la gaucherie ou l'imprudence des postillons : je m'occupe encore moins des chiens qui aboient sur la route. Ma tranquillité a été troublée plusieurs fois depuis mon retour. Je me suis vu im- pliqué dans plusieurs procès, dont aucun, à la vérité, n'a eu le résultat qu'en espé- raient mes accusateurs. Mais à quoi bon rappeler ces tracasseries 9 qui n'ont plus môme aujourd'hui d'intérêt pour moi? Au fait, la malveillance dont j'ai été, dont je suis peut-être encore l'objet , a plu- tôt changé ma position qu'elle ne l'a gâtée. Comme le malade qui s'est retourné dans son lit, après quelques souffrances, j'ai retrouvé le repos dans une autre atti- tude. xlvi POST-SCRIPT. 11 y a des compensations à tout, a dit l'optimiste de l'époque. Je suis de son avis. Si , parmi des hommes qui ne me connais- sent pas , j'ai trouvé des ennemis acharnés , n'ai-je pas trouvé des amis ardents, infati- gables, parmi les hommes que je ne con- naissais pas ? Les amis que mon malheur m'a ôtés valent-ils ceux qu'il m'a donnés? Perdre ainsi, n'est-ce pas gagner? Dans le plus fort de ma détresse, la con- solation m'est souvent venue du lieu d'où je l'attendais le moins. L'estime que m'ont témoignée quelques âmes vraiment nobles ne me permet guère de me montrer sensi- ble aux diffamations par lesquelles on s'est efforcé de justifier le mal qu'on m'a fait. Quand il a été question de réparer ce mal, des ministres m'ont été défavorables parceque je n'ai pas cru devoir réclamer POST- SCRIPT. xlvii de leur exeellence la justice du ton dont on demande une grâce : mais d'autres minis- tres m'ont servi sans que je les sollicitasse. M. Siméon , de son propre mouvement , a présenté à la sanction royale l'ordonnance qui me réintégrait dans des droits acquis par mes longs services; et au refus de M .Roi , lequel , avant d'être ministre de sa majesté, avait été mon collègue à la chambre des cent jours, le grand-maître de l'université , qui ne croit pas l'obéissance au roi incom- patible avec le royalisme, a fait exécuter cette ordonnance , également conforme aux lois de l'état et aux lois de l'humanité. Depuis ce moment j'aurais tort de me plaindre de mon sort: j'y trouve l'honneur et l'indépendance. Si cher que m'aient coûté ces biens, je ne les ai pas trop payés. J'ai été quelque peu contrarié dans mes xlviii POST-SCRIPT. goûts. On semble avoir résolu de me fer- mer l'accès du théâtre. L'autorité n'a pas même cru devoir permettre la représenta- tion d'une de mes nouvelles tragédies [les Guelfes et les Gibelins), quoique l'opinion de la censure ait été que la représentation de cette pièce, dont le but est d'inspirer l'horreur des discordes civiles, serait de l'effet le plus* utile sur l'esprit public , même dans le temps présent. J'ai encore pris mon parti sur cette contrariété. En attendant que, honteux d'une prohibition si absurde , on me rouvre la carrière où m'appellent mes habitudes , et peut-être quelque apti- tude aussi, je m'en suis frayé une nouvelle; soumis à la seule censure de ma conscience et de ma raison, je la parcours avec la sé- curité de l'honnête homme. Associé à trois écrivains aussi courageux que spirituels, je POST- SCRIPT, xlix coopère à la rédaction de la Biographie des contemporains, ouvrage que la publica- tion des biographies antérieures a rendu nécessaire , ouvrage qui, s'il n'est pas exempt d'erreur, est au moins exempt de mensonges. De plus, j'écris l'histoire des vingt premières années de ce siècle , si fécond en grands événements , en traits héroïques, en terribles catastrophes. C'est encore écrire la tragédie. Mon nom d'ailleurs n'est pas encore étranger au. théâtre. Il y a été plus d'une fois proclamé honorablement depuis Ger- manicus, ce nom, qui est aussi celui de l'auteur de Régulus et de Pierre de Por- tugal. Les succès de mon fils m'ont fait oublier qu'il ne m'était plus permis de m' exposer même à une chute. Quand on lèvera l'interdiction dont je i. a Xj POST-SCRIPT. suis frappé, peut-être mes forces m'auront- elles abandonné , peut-être ne rendra-t-on la permission de marcher qu'à un homme qui en aura perdu la faculté. Je pourrai néanmoins offrir alors au public plus d'un ouvrage que j'aurai terminé avant d'entrer dans la vieillesse. Cinq tragédies, depuis long-temps , attendent dans mon porte- feuille le jour de la représentation. Une d'elles seulement sera publiée dans cette édition; c'est Guillaume de Nassau, tragédie conçue et exécutée depuis mon re- tour en France, et dont je fais hommage à l'un des descendants de ce grand homme. Ma situation présente me donne lieu de croire que l'on n'attribuera pas à la flatte- rie cet acte qui m'est inspiré par la recon- naissance. J'ai été persécuté très vivement , à plusieurs reprises, dans le royaume des POST-SCRIPT. li Pays-Bas, c'est la vérité; mais c'est aussi la vérité que les Nassau m'ont protégé , autant qu'il le leur a été possible, contre les exigences du comité européen , dont le généralissime de la sainte alliance n'a pas dédaigné de se rendre l'organe; mais c'est aussi la vérité que, forcés de souffrir que la persécution m'atteignît chez eux , ces princes ont fait tout ce qui dépendait d'eux pour l'adoucir; ajoutons, pour leur honneur et pour le mien, que cette bienveillance n'a été ni provoquée ni reconnue par des complaisances indignes d'eux et de moi. t^yh. CA ^yhrr/yaalL MARIUS A MINTURNES, TRAGEDIE EN TROIS ACTES, ItE l'ItKSEXTKfi POUR LA PREMIERE FOIS A PARIS, SUR I.E Tl!l':ATRi: FRANÇAIS, LK Jg MAI 1 79 I . 1. Ille fuit vitae Mario modus, oinnia passo Quyc pejor Forluua potest , atque omnil)Us uso Ouse melior, mensoque hoiaini quid fata paraient. Lucanus, Phnrsal. , II. AVERTISSEMENT. La tragédie de Marius a Minturnes, représentée au Théâtre Fiançais en 1791, était faite depuis plusieurs années. M. Ar- nault, qui n'habitait pas alors Paris, ne songeait à rien moins qu'à donner au théâtre cette étude composée dans ses loisirs , qu'il partageait entre la lecture de Plutarque et le plaisir de faire des vers. Des gens de lettres, auxquels il communiqua ses essais, furent frappés de l'énergie qui caractérise celui-ci. Ils pres- sèrent le jeune auteur de le tirer de son portefeuille et de le lire aux comédiens. L'opinion favorable que ce conseil lui donna de cet ou- vrage l'engagea à y attacher plus d'importance, et à l'exa- miner avec attention. Marius était en cinq actes. Une intrigue amoureuse, imaginée pour fortifier l'action, ne servait qu'à l'affaiblir : l'auteur n'avait pas osé être simple ; il avait cru l'amour indispensable dans un sujet qui le repoussait; il avait fait , de son propre mouvement , la même faute que le jeune Voltaire a faite dans son Œdipe, contre sa propre volonté. Plus heureux que Voltaire sous ce rapport, il répara le mal avant la représentation. Les conseils d'autrui lui avaient in- diqué le vice de sa composition; il trouva en lui les moyens de le faire disparaître. L'action de Marius fut resserrée en trois actes. Débarrassée d'un épisode qui en ralentissait la marche et divisait l'intérêt , cette tragédie est si bien réduite à ses véritables proportions, que Fauteur ne conçoit pas com- ment il avait pu lui en donner d'autres. 4 AVERTISSEMENT. C'est dans cette forme que l'ouvrage fut présenté aux co- médiens français, qui le reçurent avec enthousiasme. Le pu- blic a confirmé leur jugement. Après la représentation, l'auteur de Marius fut demandé à grands cris par le parterre. Les journaux du temps remar- quèrent que ce n'est pas sur le théâtre que M. Arnault se montra , mais dans la loge de sa mère , au milieu de sa fa- mille. Cette innovation, qui accordait ce qu'un homme de lettres doit au public avec ce qu'il se doit à lui-même, fut uni- versellement approuvée ; elle n'a pourtant été imitée que trente ans après, par M. Arnault fils, auteur de Régulus : espérons, pour l'honneur des lettres, qu'elle passera en usage. Marius fut représenté le 19 mai 1791. L'austère simplicité du sujet, l'intérêt des situations, l'énergique âpreté du héros, frappèrent les spectateurs, et parurent des beautés aux yeux des Français. Trois ans auparavant, ils n'y auraient peut-être vu que des défauts. Mais les esprits avaient été retrempés dans cet intervalle par la révolution; et le goût des fadeurs, qui , depuis un siècle, s'était emparé même de la scène tragique , cédait enfin l'empire à un goût plus sévère. D'ailleurs , l'ex- trême jeunesse de l'auteur ajoutait encore à l'intérêt que pouvait exciter son ouvrage. Cet ouvrage fut l'objet de plus d'une critique. Toutes ces critiques n'étaient pas également justes. On a reproché à l'auteur d'être aussi souvent épique que tragique dans Marius. Ce défaut, si c'en est un ici , n'est-il pas inhérent à la nature même du sujet ? Était-il possible de traiter ce sujet, qui appartient essentiellement au genre ad- miratif, sans prendre le ton le plus élevé? Dans l'impossibi- lité d'émouvoir la sensibilité, ne fallait-il pas chercher tous AVERTISSEMENT. 5 les moyens de frapper l'imagination et d'étonner des specta- teurs qu'on désespérait d'attendrir? On a reproché de plus à l'auteur d'avoir choisi pour son héros un homme féroce , un homme non moins célèbre par les proscriptions qu'il ordonna que par celle dont il fut l'ob- jet , et indigne, sous ce rapport, de l'intérêt qu'on appelle sur lui. Cette critique n'est que spécieuse. Ce n'est pas sur Marius proscripteur, mais sur Marius proscrit, que cet intérêt est ap- pelé. Ce ne sont pas les crimes de Marius, mais ses malheurs, que l'auteur présente à l'admiration, mais l'excès du courage avec lequel il supporta l'excès de l'infortune, mais le spectacle d'un grand homme défendu par sa gloire contre les fureurs de la haine, et désarmant la vengeance d'un barbare par le souvenir même des victoires qui l'ont provoquée. C'est à ces sentiments, sans doute, qu'il faut attribuer le grand effet de toutes les scènes où Marius figure, et notam- ment de celles du vétéran dans le second acte, et du Cimbre dans le troisième. Il y a plus d'une manière d'intéresser au théâtre. La moins sûre n'est pas de mettre une grande âme aux prises avec un grand danger, et de la montrer supérieure au sort. Marius a été joué fréquemment, et a toujours obtenu le même succès. La dernière reprise de cette tragédie eut lieu au mois d'avril i8i5. Les circonstances avec lesquelles elle coïncida lui ayant donné un éclat extraordinaire, on en a conclu qu'elle avait été calculée de manière à coïncider avec ces circonstances : c'est une erreur. Le fait appartient à une cause tout-à-fait étrangère à des considérations politiques. Les comédiens français, lorsqu'ils sont au moment de don- G AVERTISSEMENT. ner un nouvel ouvrage d'un auteur qui a déjà des pièces à leur répertoire, ont l'habitude d'en faire précéder la repré- sentation par la reprise d'une de ces anciennes pièces. C'est en conséquence de cet usage qu'ils remirent le Marlus de M. Ar- nault , dont ils étudiaient dès lors le Germanicus. Le hasard a fait le reste. Quand on réfléchit, cependant, aux rapports qui existaient entre le proscrit de Minturnes et celui de l'île d'Elbe, on est peu surpris des nombreuses applications que le public fit du passé au présent. Mais que ces applications aient été imputées à crime à l'auteur, mais que l'effet de Marius ait été mis au rang des attentats pour lesquels , privé de sa fortune et de sa patrie , il s'est vu dénoncé à l'Europe entière comme un des plus dan- gereux ennemis de son repos , voilà ce qu'on aura peine à concevoir. Monsieur, aujourd'hui Louis xviii, dans la maison duquel M. Arnault avait acheté un office, eut la bonté de consentir à ce que Marius à Minturnes lui fût dédié. La marche des événe- ments n'ayant pas permis à l'auteur d'user de cette faveur, il offrit à une femme également belle et spirituelle un hommage que les tyrans du jour lui défendaient d'adresser, même indi- rectement, au malheur. <» ■- O ■ -*" J «5* - «r ■ •* I^pifrc bce. ^ZtteCùe mie dacâ £ated/e9 € zfe ae mon/ c/lCtttuu'o ; i-e ne croù?îà AutJ a elre accccJe c/e 11 avoir Aoin/ JacriAe auœ Lf? LUCRÈCE. Jamais en sa faveur n'ont pu fléchir mon père : Et lui-même bientôt, docile à son devoir, Fut au sein des combats porter son désespoir. SPURIUS. Tandis que des Tarquins il suivait les maximes, Que ses premiers exploits étaient de premiers crimes, Et que des Gabiens trahissant l'amitié 4 9 D'un indigne esclavage il payait leur pitié , Mon choix vous préférait au fils du roi de Rome. Ce n'était qu'un monarque, et je voulais un homme. Le sort de mes vieux ans aurait été trop doux , Si , non moins bon Romain que généreux époux , Dans tous les citoyens chérissant ma famille , Vous aimiez Rome autant que vous aimez ma lille. COLLATIN. Mon cœur également toutes deux les chérit... ( A Lucrèce.) Mais calmez la terreur qui trouble votre esprit , Lucrèce; quel est donc ce grand sujet de crainte? LUCRE CE. La flamme de Sextus n'est pas encore éteinte : Si j'en crois ses regards , où j'ai vu tout son cœur, Il ne m'aima jamais avec plus de fureur. Tandis qu'en sa présence , à mes transports en proie , Sur votre heureux retour je témoignais ma joie , Àvez-vous observé quel sombre abattement Succéda tout-à-coup à son étonnement ? Tout entier abîmé dans sa douleur farouche , ACTE II, SCENE II. 07 Ses soupirs mal formés expiraient sur sa bouche : Et ses yeux égarés , exprimant tour à tour Le dépit, la douleur, la surprise et l'amour, En signes trop certains , m'offraient sur son visage Du plus affreux malheur le plus affreux présage. J'en ai frémi long-temps, et même entre vos bras L'effroi qui me poursuit ne se dissipe pas. Ah ! de votre bonheur si votre âme est jalouse , Et si vous chérissez celui de votre épouse , Au nom de notre amour, promettez que Sextus Dans ces lieux, cher époux , ne reparaîtra plus. Le noir pressentiment dont mon cœur n'est pas maître De la bonté du ciel est un bienfait peut-être. A ce jour qui nous luit ne fermons pas les yeux : La terreur quelquefois est un avis des dieux. COLLATIN. Est-ce un avis des dieux que cette crainte vaine, Qu'un instant et qu'un mot vont dissiper sans peine ? Du secret de Sextus par lui-même informé , Je sais qu'ailleurs il aime autant qu'il est aimé. LUC RÈCE. Il se pourrait ! COLLATIN. Sans doute il a trop fait paraître Un dépit qu'il devait dissimuler peut-être ; Mais il faut pardonner à l'amant irrité De l'aveu qu'à son cœur coûtait votre beauté , Et qui n'a pu vous voir occuper, sans tristesse, (J 8 LUCRÈCE. Le rang où son amour élevait sa maîtresse. SCÈNE III. LES MEMES, ARONS. ARONS. Le Rutule vaincu, pressé de toutes parts, Réduit au seul abri de ses faibles remparts, A vu nos fiers Romains, appelant les batailles, D'un cercle plus étroit enceindre ses murailles. L'assaut va se donner : pour diriger les coups , Et l'armée et le roi n'attendent plus que vous. Venez, guidez nos pas: par votre diligence, Justifiez , seigneur , la publique espérance ; Justifiez Sextus , qui vous cède aujourd'hui Un honneur qui devait n'appartenir qu'à lui: Oui, c'est son amitié, c'est son généreux zèle, Qui vous ont obtenu cette gloire immortelle. Venez : qu'on reconnaisse à vos heureux exploits Le digne enfant de Rome et le pur sang des rois : C'est l'ordre de Tarquin. COLLATIN. Je lui serai fidèle : A de pareilles lois est-on jamais rebelle? Et quel que fût le bras que Tarquin eût choisi , Sans doute il n'eût pas craint d'être désobéi. Sextus ne sera point trompé dans son attente ; ACTE II, SCÈNE 111. 99 Au milieu des combats, sou amitié contente Me verra soutenir, Arons, dès aujourd'hui L'honneur du sang royal dont je sors comme lui. Je marche sur vos pas. Allez. ( Arons sort. ) SCÈNE IV. SPURIUS, LUCRÈCE, COLLATIN. COLLA TIN. Eh bien, mon père, L'amitié de Sextus peut-elle être sincère; Et de pareils bienfaits , de la part d'un ami , Témoignent-ils qu'il aime et qu'il serve à demi ? SPURIUS. Sans m'avoir convaincu ce procédé m'étonne : Plus il egt généreux , et plus je le soupçonne. Le bien même est suspect quand il vient des tyrans, Et je crains les Tarquins jusque dans leurs présents 4. COLLATIN. C'est aussi se livrer à trop d'inquiétude ; Et ce soupçon , chez moi , serait ingratitude. Mon cœur reconnaissant dédaigne de chercher Quel piège dangereux tant d'honneur peut cacher. Je n'y vois qu'un bienfait, et je me plais à croire Que le sang des Tarquins a des droits à leur gloire. Je pense, en l'acceptant , n'avoir rien hasardé; "• 1G0 LUCRECE. Et si j'ai des regrets, c'est d'avoir trop tardé. Rejoindrez-vous le camp ? s PU r ius. Oui. Je vous y veux suivre : Je ne partage pas l'erreur qui vous enivre; Tant que vous dormirez , je veillerai pour vous. LUCRÈCE. Vous partez! COLLATIN. Le devoir l'ordonne à votre époux. LUCB ÈCE. Hélas ! COLLATIN. Séchez vos pleurs , rassurez-vous, Lucrèce; Sa voix n'est pas toujours contraire à la tendresse : Bientôt, me rappelant au séjour du bonheur , Il fera pour l'amour ce qu'il fait pour l'honneur. ( LucAce sort. ) SCÈNE V. SPURIUS, COLLATIN; BRUTUS, d'abord.™ fond de la scène. S PU RI US. Ainsi...! COLL ATI N. Justifions la faveur qui me nomme. ACTE II, SCÈNE V. 101 spurius. Quel espoir m'abusait! malheureuse Rome, D'enfants dégénérés , hélas , qu'attendrais-tu ! La vertu de l'esclave est leur seule vertu. Oui , le tyran mettrait un terme à sa puissance Avant qu'il en trouvât à leur obéissance. Romains , c'est donc en vain que de la liberté Vos yeux ont un moment entrevu la clarté ! Servius est tombé , Tarquin règne ; et le Tibre , Qui s'enorgueillissait de voir un peuple libre, En vain le redemande à ce peuple énervé, Indigne d'un bonheur qu'il n'a pas conservé. COLLATIN. C'est ainsi que votre âme, indépendante, austère, Nourrit ses noirs chagrins de maux qu'elle exagère. Ce roi que vous pleurez, ce Servius enfin, Vous le regrettiez moins , haïssant moins Tarquin. Quels que soient les bienfaits que son règne rassemble , N'est-on grand, en effet, qu'autant qu'on lui ressemble? J'avoûrai que Tarquin , s'égarant quelquefois , De son sceptre aux Romains fit trop sentir le poids ; J'avoûrai qu'abusé par sa fausse prudence, Trop souvent la terreur signala sa puissance : Mais, tout en le blâmant, j'admire quel éclat Son règne glorieux répand sur cet état. Invincible en ses camps, en ses murs embellie, Je vois Rome annoncer des fers à l'Italie. Gabie est sous nos lois ; entre nos ennemis io2 LUCRÈCE. En connaissez-vous un qui n'ait été soumis ? Qui nous bravait jadis aujourd'hui nous révère. La paix succède-t-elle un moment à la guerre, Aussitôt l'industrie occupe tous ces bras Qui servaient la patrie au milieu des combats ; Et c'est pour notre gloire encore qu'ils agissent. Du Tibre emprisonné les flots domptés mugissent ; Des canaux sont creusés , des ponts sont suspendus ; Rome voit s'élever des murs plus étendus , Et , des vains monuments dédaignant l'art frivole , Sur sa roche imprenable asseoit le Capitole : Cet édifice auguste et terrible à la fois , Ce temple de nos dieux , ce palais de nos rois , Où Jupiter reçoit les dépouilles opimes , De Tarquin, qui l'élève , atteste assez... s pu riu s. Les crimes. Quand il fonda ces murs , ces murs rendus garants De l'immortalité qui poursuit les tyrans, Rome , il t'enrichissait de ta propre dépouille ; Le plus pur de ton sang les cimente et les souille , Et de son propre toit , dans ces pompeux lambris , L'indigent a souvent reconnu les débris. Enfin , lorsque épuisée à force d'injustice , Tu n'eus plus rien qui pût tenter son avarice , Tarquin, pour satisfaire à ses goûts inhumains, Du fléau de la paix délivra les Romains ; Et , portant au Rutule , en lui portant la guerre , ACTE II, SCÈNE V. io3 Tous les maux qu'à son peuple il ne pouvait plus faire , Il chercha dans leurs murs les biens dont ses forfaits Avaient depuis long-temps épuisé ses sujets. Eh! quels autres bienfaits avions-nous lieu d'attendre Du meurtrier d'un roi dont il était le gendre ? Le seul crime, en effet, a pu le maintenir Au trône où par le crime il a pu parvenir. Que d'horreurs ! Voyez- vous, dans son sang qui le baigne, Servius expier le bonheur de son règne , Et marquer de sa mort le jour tant souhaité, Qu'il devait signaler par notre liberté? Voyez-vous sur son corps , privé de sépulture , L'épouse de Tarquin , effroi de la nature , Exciter ses coursiers, qui, trompant sa fureur, Et moins féroces qu'elle, ont reculé d'horreur? C'est sa fille!... et songez que, digne de Tullie, Tarquin , tout aussi loin portant la barbarie , N'a pas même à son sang pardonné des vertus ; Songez qu'il eut un frère... et contemplez Brutus 5 , ( Brutus , plongé dans une rêverie profonde, est entré pendant le récit de Spurius , qui continue. ) Brutus , dont le délire , auquel il doit la vie , Dépose à chaque instant contre la tyrannie. BRUTUS. Qu'as-tu dit, Spurius? Les mânes des proscrits, De leurs tombeaux ouverts soulevant les débris , Les mânes des Romains en ces lieux apparaissent : En foule autour de nous les vois-tu qui se pressent ? io4 LUCRÈCE. Jusqu'au fond des enfers, consolés par ta voix, Le cri de la vengeance a retenti trois fois. Vois Servius... approche; et dans sa main sanglante Viens , ami , viens saisir le fer qu'il te présente. Grand roi, s'il doit frapper ton perfide assassin, Fais-le connaître, nomme!... Il a nommé Tarquin. Deux spectres , que des nœuds ensanglantés unissent , Sur les pas de ce roi se traînent et gémissent : Dans leurs mains, qui du ciel implorent le secours, Est encor le poison qui termina leurs jours. Vengez , a dit l'un d'eux , l'assassinat qui lie L'épouse de Tarquin à l'époux de Tullie !... Sur qui faut-il venger un si cruel destin ? Qui faut-il punir? nomme !... Il a nommé Tarquin. Mais que veulent de moi ces ombres qui s'embrassent , Et de leurs bras sanglants toutes deux m'entrelacent ? Dans mon sein tout-à-coup mon sang s'est arrêté, Et de joie et d'horreur mon cœur a palpité. Ah! je vous reconnais, ombre auguste , ombre chère! O mon père , est-ce vous ? est-ce vous , ô mon frère ? A l'amour de Brutus si promptement ravis , Vous que s'il eût vengés il eût déjà suivis ! Tous deux chérissant Rome , et tous deux aimés d'elle , L'un en était l'espoir et l'autre le modèle. Quelle main de vos jours précipita la fin? Qui vous dois-je immoler?... Ils ont nommé Tarquin! spur ITJS. Ces forfaits sont les siens. Un tigre , une furie , ACTE II, SCÈNE V. io5 Cinq lustres ont en paix dévoré la patrie. Enrichi de ses biens, de son sang enivré, Aux fureurs de Tarquin fut-il rien de sacré ? Il vit pourtant, il règne; et Rome, qu'il opprime, Semble , pour le punir , attendre encore un crime. Loin de l'attendre , osons venger et prévenir Et nos malheurs passés et nos maux à venir. L'enfer nous le commande , et le ciel nous seconde. La cause des Romains est la cause du monde. Osons déterminer tous ces esprits flottants : Donnons l'exemple à Rome. BRUTUS, après avoir observé Collatin. Il n'est pas encor temps. FIN DU DEUXIEME ACTE. , */%•% -*/-V% ■%/*-•% ».'%/% "WXi ACTE TROISIEME Le théâtre représente l'intérieur de l'appartement de Lucrèce. Ses femmes , dans le fond de la scène , sont occupées à des ouvrages de laine. SCENE I. LUCRECE. Ainsi Sextus est libre,., il est libre... et son âme Pour un nouvel objet et m'oublie et s'enflamme ! Mais lorsque sur son cœur je ne prétends plus rien, Quel trouble inattendu s'élève dans le mien ? Quelle erreur , quel délire étrange , inconcevable , A mes yeux, malgré moi, le fait voir en coupable , Et, quand il accomplit ce que j'ai souhaité , Lui reproche en secret son infidélité ? Inutiles soucis!... Depuis que l'hyménée Par' les nœuds les plus saints fixa ma destinée , Ai-je formé jamais le plus léger espoir Qui pût blesser mes vœux et trahir mon devoir ? Non, non; c'est envers moi me montrer trop sévère; C'est trop mépouvanter d'une vaine chimère , LUCRÈCE. 107 D'un esprit inquiet l'ouvrage et le tourment, Que ma raison , plus sage , apprécie et dément. Ma vertu me rassure , et je me rends justice. Des torts de mon esprit mon cœur n'est pas complice. Fuyez , vaines terreurs , fantômes de la nuit , Qu'à son premier rayon le jour naissant détruit. ( À ses femmes. ) Compagnes de Lucrèce, achevez votre ouvrage. Tandis que mon époux signale son courage, Hâtez-vous d'embellir , au gré de mon amour , Le tissu dont je veux le parer au retour. L'effroi saisit mon cœur et tout mon sang se glace () Quand je songe aux périls qu'affronte son audace, Quand je le vois, terrible au milieu des soldats, Semblable en tout au dieu qui préside aux combats : Je m'abandonne alors à ma douleur stérile. L'épouse d'un héros ne dort jamais tranquille. SCÈNE IL LUCRÈCE, SEXTUS, ICILE, femmes. S EX TU S. Tu la vois... Qu'elle est belle ! Ah! deviez-vous jamais A tant de perfidie allier tant d'attraits, Dieux cruels ? ICILE. Quel transport s'empare de votre âme ? io8 LUCRECE. LUCRÈCE. Que vois-je? ô ciel! Sextus... SEXTU S. Rassurez-vous , madame. LUCRÈCE. Lorsque Rome et l'honneur demandent votre bras , Quel motif en ces lieux a pu guider vos pas ? SEXTUS. Un ordre de Tarquin... Si vous daignez m'entendre , Ordonnez qu'on s'éloigne , et vous allez l'apprendre. ( Les femmes de Lucrèce se retirent dans le vestibule , dont la porte reste ouverte. Icile sort au signe que lui fait Sextus. ) SCÈNE III. LUCRÈCE, SEXTUS. LUCRÈCE. Ah! souffrez quavant tout, lorsque je vous revois, Je m'acquitte envers vous de ce que je vous dois : Ce haut rang dans lequel mon époux vous succède , Cet honneur éclatant que l'amitié lui cède , Ces bienfaits... Mais, seigneur, quel effrayant courroux Dans vos yeux égarés... SEXTUS. Vous en offensez-vous ? Plus justement peut-être un cœur trompé murmure ACTE III, SCÈNE III. 109 D'un calme qui sied mal au front d'une parjure. LUCRÈCE. Qui ? moi , parjure ! SE XTUS. Vous. Ce cœur, qui me trahit, Mille fois avant moi ne vous l'a-t-il pas dit ? Tout ce qui m'approcha, tout ce qui vous approche, Ne vous fait-il donc pas cet éternel reproche ? Qu'étiez-vous ? qu êtes-vous ? LUCRÈCE. Seigneur, je vous entends: Je commence à percer ces secrets importants Qui , de tous les témoins redoutant la présence , Ne s'expliquaient que trop , malgré votre silence. s e x t u s. Sans trouble auriez-vous pu soutenir mon abord? LUCRÈCE. Mon cœur est sans effroi, comme il est sans remord. S E XTUS. Pour vous justifier que pourrez-vous me dire ? LU CRÈCE. Je ne dirai qu'un mot , et ce mot doit suffire : Je suis Romaine. s EXT us. Eh bien ? LUCRÈCE. Ignorez-vous quels droits Sur ses enfants un père a reçus de nos lois? no LUCRECE. De nos rois le plus grand, puisqu'il est le plus sage, Numa , pour consommer son immortel ouvrage , Pour assurer aux lois un empire éternel , Appuya leur pouvoir du pouvoir paternel : Telle est l'autorité , redoutable , suprême , Qui , plus forte que moi , disposa de moi-même. Quels que fussent mes vœux , seigneur , j'ai dû céder Aux désirs de celui qui pouvait commander. Rejeter un hymen qu'il désirait conclure , C'était avec les lois offenser la nature. s ex tu s. La nature ! est-ce vous qui l'osez réclamer ? N'avez-vous pas perdu le droit de la nommer , Quand aux autels des dieux , sans remords et sans crainte, Vous avez de ses lois violé la plus sainte, Et, parjure à vous-même, abrogé sans retour Des droits d'autant plus chers qu'ils naissent de l'amour? Je sais tout ce qu'on doit au sacré caractère Qu'un préjugé sublime attache au front d'un père. De nos dieux comme un père est l'image à nos yeux , Je veux qu'on le révère à l'égal de nos dieux ; Qu'on rende avec usure à sa faible existence Les soins qu'il prodiguait à notre faible enfance : Mais à ce culte seul je borne mon devoir. Je ne reconnais pas cet étrange pouvoir Qui, d'un père absolu consacrant le caprice, De tous mes sentiments prescrit le sacrifice, Et, de mon propre cœur faisant taire la voix, ACTE III, SCÈNE III. m Me défend de haïr on d'aimer a mon choix. L'amour ne s'astreint pas à tant d'obéissance. On connaît de Tarquin l'orgueil et la puissance : Eh bien, j'atteste ici la majesté des dieux, Et ce feu dévorant que j'ai pris dans vos yeux, Qu'il eût de son pouvoir écrasé ma faiblesse Sans m'avoir pu contraindre à trahir ma tendresse; Qu'il m'eût arraché tout, rang, fortune, grandeur, Avant que d'arracher un parjure à mon cœur. LU CRÈCE. Je suis juste, Sextus; et, bien loin que je blâme Le nouveau sentiment qui règne dans votre âme , J'ai dû, me dégageant, dégager votre foi, Et je vous applaudis d'en user comme moi. Aimez, soyez aimé,* dans des nœuds que j'approuve Puissiez-vous rencontrer le bonheur que j'éprouve! SEXTUS. De quel affreux bonheur , de quels nœuds parlez-vous ? LUCRÈCE. Cet aveu qui par vous fut fait à mon époux, Cette beauté pour qui... SEXTUS. Je vous comprends , cruelle : Il était doux pour vous de me croire infidèle ; Imiter votre crime eût été l'excuser. Mais il est doux pour moi de vous désabuser. Fait pour justifier mon désespoir extrême , Cet aven n'ent jamais d'autre objet que vous-même. 112 LUCRECE. LUCRÈCE. Quoi! vous aimez toujours... s EXTUS. Toujours avec transport Celle qui d'un seul mot peut décider mon sort. LUCRÈCE, à part. Mon cœur semble avec lui d'accord pour me confondre ! Dans quel trouble il me jette , et comment lui répondre ! Quel supplice ! s EXTUS. Lucrèce, eh quoi! vous frémissez? Vous vous taisez... LUCRÈCE. Sextus, c'est vous apprendre assez Qu'il vous faut désormais condamner au silence Ce malheureux amour dont mon devoir s'offense. Dans ces lieux plus long-temps cessez de m'arrêter; Je deviendrais coupable à vous plus écouter. SEXTUS. Oui , vous l'êtes , perfide ! oui , vous êtes coupable D'un forfait aussi grand qu'il est irréparable : Mais , tout affreux qu'il soit , il peut être oublié ; Prononcez un seul mot, et tout est expié: M'aimez-vous ? LUC RÈCE. Est-ce à moi que ce discours s'adresse ? SEXTUS. Connaissez-vous Sextus ? ACTE III, SCÈNE III. ni MICR È C E. Connaissez-vous Lucrèce ? SEXTUS. Sachez que ce silence ordonne mon trépas. LUCRÈCE. Sachez qu'à cet aveu je ne survivrais pas. SEXTUS. 1 1 m'aurait console des peines de la vie. LUCRÈCE. Il couvrirait mes jours de honte et d'infamie. SEXTU S. Parlez, ou°c'en est fait du malheureux Sextus; Parlez, dis-je, ou je meurs! LUCRÈCE. Dieux!... j'aperçois Brutus, L'ami de mon époux : ah! je sens qu'à sa vue Ma vertu tout entière à mon âme est rendue. SCENE IV. LES PRÉCÉDENTS, BRUTUS. LUCRÈCE. Approche, ami fidèle. SEXTUS. En croirai-je mes yeux ? Brutus , cet insensé , ce traître , dans ces lieux ! i. 8 u4 LUCRÈCE. LUCRÈCE. Exemple infortuné des misères humaines, L'amitié quelquefois y consola ses peines. brutus. Oui , souvent vous rendez à ce cœur abattu Le calme que possède et donne la vertu. SEXTUS. Sur un point important satisfais mon envie. Si malgré tes malheurs tu peux chérir la vie... BRUTUS. Pour les infortunés la vie est un tourment Toujours insupportable et toujours renaissant. Ah ! si ce jour si long , où l'ennui me dévore , N'est que le précurseur d'un jour plus long encore; Après avoir souffert, s'il faut encor souffrir, Le seul vœu qui me reste est le vœu de mourir. Mais lorsque , dans un cœur contraint à la constance , L'abattement n'a pas desséché l'espérance ; Lorsque la volonté , souveraine du sort , Pour ses hardis projets craint l'écueil de la mort, Alors , malgré les maux dont elle est poursuivie , Par effort de courage on peut aimer la vie. SEXTUS. Tu la chérirais ? BRUTUS. Oui. SEXTUS. Approche... Eclaireis-moi... ACTE III, SCENE JV. n5 Un bruit qui dans le camp a passé jusqu'au roi Atteste que, des tiens préparant la vengeance, De coupables complots tu connais l'existence : Que m'apprend ce rapport , Brutus ? BBFTUS. La vérité. SEXTUS. On pourrait faire grâce à ta témérité. Si tu veux te soustraire aux plus affreux supplices , A l'instant même il faut me nommer tes complices. BRUTUS. Je le veux. SEXTUS. Parle donc. BRUTUS. Ce sont tous les Romains. SEXTUS. Et leurs instigateurs, quels sont-ils? BRUTUS. Les Tarquins. SEXTUS. Insensé ! BRUTUS. Des fardeaux que sur lui l'on entasse, Si le peuple romain et s'indigne et se lasse; S'agitant dans les fers dont on veut l'écraser, S'il consulte sa force et cherche à les briser, Tarquin seul l'a voulu. La douleur qui l'obsède n6 LUCRECE. Contraint l'être souffrant à courir au remède : Plus il sent en son sein les tourments augmenter, Plus, pour s'en affranchir, il est prêt à tenter. Ainsi le désespoir nous rend notre courage, Ainsi la liberté renaît de l'esclavage. Tous les fléaux unis : la perte de nos biens , L'exil ou le trépas des meilleurs citoyens , Cinq lustres d attentats , de meurtres , de rapines , Malgré la paix, dans Rome entassant les ruines, Voilà ce dont frémit tout cœur vraiment romain ; Et c'est Tarquin lui seul qui détrône Tarquin. SEXTUS. D'aujourd'hui seulement je conçois ta démence : Mais frémis que sur toi cet excès d'insolence Ne provoque d'un roi l'inévitable bras. BRU TUS. Ta générosité ne me trahira pas : N'es-tu pas du complot ? SEXTUS. Peux-tu me méconnaître ? brutus. * Eh î qu'importe à Brutus quel homme tu peux être ? Es-tu Romain ? c'est tout ce que je veux savoir , Et c'est t 'apprendre assez quel en est le devoir. SEXTUS. Qui ? moi , me rallier à des sujets rebelles ! BRUTUS. S'ils le sont aux Tarquins , à Rorne ils sont fidèles. ACTE III, SCÈNE IV. 117 S E X T U S. Sais-tu que tôt ou tard des mutins sont soumis? BRU TU S. Sais-tu que tôt ou tard des tyrans sont punis ? SEXTUS. Brutus et ses pareils pourraient l'apprendre au Tibre... BRU TUS. Ou montrer ce qu'on peut quand on veut être libre. SEXTUS. Avec ce vain désir que crois-tu pouvoir ? BRUTUS. Tout. SEXTUS; Ah! je sens qu'à la fin ma fureur est à bout Ouvre les yeux , et crains d'irriter davantage Le fils de ce Tarquin que ton délire outrage. Je suis Sextus. BRUTUS. Sextus ! je m'en étais douté : Je te crois fils d'un roi , tu crains la vérité. SEXTUS. Crains la mort ! LUCRÈCE. Arrêtez, Sextus!... En ma présence, Abandonner votre âme à tant de violence !... Respectez ma faiblesse et son égarement. ( Elle sort avec Brûlas. ) n8 LUCRECE. SCÈNE V. SEXTUS. Elle me fuit ; et moi , dans mon étonnement , A ses yeux , j'ai tremblé de punir le perfide. A ses yeux c'est aussi me montrer trop timide ; Et quand une infidèle ose tant demander , L'amant qu'elle a trahi doit-il tant accorder ? Ainsi , tous les tourments se disputent mon âme , Que sa fureur non moins que son amour enflamme. Outragé dans mes feux , dans ma gloire outragé , Je puis tout , et pourtant je ne suis pas vengé !... ( Il commence à faire nuit. ) Mais qu'importe Brutus et tout ce que peut dire Ce malheureux qu'égare un éternel délire ? D'un écart de raison plus long-temps s'offenser , Ce serait l'imiter moins que le surpasser. Plus que mon père enfin lui serai-je sévère? Je lui dois ma pitié bien plus que ma colère : Qu'il vive. Ah ! que mon cœur ne peut-il, en ce jour Comme de la fureur triompher de l'amour ! SCÈNE VI. SEXTUS, ICILE. ICIL E. Seigneur, le jour pâlit; bientôt la nuit plus sombre ACTE III, SCENE VI. 119 Sur Rome et sur ces murs va déployer son ombre ; Et l'heure est expirée où d'éternels adieux Vous devaient sans retour arracher de ces lieux. SEXTUS. Laisse-moi. ICILE. Pardonnez à l'excès de mon zèle ; Mais un grand intérêt à Rome vous appelle. SEXTUS. Un plus grand intérêt enchaîne ici mes pas. ici LE. Aux ordres de Tarquin n'obéirez- vous pas? SEXTUS. Différer d'un moment serait-ce être coupable ? ICILE. La perte d'un moment peut être irréparable, SEXTUS. Je reverrai l'ingrate... ICILE. Ah ! si je vous en crois , Vous venez de la voir pour la dernière fois. SEXTUS. Ai-je une volonté, dans ce désordre extrême D'un cœur incessamment en guerre avec lui-même , Faible jouet, au gré du sort qui le poursuit, D'une erreur qu'à l'instant une autre erreur détruit ? Hélas ! loin d'ajouter au tourment qui m'accable , Cher ami , prends pitié de ce cœur misérable , 120 LUCRECE. De ce cœur qu'à ce point l'amour a pu changer, Qu'impunément Brutus ait osé l'outrager. En vain, pour m'arracher à ce séjour funeste, Ma raison veut user du pouvoir qui lui reste; J'y résiste, non pas sans un secret effroi... Eh bien , fidèle Icile , approche , entraîne-moi : J'y consens , je le veux. ICILE. Oui, seigneur, et j'admire De l'austère raison quel est sur vous l'empire. Partons. sextu s. Qui ? moi , briser un aussi cher lien ! ICILE. Hésiteriez- vous ? SEXTU S. Non. ICILE. Que résolvez-vous ? SEXTUS. Rien. ICILE. Je vous suis. SEXTUS. Reste. ( 11 sort.) ACTE III, SCÈNE Vil. 121 SCÈNE VIL ICILE. Hélas ! le désespoir l'égaré. Quel délire effrayant de son esprit s'empare ! SCÈNE VIII. LUCRÈCE, ICILE. ICILE , aux genoux de Lucrèce. Ecoutez-moi , A Lucrèce, et souffrez sans courroux Qu'un serviteur fidèle embrasse vos genoux ; Qu'un esclave à vos pieds implore pour son maître L'intérêt qu'il a droit de prétendre peut-être. Infortuné Sextus ! son coeur désespéré , De rage , de douleur et d'amour dévoré , Adorant tout ensemble et détestant vos charmes , Au plus froid des mortels arracherait des larmes. Prévenez les excès auxquels pourrait monter Ce cœur qu'amour égare et qu'il peut seul dompter. Dans ses emportements il fut toujours extrême , Et je crains encor moins pour lui que pour vous-même. A l'honneur c'est assez qu'il soit sacrifié : Si laustère vertu n'exclut pas la pitié , Rendez-vous à sa voix par ma voix implorée ; Rassurez l'amitié devant vous éplorée. 122 LUCRECE. Oui , par ce même amour qui l'en a détourné , A la raison Sextus peut être ramené. Éclairez cet esprit dont il vous rend maîtresse ; Et que le sentiment inspiré par Lucrèce , S'il ne peut s'affaiblir dans ce cœur combattu , S'y montre digne d'elle et se change en vertu. LUCRÈCE. Lève-toi. Je t'approuve. Esclave , un si beau zèle Est moins d'un serviteur que d'un wni fidèle. Je veux tout employer , au gré de tes souhaits , Pour adoucir des maux qu'innocemment j'ai faits. Je reverrai Sextus. Cet effort peu vulgaire , Sans doute à bien des yeux paraîtrait téméraire ; Mais, ferme en son devoir, un cœur comme le mien , Quoiqu'il ose beaucoup , sait ne hasarder rien. Dans une heure en ce lieu ton maître peut se rendre ; Pour la dernière fois je consens à l'entendre : Lucrèce à ses regards va s'offrir sans détours , Le rendre à la raison , ou le fuir pour toujours. FIN DU TROISIEME à GTE. ACTE QUATRIÈME. SCENE ]. BRUTU& Tout est su. C'est en vain qu'une feinte démence , En cachant mes desseins , assurait ma vengeance. Ce bonheur n'a-t-il lui que pour s'évanouir A l'heure , à l'instant même où j'en croyais jouir ! Les timides Romains craignent plus qu'ils n'espèrent : Les Tarquins ont agi tandis qu'ils délibèrent. Peuple faible!... en effet le ciel t'a dû former Pour servir , comme il fit Tarquin pour opprimer. Ah! qu'il serve... ou plutôt, dans ce péril extrême, Forçons-le d'être libre en dépit de lui-même : Frappons les derniers coups; et plaçant les Romains Entre une perte sûre et des succès certains, A s'affranchir du joug qiii dès long-temps les blesse, Si ce n'est leur vertu , contraignons leur faiblesse ; Et que Sextus enfin , jouet d'un faux rapport , De ce grand mouvement soit lui-même un ressort. O murs du Capitole , ô cité que j'adore ! Esclave jusqu'ici , tu nés pas Rome encore : 124 LUCRÈCE. Que ton sort s'accomplisse. A mon aspect je veux Entendre répéter à tes enfants heureux : « Quand Brutus sommeillait, aux jours de l'esclavage, « Tous étaient en délire , et lui seul était sage ; « Que son nom , des tyrans à jamais redouté , « Soit immortel ainsi que notre liberté. « De cette même main qui gagnait les batailles « Le divin Romulus éleva nos murailles ; « Numa , plus grand que lui , par de sages liens , « Réunit des guerriers changés en citoyens : « Ce qu'ils ont préparé, Brutus seul le consomme; « Brutus , qui la rend libre , a lui seul fondé Rome. » ( Sextus paraît. ) Sextus!... marchons à lui. SCÈNE IL SEXTUS, BRUTUS. SEXTUS. D'un œil sombre , incertain , Brutus me considère. BRUTUS. Est-ce toi , Collatin ? Ecoute. SEXTUS. L'insensé me méconnaît encore. BRUTUS. Quel chagrin te poursuit? quel ennui te dévore? ACTE IV, SCENE IL is5 Loin du camp , Gollatin , avant le point du jour , Quel motif en ces lieux a pressé ton retour ? Tu frémis... tu frémis... Par un sanglant outrage, Le tyran aurait-il offensé ton courage ? Tu l'as bien mérité , toi qui las défendu; Toi, dont le sang pour lui mille fois répandu... Fais du cœur des Tarquins une plus sage étude : Leur plaisir le plus doux est dans l'ingratitude. SEXTUS. Tu te trompes , Brutus ; et dans peu tu sauras Si , pour être des rois , les Tarquins sont ingrats. BRUTUS. Eh! que m'importe, ami, quand leur perte est jurée? SEXTUS. La tienne me paraît encor plus assurée. BRUTUS. On peut les prévenir. Ose te joindre à nous ; Aux coups qu'on va frapper ose joindre tes coups. Demain tombe le joug qu'ils imposaient au Tibre; Demain leur règne expire , et demain Rome est libre. SEXTUS. Pour détrôner Tarquin suffit-il de vouloir? Ebranler ce colosse est-il en ton pouvoir? Du faîte des grandeurs , sa fortune constante Se rit des vains efforts de ta rage impuissante. La splendeur de l'état et sa stabilité N'ont qu'une même base avec la royauté. Aux premiers mouvements, vois-tu Rome alarmée, i 2 6 LUCRÈCE. Vois-tu les sénateurs, la noblesse, l'armée, Ralliés par la gloire et par leurs intérêts , D'un souffle et d'un eoup d'oeil renverser tes projets ? A tant d'efforts unis qu'opposes-tu? BRUTUS. La haine Qui fermente en secret dans toute âme romaine , Qu'un quart de siècle a vu chaque jour s'augmenter , Qui n'attend que de moi le signal d'éclater; Des noms par des forfaits horriblement illustres; Un règne, ou , pour mieux dire, un crime de cinq lustres, Qui , de chaque famille ayant frappé l'appui , Y fait germer aussi l'horreur que j'ai pour lui ; Ceux qu'à trembler pour soi les maux d'un autre enseignent Ceux qui n'ont jamais craint, et même ceux qui craignent; Celui qui pourrait perdre , et celui qui perdit ; Faible , fort , opulent , indigent , grand , petit ; Sénat , peuple , guerriers , appuis , enfants de Rome ; Brutus , s'il est sensé ; Collatin , s'il est homme. Mais de ce grand projet les moyens éclaircis Détermineraient-ils ton courage indécis? Es-tu bien mon ami ? puis-je , avec confiance , Déposer dans ton sein ce secret de vengeance ? SEXTUS. Parle. BRUTUS. Le jour est pris, l'instant est désigné; Tout est prêt , tout éclate , et Tarquin a régné. ACTE IV, SCEM E II. 127 De nos fiers citoyens les bouillantes cohortes , Ces vrais remparts de Home , en garderont les portes ; Aux passages des ponts les uns seront placés, D'autres le long du Tibre avec art dispersés , D'autres au Capitole ; et ce roc qui nous brave , Ces murs , sous un tyran , l'effroi de Rome esclave , De notre liberté le temple et les garants , Deviendront désormais l'effroi de nos tyrans. Dans tes yeux égarés d'où naît cette surprise ? Est-ce admiration d'une telle entreprise ? Est-ce doute ? est-ce crainte ?... Un Romain se troubler! Ah! c'est au seul Tarquin désormais à trembler. Douterait-il du sort que le ciel lui destine, S'il savait quels mortels ont juré sa ruine ? Connais tous ces héros , connais leurs noms. ( Il donne une liste à Sextus. ) S EXT US lit. Brutus!... Brutus et ses deux fils! Tibérinus, Titus!... BRUTUS. Que l'horreur des tyrans avec moi les confonde ! Je leur donnai l'exemple , ils le donnent au monde. SEXTUS. Horace, Mutius , Valérius , Albin... BRUTUS. Un nom manque à ces noms... m'entends-tu, Collatin? Conserve-les; et, soit que, contraire ou propice, La faveur du destin nous serve ou nous trahisse , 128 LUCRÈCE. Ou vainqueurs ou vaincus, timide citoyen, Rougis , parmi ces noms de ne pas voir le tien. ( Il sort. ) SCÈNE III. SEXTUS. Létonnement , l'horreur, le mépris qu'il -inspire, Peuvent seuls égaler l'excès de ce délire. De ce lâche complot la fortune et les dieux Ont enfin découvert le mystère à mes yeux ; Et dans l'affreux désordre où mon âme est plongée , De mon propre intérêt leur bonté s'est chargée : Ils ont fait mon devoir ! Amour , cruel poison , A quel point de Sextus troubles-tu la raison ! Quand Brutus me parlait, quelle exécrable idée, Malgré moi, renaissait dans mon âme obsédée! Lucrèce!... à cette horreur, moi , je consentirais! Du sein de tes foyers, -moi, je t'arracherais!... Outrageant tous les droits... O désespoir! ô rage!... O trop juste transport d'un amour qu'on outrage ! Cher et coupable espoir, oui, tu seras rempli, Et déjà, dans mon cœur, le crime est accompli. Le crime! qu'ai-je dit, et quelle erreur m'égare! Quoi! déjà le remords de mon âme s'empare! Un crime... en serait-ce un que de reconquérir Un bien qui de tout temps me dut appartenir? Ma raison , trop timide , et m'aveugle et m'abuse ; ACTE IV, SCÈNE III. 129 Dans sa cause, après tout, mon crime a son excuse. L'amour qui les a faits doit finir nos malheurs; Et le troue est d'un prix à payer bien des pleurs. SCÈNE IV. SEXTUS, JCILE. SEXTUS. Est-ce toi que j'entends, ami fidèle? approche. Désormais à ton maître épargne le reproche. Connais ce que Brutus tramait contre son roi. Le secret du complot n'en est plus un pour moi. ICILE. De tant d'atrocité se peut-il qu'il convienne ? Quelle main vous livra cette liste? SEXTUS. La sienne. ICILE. Que tardez-vous , seigneur ? ses yeux peuvent s'ouvrir Sur l'important secret qu'il vient de découvrir. M'en croirez-vous ? venez, muni de ces indices, Dénoncer à Tarquin ce traître et ses complices. SEXTUS. Peut-on nous écouter? des regards indiscrets... ICILE. Lucrèce, retirée au fond de son palais... »• 9 i5o LUCRECE. S EXTUS. La nuit peut-elle , ami , d'un voile encor plus sombre , Favoriser nos pas égarés dans son ombre ? ICILE. Partons. Jamais la nuit , par plus d'obscurité , N'invita le coupable à la sécurité. SEXTUS. Le coupable! ici L E. Accablons les conjurés. SEXTUS. Ecoute. Sur ta fidélité je n'eus jamais de doute. ICIL F. C'est m'en récompenser. SEXTUS. Je compte sur ta foi. ICILE. Ce discours , ces regards , tout me glace d'effroi. SEXTUS. C'est trop combattre un feu que je ne puis éteindre Un amour que j'irrite en voulant le contraindre ; Ami, c'est trop souffrir: le sort en est jeté; C'en est fait, j'obéis à la nécessité. Marchons. ICILE. Où vous conduit le trouble qui vous presse ? ACTE IV, SCENE IV. i5i SEX TU S. De ces lieux... ICfT, E. Achevez... SEXTUS. Arrachons... ICI LE. Qui? SEXTUS. Lucrèce. IC1LE. Lucrèce! Que ce bras se dessèche, seigneur, Avant qu'il contribue à cet excès d'horreur. Non, jamais votre amour n'accomplira ce crime! SEXTUS. Tout est justifié par l'amour qui m'anime. ICILE. Aux dépens de l'estime il n'est pas de bonheur. SEXTUS. Monter au rang des rois , serait-ce un déshonneur ? ICILE. Par un forfait , sans doute. SEXTUS. ïcile !... ICILE. L'infamie S'accroît de tout l'éclat dont la faute est suivie. 9- i3a LUCRECE. SEXTUS. De tant d'austérité je puis être offensé. ICILE. J'ai dit ce qu'à ma place un autre aurait pensé : Je vous chéris. SEXTUS. Toi? Cesse un discours qui me brave. Lorsque de ses projets on s'ouvre à son esclave, Un esclave aurait-il tant de témérité Qu'à censurer son maître il se crût invité ? C'est ton bras et non pas ton avis qu'on demande. Je ne consulte pas , Icile , je commande. Obéir sans murmure est ton unique loi ; Et c'est à l'univers à prononcer sur moi. 'scène V. LUCRÈCE, SEXTUS, ICILE. SEXTUS. La voici!... Le respect que sa présence inspire... O Lucrèce ! O vertu , quel est donc ton empire ! LUCRÈCE. A mon aspect , *Sextus , cessez de vous troubler; Un reste de pitié m'engage à vous parler. De vos emportements je sais la violence : Mais sur vous , en effet , si j'ai quelque puissance , ACTE IV, SCÈNE V. 1 33 De ce vain désespoir modérez les éclats ; Tant de fureur m'afflige et ne m'étonne pas. SEXTUS. Sur ce cœur malheureux , par quelle erreur extrême Réclamez-vous des droits abjurés par vous-même ? Est-ce Lucrèce enfin que j'entends accuser Un transport que peut-être elle doit excuser ? LUCRÈCE. Sextus, si les malheurs que ce délire apprête Ne devaient retomber que sur ma seule tête, Ainsi que de remords ce cœur exempt d'effroi Ne craindrait rien, n'ayant à craindre que pour soi. Quel que soit le destin dont la rigueur l'opprime , Le vertu ne connaît de malheur que le crime. Toutefois, devant vous je veux en convenir, Je ne puis sans terreur contempler l'avenir. Je tremble, mais pour vous, des maux que vous prépare L'amour qui vous séduit , l'erreur qui vous égare ■ Erreur à qui par vous tout est sacrifié , Pour qui vous trahissez l'honneur et l'amitié. Réveillez-vous ; il n'a que trop duré ce songe ! Voyez l'abaissement dans lequel il vous plonge ; Voyez, et rougissez! Quoi, celui dont les mains Doivent porter le sceptre et régir les humains , Chancelant, abattu par un léger orage, Du dernier des mortels n'aurait pas le courage ! Je le vois succomber sans avoir combattu! Tout est faiblesse en qui tout doit être vertu ! i34 LUCRÈCE. Pour gouverner l'état, il monte au rang suprême , Et, timide, il ne peut se gouverner lui-même ! La passion excuse un court égarement , Mais il a trop duré si c'est plus d'un moment. Ce qui fut une erreur devient alors un crime : S'en affranchir, Sextus, est un effort sublime. Je l'exige , et j'attends ce généreux retour , Du devoir, de l'honneur et même de l'amour. SEXTUS. N'exigez rien de moi : l'amour que l'on offense , S'il ne devient fureur, devient indifférence. Ce Sextus, qu'à vos lois le bonheur eût soumis, Est le plus révolté de tous vos ennemis. Que prétend votre cœur d'un amour qu'il outrage ? On n'a des droits sur lui qu'autant qu'on le partage. Pour me parler ainsi , m'aimez-vous encore ? LUCRÈCE. , Oui. SEXTUS. Vous m'aimez î... A ce mot mon trouble évanoui... Vous m'aimez !... Qu'ai-je dit! Quelle erreur est la mienne ! Bien trop inespéré pour qu'enfin je l'obtienne ! LUCRÈCE. J'ai dit la vérité, seigneur; j'ai dû l'oser : Un cœur droit peut la taire , et non la déguiser. Je ne rétracte pas l'aveu que j'ai dû faire : Il n'est pas imprudent, puisqu'il est nécessaire. Je rougirais d' un crime et non d'un sentiment : ACTE IV, SCÈNE V. 1 55 L'amour peut se glisser clans un cœur innocent; Mais qu'il y soit vaincu, bien loin que de l'abattre. La honte est de céder, et non pas de combattre. Qui l'a voulu, toujours a triomphé de soi ; Et vous pourrez du moins le tenter d'après moi. S EXT US. Ah! c'est trop peu, cruelle, et c'est trop en entendre. Lorsque tout m'est rendu, pourquoi tout me reprendre:* Pourquoi charmer ensemble et désoler mon cœur, Et par votre tendresse, et par votre rigueur? Soyez-moi tout entière ou cruelle ou propice. Quelle que fût l'horreur de mon premier supplice , Il était moins affreux à ce cœur partagé Que le nouvel abîme où je suis replongé. Avec un malheureux que vous sert-il de feindre? Vous êtes plus coupable, et j'en suis plus à plaindre; Et, loin d'être abusé par ce lâche détour, Tout est haine à mes yeux, quand tout n'est pas amour. LUCRÈCE. Un seul mot de Lucrèce aurait dû vous suffire ; Mais puisque vous doutez, je n'ai plus rien à dire. Mon seul désir , Sextus , comme mon seul devoir , Etait de vous résoudre à ne me plus revoir. Pour obtenir de vous une faveur si grande , Amante, je priais; épouse, je commande. SEXTUS. Du doute d'un moment, ah! c'est trop me punir. Puis-je me croire aimé , quand je m'entends bannir ? i36 LUCRECE. N'est-il que cet effort pour prouver que votre âme Du malheureux Sextus partage enfin la flamme? Dans mon bonheur affreux, ne pourrai-je, en ce jour, Qu'à vos seules rigueurs connaître votre amour ? J'en réclame , Lucrèce , une preuve plus sûre. Ah ! ferez-vous pour lui moins que pour la nature ? Et, loin qu'à votre cœur il dicte enfin la loi, Ne serez-vous jamais forte que contre moi? Il est venu l'instant d'abjurer toute crainte, D'aimer avec courage , ou de haïr sans feinte. Expliquez-vous. Un père en d'exécrables nœuds A pu vous engager en dépit de vos vœux. Le devoir les forma ; que le devoir les brise : A les anéantir, oui, tout vous autorise; Mes vœux ne sont-ils pas d'accord avec la loi ? Exaucez-les ces vœux de l'héritier d'un roi , Qui, généreux époux non moins qu'amant fidèle, Veut vous conduire au trône où son destin l'appelle. LUCRÈCE. Vous me connaissez mal , Sextus ; et ce discours , Où vos affreux projets ont paru sans détours , Prouve , à l'étonnement d'un cœur qui les abhorre , Que je vous connaissais plus mal peut-être encore. Ces nœuds , Sextus , ces nœuds auxquels vous insultez , Ces nœuds que je chéris, et que vous détestez, Le devoir les forma, le devoir les resserre. Mon bonheur n'a que trop justifié mon père; Et, loin de l'accuser, mon cœur doit le bénir ACTE IV, SCÈNE V. k> 7 De me sauver l'horreur de vous appartenir. ( Elle va pour sortir. ) SEXTUS. C'en est trop, arrêtez, inflexible Lucrèce. Vous connaissez mon cœur, mes projets, ma tendresse; Aux autels de l'hymen qu'a souilles votre foi, Vous savez qu'un époux vous fut offert en moi: Sans plus tarder, au gré de l'amour qui m'enflamme, Venez y révoquer des vœux que je réclame. LUCRÈCE. Le délire intéresse, et non pas la fureur; Vous me fîtes pitié, vous me faites horreur. SEXTUS. Oui, de cette fureur redoutez tout. LUCRÈCE. Perfide! C'est pour le crime seul que mon cœur est timide. Je ne crains rien. SEXTUS. Cruelle!... eh bien, je m'y résous. Je n'aurai pas été moins barbare que vous. Assimilons notre âme à votre âme inhumaine, Et puisque l'on me hait , méritons cette haine. Usons du seul moyen qui soit en mon pouvoir; S'il fait frémir l'amour , il plaît au désespoir. ( Il porte la main à son poignard. ) ICILE. Que faites-vous? ,58 LUCRÈCE. S EX TU S. Tremblez ! LUCRÈCE. Ne crains pas que j'échappe. SEXTUS. Marchez sur mes pas. LUCRÈCE. Non. SEXTUS. Rebelle! ICILE. Arrêtez... LUCRÈCE. Frappe. SEXTUS, aux. genoux de Lucrèce. Cher et funeste objet de tendresse et d'effroi, De ma propre fureur sauve-toi, sauve-moi : Prends pitié de tous deux. LUCRÈCE. Eh quoi! pourrais-tu croire Que la vie, à mes yeux, l'emportât sur la gloire? Quel que soit le transport qui fasse agir ton cœur , Arrache-moi le jour , ou laisse-moi l'honneur. ( Elle sort. ACTE IV, SCÈNE VI. i5g SCÈNE VI. SEXTUS, ICILE. S EX TU S, égaré. L'honneur ! et c'est toujours à cette ahsurde ido}e , A ce vain préjugé , que sa froideur m'immole ! L'honneur! à ce seul mot, dans mon cœur déchiré, S'est accru la fureur dont il est dévoré : Ainsi que mon amour, je sens qu'elle est extrême; Malheur à toi, Lucrèce, et malheur à moi-même! ( Il entre dans la chambre de Lucrèce. Icile se retire en exprimant son horreur. ) FIN DU QUATRIEME A C T E. ACTE CINQUIÈME. Le théâtre représente un vestibule. SCENE I. VALERIUS, MUTIUS, HORACE, ALBIN, CONJURÉS; BRUT US, qui les écoute et les observe eu silence. V A L É R I TJ S. Vous, en qui la prudence au courage est unie, Enfants de Rome , armés contre la tyrannie , Impétueux Horace, indompté Mutins, Aquilius , Albin , Curion , Décius , Et toi, Brutus, quel piège en ce palais rassemble Des conjurés surpris de s'y trouver ensemble ? De Rome ici mandés par un secret avis, Doit-on nous y servir, ou sommes-nous trahis? Le tyran , d'un seul coup , veut-il finir la guerre Qu'allait déclarer Rome aux tyrans de la terre ? ALBIN. Je n'en saurais douter, nous sommes découverts; LUCRÈCE. 141 Romains, il faut s'attendre aux plus affreux revers. L'héritier de Tarquin, digne en tout de son père, De nos vastes desseins pénétrant le mystère, La menace à la bouche , égaré , furieux , Avant le jour naissant est sorti de ces lieux. Dans l'horrible transport qu'il appelle justice, Sans doute il nous réserve au plus affreux supplice. L'horreur, à ce récit, vous a pénétrés tous : Vous frémissez , Romains ; j'ai frémi comme vous. Ecraser les tyrans au péril de sa vie., A son dernier soupir affranchir la patrie , Du trépas à ce prix qui ne serait jaloux ? Mais , inutile à Rome , il est affreux pour nous. mutiu s. Oubliez-vous, Albin, que Rome nous contemple, Qu'à la postérité nous servirons d'exemple? Ce trépas, qu'un tyran me fait envisager, N'est qu'un forfait de plus que Rome doit venger ; Mais le feu du bûcher, avant qu'il nous consume, Pourrait bien dévorer le bourreau qui l'allume. Si nous sommes trahis , si la rigueur du sort Ne nous a plus laissé que le choix de la mort , Vous en étonnez-vous ? et votre âme abusée Crut-elle ne former qu'une entreprise aisée ? D'un honneur sans péril vous seriez-vous flatté ; Et, moins sûr du succès, auriez-vous moins tenté? Certes , de nos deux cœurs grande est la différence : Quand Mutius de Rome embrassa la vengeance , i4-2 LUCRÈCE. Bien loin d'être ébloui de ce hardi dessein , Il en vit les dangers , le succès incertain. Il prévit que le monstre , à notre haine en butte . Pourrait , même en tombant , l'écraser sous sa chute ; Et l'aspect du trépas qui vous trouble aujourd'hui N'a rien de surprenant ni de nouveau pour lui. Mourons ; mais sans souffrir que , du tyran complice , Le licteur insolent nous entraîne au supplice, Qu'on nous mène à la mort, où nous pouvons courir. Mourons ; mais en héros, mais sans nous avilir, Sans soumettre à la hache une tête flétrie ; Et méritons du moins les pleurs de la patrie. Même au sein des dangers renaissants sous nos pas, Ne pourrait-on trouver un utile trépas ? C est en vain que leur foule en ce jour me menace ; Je sens avec leur nombre augmenter mon audace. C'est quand tout est perdu qu il faut tout espérer " ! Amis, quittons ces lieux; et, sans plus différer, Tandis qu'à nous surprendre à Rome on se prépare , Au milieu de son camp surprenons un barbare. De ce trône usurpé , que son crime insulta , Que sanglant il descende , ainsi qu'il y monta. A ma juste fureur il n'est plus de limites : Seul , j'irai le chercher parmi ses satellites , L'immoler à leurs yeux ; et , quel que soit mon sort , Un tel succès n'est pas trop payé par la mort. En expirant, du moins j aurai délivré Rome; Et le salut de tous n aura coûté qu'un homme. WTK V, SCENE I. i4o U OB V CE. Oui, Romains, c'est ainsi qu'il vous faut conjurer La tempête sur nous prête à se déclarer. Que, loin de l'arrêter, Tarquin Lui-même avance Ce complot qu'il a cru dissoudre en sa naissance. De quel indigne effroi vous paraissez troublés! Loin de faire trembler, est-ce vous qui tremblez? Généreux Mutins, qu'est-ce doue qui t'arrête? Faudrait-il tant de bras contre une seule tête.' \ cet honneur, sans eux, ne pouvons-nous courir? Deux Romains sont bien forts quand ils veulent mourir. Viens. MUT! I S. Je vois de Lucrèce et l'époux et le père. SCÈNE II. les P u É c É n E \ T T S ; C O L L A T I N , trae lettre à la main : SPÙRIUS. VALÉRIUS. Apprends-nous, Collatin, quel important mystère En ton propre palais nous a tous réunis. M UT îus. Que nous veux-tu ? HORACE. Quel trouble a glacé tes esprits ? i44 LUCRÈCE. ALBIN. A quels affreux malheurs devons-nous nous attendre ? VALERIUS. Cet écrit contient-il ce qu'il nous faut apprendre ? s p u r i u s. Non , Romains : le motif qui nous rappelle ici Par cet écrit fatal ne peut être éclairci. COLLATIN. Dans le camp de Tarquin tout reposait encore , Mes vœux seuls accusaient la lenteur de l'aurore ; Quand par un jour douteux un esclave éclairé , Dans ma tente entr'ouverte a soudain pénétré. Qui t'amène à cette heure P ai-je dit; que m'annonce...? Lui , muet , consterné , me laisse pour réponse Cet écrit, où d'abord, dans les mots mal tracés, Je n'ai vu que les pleurs qui les ont effacés : ( il lit. ) « Objet d'estime et de tendresse , « Epoux, que de ce nom j'ose encore appeler; « Père de qui je crains d'affliger la vieillesse , « Venez , ma douleur vous en presse : « Accourez ; cet écrit ne peut vous révéler « Ce qui cause la honte et les pleurs de Lucrèce. » A ces mots , étonné , tremblant , anéanti , Suivi de Spurius, je suis soudain parti. Nous arrivons. J'apprends qu'en sa douleur profonde , Lucrèce avec horreur fuit le jour et le inonde. En vain de mon retour je l'ai fait avertir; ACTE V, SCÈNE IL i45 De son appartement refusant de sortir, Et clans son désespoir tout entière abîmée , A tout soulagement sa grande âme est fermée : Quel malheur effroyable aussi bien qu'imprévu A pu jusqu'à ee point accabler sa vertu ? s pu ri us. Quel que soit le malheur dont ce jour nous menace, Ma constance a déjà prévenu ma disgrâce. Hors la faiblesse , ami , le sort doit me donner Le sentiment auquel je dois m'abandoi^ner. Sois homme : à l'infortune opposons le courage, Aux forfaits la rigueur, la vengeance à l'outrage. SCÈNE III. LES PRÉCÉDENTS; LUCRÈCE, dans le plus grand désordre. COLLATIN. Est-ce vous, chère épouse ? LUCRÈCE. Arrête ! Eloigne-toi ! Des transports aussi purs ne sont plus faits pour moi. Ne vois plus dans l'objet de cet amour extrême Qu'un objet d'infamie , en horreur à lui-même. COLLATIN. Que dites-vous ! i46 LUCRÈCE. SPURIUS. Des pleurs s'échappent de tes yeux ! LUCRÈCE. Quels sont ces étrangers assemblés en ces lieux ? SPURIUS. Des Romains , des amis , que ta douleur afflige. LUCRÈCE. Ne vous séparez pas ; demeurez , je l'exige : L'aspect d'aucun Romain ne peut m être importun ; Le malheur a rendu notre intérêt commun. Votre tyran n'a point un fils qui dégénère ; Et Sextus, en un mot, est digne de son père. COL LATIN. Sextus ! LUCRÈCE. En votre absence, il vint dans ce palais. COLLATÏN. Qui l'y put amener ? LUCRÈCE. Le plus noir des forfaits. SPURIUS. Je frémis. COLLA TIN. Poursuivez. LUCRÈCE. Sextus , ô honte ! ô crime ! Ce désordre, ces pleurs, ce trouble qui m'opprime... SPURIUS. Quels discours! ACTE V, SCÈNE III. i47 COLLATIN. De terreur tous mes sens sont glacés ! Achevé/,. LUCRÈCE. Je ne puis. COLLATIN. Je le veux. LUCRÈCE. Frémissez , Trop malheureux époux , trop infortuné père ! Un ravisseur perfide , un infâme adultère , Sextus , dans les transports de sa lâche fureur... Sextus... Ma main n'a pu retracer cette horreur... Si j'en ai dit assez pour armer votre rage, Epargnez-moi l'affront d'en dire davantage. Ce cœur , d'autant plus fier qu'il est humilié , Ne vient pas mendier une vaine pitié : Il est un autre espoir auquel j'ose prétendre , Un bien que je réclame et que j'ai droit d'attendre, La vengeance, en un mot. Qui me la promet? BRU TUS. Moi! LUCR ÈCE. Toi, Brutusi J BRU TU S. Moi , Lucrèce ! LUCRÈCE. Oui, je l'attends de toi. 10. i48 LUCRECE. Ce seul mot pour Lucrèce est un trait de lumière , Il m'a développé ton âme tout entière ; Malgré le faux dehors quelle avait revêtu, En ton délire, ami, j'admirais ta vertu. Mon cœur en croit ton cœur; tu tiendras ta promesse. Je meurs contente ; adieu , venge Rome et Lucrèce. ( Elle se frappe. Spurius et Collatiu sont abîmés dans la douleur. ) VALÉRIUS. Elle expire. ALBIN. O douleur! MUTIUS. O crime ! HORACE. O jour d'effroi ! ( Grand silence. ) BRÏÏTUS. Tout tremble, tout frémit, tout pleure autour de moi. Est-ce là le tribut que ces mânes attendent ? Ce ne sont pas des pleurs, c'est du sang qu'ils demandent. Du sang ! ils en auront. O vous , mânes chéris 8 , D'attraits et de vertus froids et sacrés débris ! O toi, qui m'implorais à ton heure suprême, Lucrèce , entends ma voix. J'en jure par toi-même , J'en jure par ce fer de tes flancs retiré , Ce fer, qu'un sang pudique a teint et consacré, Que Tarquin , que Tullie , et leur infâme race , Expîront aujourd'hui ce crime et leur audace, ACTE V, SCÈNE 111. i4y Et qu'au rang d'où ce bras va les précipiter, Nul mortel désormais n'osera remonter. 1 urez ! LES CONJUR ES. Nous le jurons. BRUTUS. Oui, j'en ai l'assurance, Ce jour qui voit le crime en verra la vengeance. Cette mort a donné le signal attendu, Dans Rome et dans le camp par mes fils entendu. De notre liberté le monument s'élève , Et dans un même instant se commence et s'achève. Croyez-en ce Brutus , qui , d'un voile imposteur , De vos hardis projets enveloppant l'auteur, Dans l'ombre et le silence en ourdissait la trame : Vous n'êtes que le bras du corps dont il est l'âme. Fatigué de servir et de dissimuler , C'est lui qui dans ces lieux vous a fait rassembler; Qui , pour déterminer plus d'une âme indécise , Loin de désavouer son illustre entreprise, De l'infâme Sextus confirmant les soupçons, Si ce n'est vos secrets , livra du moins vos noms. J'ai voulu, quand sur vous j'appelais les orages, Par la nécessité ranimer vos courages, Et, de votre péril appuyant mes projets, Rendre un beau désespoir garant de nos succès. Les Tarquins ont fait plus : leur exécrable rage, Romains , de ma prudence a consommé l'ouvrage. 2 5o LUCRÈCE. Regardez eet objet de douleur et d'effroi... Et vous, restes muets, plus éloquents que moi, Parlez aux citoyens, persuadez l'armée; Offerts à tous les yeux dans la ville alarmée, Créez-vous des vengeurs : que le père , l'époux Vous contemple, frémisse, et se rallie à nous. La nature et les lois sont du parti de Rome : Pour embrasser sa cause il suffira d'être homme. ( Les conjurés enlèvent le corps de Lucrèce , et sortent pour le montrer au peuple. ) FIN DE LUCRECE. NOTES ET REMARQUES SUR LA TRAGÉDIE DE LUCRECE. 1 PAGE 76. Lorsque Arclée est soumise... Ardea, ville située à six lieues au sud de Rome. Elle fut bâtie, selon Virgile, par les Grecs qui accompagnèrent Danaé. C'était la capitale du pays des Rutules. 2 page 86. C'est alors qu'à Gabie envoyé par Tarquin , J'osai , par mon adresse , en tenter la conquête. Gabii, ancienne ville du Latium, située à quatre lieues à l'est de Rome, sur la route de Prœneste ( aujourd'hui Pales- trine). Tarquin s'en rendit maître par l'intermédiaire de Sextus, à l'aide de ce stratagème : le jeune prince se réfugie au milieu de la nuit chez les Gabiens, auxquels son père faisait la guerre; ceux-ci se disposant à le percer de leurs épées : « Tuez, leur dit-il, un malheureux sans armes, tuez le fils de Tarquin, mon père et mes frères vous en sauront gré; voyez en quel i52 NOTES ET REMARQUES état ils m'ont mis; » et, se dépouillant, il leur montre son clos déchiré par les verges : Tergaque, deducta veste, notata vident. Ovid. , Fast. lib. II. Non moins crédules avec Sextus que les Troyens avec Si- non , les Gabiens non seulement lui prodiguent les marques de leur pitié, mais ils portent l'imprudence jusqu'à l'admettre dans leur armée et lui en confier le commandement. En pos- session de l'autorité, Sextus envoie un affidé à Tarquin, pour demander ce qui lui reste à faire. Le tyran se promenait dans un jardin : sans répondre, il semble s'amuser à abattre avec une baguette la tête des pavots qui s'élevaient au-dessus des autres. Sextus comprend la leçon; et bientôt Gabie est dépour- vue de ses plus braves défenseurs. Les troupes romaines, in- troduites dans la ville, consolidèrent ensuite l'autorité de Sextus, qui la gouverna avec le titre de roi. 3 PAGE 86. Un splendide festin Rassemble la jeunesse aux tentes de Tarquin. Ces faits sont historiques ; ils sont racontés par Tite-Live : Ovide, dont nous avons tiré le récit consigné dans la note pré- cédente, les rappelle ainsi dans ses Fastes : .... Patitur lentas obsidione moras. Dum vacat, et metuunt hostes committere pugnain , Luditur in eastris , otia miles agit. Tarquinius juvenis socios dapibusque meroque Accipit , atque illis rege creatus ait : SUR LUCRECE. i53 « Dura nos difficilis pigro tenet Ardea bcllo , Nec siuit ad patrios arma referre deos , Ecquid in oflicio torus est socialis , et ecquid Conjugibus nostris mutua cura sunius? » Quisquesuam laudant. Studiis certamina crescunt; Et fervent multo linguaque corque mero. Surgit cui clarurn dederat Collatia nomen : « Non opus est verbis , crédite rébus, ait. Nox super est : tollamur equis , urbernque petamus. » Dicta placent ; frenis impediuntur equi. Pertulerant dominos : regalia protinus illi , Tecta petunt ; custos in fore nullus erat. Ecce nurum régis , fusis per colla coronis , Inveuiunt posito pervigilare mero. Inde cito passu petitur Lucretia ; nebat. Ovid. , Fast. lib. II. II faudrait être absolument dénué de goût pour ne pas sentir l'effet du mot si simple qui termine ce derniers vers , nebat. 4 page 99. Et je crains les Tarquius jusque dans leurs présents. Ce vers est une traduction de ce passage ou plutôt de ce trait de Virgile : Timeo Danaos et dona ferentes. JEncid. lib. II. Il nous semble exprimer plus heureusement le sens du texte que ce vers de Delille : Craignez les Grecs , craignez leurs présents désastreux. i54 NOTES ET REMARQUES Voltaire a plutôt imité que traduit Virgile quand il dit , dans la Henriade , chant II : Quelques uns soupçonnaient ces perfides présents; Les dons d'un ennemi leur semblaient trop à craindre. Malfilâtre, dans ses Études sur Virgile, publiées en 1810 pour la première fois, dit : Je redoute les Grecs même dans leurs présents. Ce vers, traduit cent fois, lésera cent fois encore; cent auteurs peuvent le traduire de la même manière, et se ren- contrer sans s'être imités : il est donc tout naturel que le vers de Lucrèce se soit reproduit presque littéralement dans la tra- duction de X Enéide par Gaston; on y lit : Je redoute les Grecs jusque dans leurs présents. 5 PAGE Io3. Songez qu'il eut un frère... et contemplez Brutus. Lucius Junius, surnommé Brutus à cause de sa stupidité apparente, était fils de Marcus Junius et d'une sœur de Tar- quin le Superbe. Tarquin, redoutant le crédit que Marcus de- vait à ses richesses, le fit mourir, et se défit aussi du frère aîné de Brutus, dont il craignait le ressentiment. Brutus contrefit l'insensé. Brutus erat stulti sapiens imitator. Ovid. , Fast. lib. II. SUR LUCRÈCE. i5ù Protégé par le mépris, contcrnptuque tutus , dit Tite-Livc, il échappa à la proscription. Les historiens racontent en effet quelques traits de ce grand homme, dans lesquels on pouvait ne voir que des preuves de déraison, bien qu'ils cachassent, sous cette apparence, un sens très sage. L'oracle de Delphes, auprès duquel Brutus avait été envoyé avec les fds de Tarquin, ayant promis l'empire à celui d'entre eux qui le premier donnerait un baiser à sa mère, on put rire de voir Brutus se précipiter sur la terre , et se hâ- ter de baiser cette mère commune des humains. La mort de Lucrèce révéla le génie de Brutus. C'est d'après ces idées que l'auteur de Lucrèce semble avoir conçu et développé le rôle du second fondateur de Rome. Le délire de Brutus est un moyen dont le poëte se sert pour ame- ner le dénouement de sa tragédie, comme le héros s'en servit pour amener l'accomplissement de ses grands projets , pour préparer la liberté de Rome, dont la mort de Lucrèce ne fut que l'occasion. 4 6 PAGE I07. L'effroi saisit mou cœur et tout mon sang se glace Quand je songe aux périls qu'affronte son audace. Ovide fait dire à Lucrèce : Sed enim temerarius ille Et meus , et strincto quolibet ense ruit ; Mens abit , et morior , quoties pugnantis imago Me subit ; et gelidum pectora frigus habet. Fast. lib. II. i56 NOTES ET REMARQUES Le discours que l'auteur fait tenir à Lucrèce avec ses femmes roule sur les idées qui naissent d'ailleurs de la situa- tion. 7 page 142. C'est quand tout est perdu qu'il faut tout espérer ! Voilà encore un vers imité de Virgile : Uua salus victis , nullarn sperare salutem. Plusieurs poètes l'ont traduit : Le salut des vaincus est de n'en pas attendre. Gaston. Tout l'espoir des vaincus est un beau désespoir. Delille. Segrais avait dit avant, et mieux : Tout l'espoir des vaincus est dans leur désespoir. 8 PAGE l48. O vous, mânes chéris. Brutus prononça en effet un serment à peu près semblable sur le poignard qu'il tira du sein de Lucrèce : Collatin, Lu- crétius, Valérius, auxquels il fit passer le fer, jurèrent aussi sur cette lame sanglante l'expulsion de Tarquin, de sa race, et la destruction de la royauté. Ce serment devint bientôt celui de tout le peuple. Brutus adest; tandemque animo sua noiuina fallit, Fixaque senianimi corpore tela rapit. SUR LUCRECE. i5 7 StiUantemque tenons generoso sanguine cnltram, Edidit inipavidos ore minante sonos : « Per tibi ego lmuc juro fortem castumque crnorein , Perqne tuos mânes , qui mihi numen erunt , Tarqnininm pœnns profuga cum stirpe daturum ; Jam satis est virtns dissimulata diu. » Ovid., Fast. lil>. II. En effet, Tarquin fut détrôné, et Sextus périt misérable mont à Gabie, où il s'était réfugié. QUINTIUS CINCINNATUS TRAGEDIE EN TROIS ACTES, REPRESENTEE POUR LA PREMIERE FOIS A PARIS, SUR LE EIIKATRI- FRANÇAIS,, IF 11 NIVÔSE AN 3 ( 1 r r JANVIER 1795). Impiaque iu metlio peraguntur bella sénat u. Lucan., Pharsal. lib. I. AVERTISSEMENT DE I.A PREMIERE EDITION. Parvenir à la tyrannie par la popularité, et à la popularité par une perfide complaisance , telle fut de tous les temps la tactique des ambitieux dans une république. Cette vérité, non moins cruellement démontrée par l'expérience que par l'histoire, fut sans doute la base de l'ostracisme. C'est aussi l'objet de cette tragédie, conçue et presque entièrement ache- vée sous le despotisme le plus terrible qui soit jamais né de la démagogie. ^Ç^^^-XJt^^,^ t'"*- i. « n J AVERTISSEMENT. Quelques mots placés en tète de Cincinnatus apprennent au lecteur dans quel intérêt et en quelles circonstances cette pièce a été composée. La tyrannie du comité de salut public, tyrannisé lui-même par Robespierre, pesait alors sur la France. C'était au nom de la liberté qu'on avait établi l'esclavage le plus épouvan- table dont il soit fait mention dans l'histoire des hommes. Ce contraste odieux des noms et des choses , cette impudente dérision qui accompagnait le despotisme, ne révoltait pas moins les âmes généreuses, que ne les révoltait le despotisme lui-même. De ce nombre étaient des hommes que l'absence de la royauté avait familiarisés avec les idées républicaines , bien qu'ils eussent été fort étrangers à la terrible révolution qui avait renversé le trône. La ruine du trône consommée contre leur volonté, ils s'étaient résignés à être libres ; et ils tenaient d'autant plus à la liberté qu'ils l'avaient bien chèrement achetée. Tels étaient les sentiments de l'auteur de Cincinnatus. Porté vers la république par un goût que les circonstances seules lui avaient révélé , il s'indignait de n'y trouver que l'oppres- sion. Il ne savait pas encore que ce n'est pas sur leur déno- mination, mais d'après leur constitution, qu'il faut juger de la nature des gouvernements ; que ces mots république et li- berté ne sont pas plus nécessairement synonymes que ne le A Y KKTISSKMKNT. 1 65 sont les mots esclavage et monarchie, et qu'un républicain suisse est beaucoup moins libre qu'un sujet anglais. Mais ce qui létonnait aulant au moins que l'imperturbable hypocrisie du tyran, c'était l'étrange aveuglement d'un peuple qui se laissait tyranniser par un pouvoir exercé en son nom. Le jeune poëte crut qu'il ferait une chose non moins utile pour son pays qu'honorable pour lui-même, s'il démasquait l'oppresseur et désabusait les opprimés. La tragédie de Cincinnatus tend uniquement à ce but; elle a été entreprise et terminée en 1 794. L'auteur y travailla six mois sans relâche : la progression toujours croissante de la terreur le fortifiait dans son projet, loin de l'en détourner. Dès les premiers jours de thermidor il était parvenu aux deux tiers de sa tache. Plusieurs hommes de lettres, et entre autres M. Eusèbe Salvertc , M. d'Avrigny, et l'infortuné Legouvé, avaient entendu, avant le 9 de ce mois à jamais mémorable, la lecture du second acte de cette pièce; et ils n'étaient pas sans inquiétudes sur les conséquences que sa publication pourrait avoir pour leur ami. La fortune le sauva, en sauvant la France; mais la tragédie de Cincinnatus , représentée six mois après la chute de Ro- bespierre , ne parut que la conséquence de l'événement qu'elle avait eu pour objet de provoquer. Elle n'en contient pas moins d'utiles avis , de salutaires leçons , même pour les peuples qui ne sont pas en répu- blique. Cette pièce est du genre le plus sévère : la nature du sujet et l'intention dans laquelle il a été traité l'ont voulu. De plus, ce sujet appartient a une époque où les mœurs des Romains, comme leurs opinions, comme leurs passions, ,64 AVERTISSEMENT. étaient empreintes de la plus grande austérité. Rome n'était plus la ville des Tarquins, et n'était pas celle des Césars. L'exemple de Brutus avait retrempé les âmes. La patrie était devenue le premier objet de toutes les affections , la liberté le premier des biens; le sénat s'honorait de sa pauvreté, et l'on allait chercher les dictateurs à la charrue. .3 • *;«• s m « » ■_ *• S) « g pilrc i>cbicaloirc ûM tSrÔo-t si tlotb , t/attef m a/ve& Av/'m/j ae votu aecuer mi ruu ott/vraaed oui aéé&na&nâ aa?tJ mo?z Aorte- rea '(/le /e four ae /a re/ireue/i/a/tan. ^La?*- c/ofmez^mac ae /vr&uenûr ce ïoivTj wuù /iou?vuw^ me Auià Je renouwecer Aour mot ; Aar- aoiM-tez>-moù d o/févr aeJ atwown/ /iuc eu/, netseUj au Jacee/deôûr ae ^OX, an- fenuxanaaeAu/uc ae ma Au m Aauâe eJÙaà j tyf&itorct, ta Aatœze au rejte a/t mwute; et même avant aue d etm vnJârutf/uir te 4naM>ewr, fi ai du u comAatir. J^utAJe-t-iù d écarter a^ u&m-aeâ ae vouj , t^p&ùtora, ce ma/Aeur, a ta cte/ïmJe au/vueùvouj avez tout rec&/w?tient condàcre tant ae cowaae et tait/ ae ta/teizt; ae voilà, e#z mu ui Aoutitfiue EPITRE DEDICATÔIRE. 167 fi cj/ /taj cavtf&nce (Ce tôt ta de?z/tœ?ze/iâ eC /ut/na- tit/e; rie oouj y atti da/ve& /tonorer ta atoùre acwiJ tcj r&venf; ae voud, aur^ €&vez> /&t*ee- / ëwrcfte a rouaw'/ ae ihhij j aonl la mwie ihwc , rc~ ten/t&Jcmâ ae ta Irwii/neutJai^ aii-aeta aeJ mert, a Aorte ta co?tio/a/to?t aaiti te eoetir art Attu tJtttdfo c'est-à-dire le partage égal entre tous les citoyens des terres conquises. Convaincu d'aspirer à la royauté, il fut précipité de la roche Tarpéienne. 9 pack 190. Les cachots , devenus le tombeau d'Appius. Appius Claudius, patricien, chef des décemvirs, et celui d'entre eux qui abusa le plus du pouvoir pendant la durée de leur magistrature. Traduit devant le peuple par un tribun , par le père même de Virginie, Appius, avant que d'être con- damné, fut jeté moins légalement que justement en prison. Il y mourut. 10 PAGE 191. Athène, en exilant le crédit d'un grand homme. Telle était la théorie de l'ostracisme chez les Athéniens : ce peuple aimait encore plus la liberté que les héros. Aristide fut exilé par l'inquiétude que donnait sa popularité, fondée sur des vertus. Ce n'était pas l'homme qui avait attenté, mais qui pouvait attenter à la liberté , que l'ostracisme frappait SUR CINCINN/VTUS. 22 3 dans le plus vertueux des citoyens. Bien différent de certains héros modernes, Aristide sortit d'Athènes en priant les dieux de ne pas permettre qu'il arrivât à son pays aucun accident qui pût le faire regretter. Nous avons déjà rapporté ce trait dans les notes sur Ma- rins. 11 est bon à répéter au temps où nous sommes. 1 x page i y8. Veille à ce que l'état n'éprouve aucun dommage. Ce vers est une traduction littérale de la formule par la- quelle le sénat appelait l'attention des consuls sur les dangers de la république, et les investissait d'un pouvoir extraordi- naire : Caveant consules ne quid detrimenti copiât respuhlica. 12 page 198. Et puisque enfin nos lois De ce grand magistrat m'ont confié le choix... Le dictateur était nommé par le premier consul. Son pou- voir était absolu, à la ville -comme à l'armée. Le premier dictateur fut nommé pour six mois. Quand le dictateur était nommé pour un péril momentané, le péril passé, il abdi- quait. Rentré dans la classe des citoyens , il ne pouvait être poursuivi pour les actes de sa magistrature. Le premier dic- tateur fut Titus Largius : Jules César fut le dernier. A l'exem- ple de Sylla , il se fit dictateur perpétuel ; mais il n'abdiqua pas , et mourut assassiné. 224 NOTES SUR CINCINNATUS. 13 PAGE 2o3. Cincinnatus, vainqueur de tous nos ennemis , Mais vaincu par les siens , et banni dans son fils. Quintius Céson, fils de Cincinnatus, accusé faussement de- vant le peuple par le tribun Volscius, évita par la fuite la peine dont il était menacé. Ainsi que nous l'avons dit , sa fuite ruina Cincinnatus , qui s'était rendu sa caution. Céson , enfin justifié , fut rappelé, et son calomniateur puni d'un exil perpétuel. *4 page 214. Servilius , courage ! un traître est abattu , Et ton pays sauvé rend grâce à ta vertu. Telle est la réponse que Cincinnatus fit aux accusateurs de Servilius. Ces paroles nous ont été conservées par les histo- riens : Macte virtute , C. Servili , esto , Uberata republica. Tit. Liv., Hist. lib. IV. OSCAR, FILS D'OSSIAN, TRAGEDIE EN CINQ ACTES, REPRÉSENTÉE POUR LA PREMIERE FOIS A PARTS, SUR LE THEATRE DE LA RÉPUBLIQUE. LE l4 PRAIRIAL AN 4(3 JUIN 1796). ib Araor, pietà , sdegno, dolore ed ira, Disio di morte. Orlando fuiucso , cant. xxxvri. PRÉFACE I) E LA PRI.MIJ.rxK KDITION. J'ai intitulé mon ouvrage Oscar, fils d'Ossian, pour indi- quer par ce titre la source où j'avais puisé mon sujet. En mettant sur la scène les peuples chantés par Ossian, j'ai dû laisser aux lieux les noms que leur donne ce poète. Pouvais-je, sans faire un lourd anachronisme, désigner par un autre nom que celui de pays de Morven la partie septen- trionale de la Grande-Bretagne ? Les Romains, je le sais, la nommaient alors Calédonie; mais je n'introduis pas les Romains dans Y Ecosse, autre nom que reçut cette contrée postérieurement à l'époque de mon action. Selma , où cette action se passe, était le palais des rois de Morven. Morven signifie chaîne de montagnes. Cromla , lieu élevé. Le pays d'Ullin est l'Irlande. Le royaume de Lochlin la Norwège. Les îles Rlnnistore sont les Orcades. Le Lego est le Cocyte des anciens Écossais. Les bardes étaient des druides d'un ordre inférieur. Tre- nemor, l'un des ancêtres d'Ossian, les avait exceptés de la proscription qui chassa les druides de ses états. Les druides étaient des prêtres , les bardes étaient des poètes : les princes i5. 228 PREFACE. ne se brouillent pas tous avec les dispensateurs de l'immor- talité r . J'invite ceux qui désireraient des détails plus étendus sur les hommes et sur les lieux à lire la préface qui se trouve à la tète des poésies d'Ossian, traduites par Letourneur. Je ne m'étendrai pas non plus sur ces poésies. Dénuées d'art, mais surabondantes en génie, ces productions monotonement sublimes sont parvenues, de bouche en bouche, depuis le troisième siècle jusqu'à notre âge. Macpherson les écrivit le premier sous la dictée des pâtres 2 . Traduites dans toutes les langues sur sa version, elles ont trouvé partout des admirateurs, des enthousiastes. En effet \ quel homme , pour peu qu'il soit doué d'ima- gination et de sensibilité , peut entendre avec indifférence ce chantre de la valeur et de la mélancolie? Fils et père des héros , héros lui-même , Ossian célèbre les exploits de Fingal , ceux d'Oscar et les siens propres. C'est à Malvina , c'est à la veuve de son Oscar, que, vieux et aveugle comme le prince des poètes , cet autre Homère adresse ses chants plaintifs et reconnaissants : et quelle inépuisable source de richesses intactes ne présentaient-ils pas au poète drama- tique ! Un peuple entre la barbarie et la civilisation; une mo- rale qui prescrit le courage au faible , la générosité au fort , la pratique de l'hospitalité à tous ; une mythologie toute sen- timentale , qui fait du monde entier le domaine du cœur , peuple les nuages des esprits des ancêtres , ouvre aux braves les palais aériens , emprisonne dans les vapeurs des marais les ombres des méchants et des lâches 3 : tels sont les sujets les plus familiers des tableaux d'Ossian; tels sont les trésors sur PREFACE. 229 lesquels j'étais indigne de porter la main , si l'emploi ne jus- tifîe pas ma témérité. Je dois moins à Ossian mon sujet que mes couleurs. Un très court poème, intitulé la Mort d'Oscar, m'a donné tout au plus l'idée du quatrième acte ; le reste est purement fictif- Ce poëme m'avait déjà fourni le sujet de la romance qui se trouve à la suite de cette préface. eoet««tt9a«« OSCAR ET DERMIDE, MUSIQUE DE MÉHUL4. Toi qui, près de ma bien-aimée, Unis tes accents à ma voix ; Toi qui , muette sous mes doigts , Languis loin d'elle inanimée , O ma harpe ! adoucis l'ennui Qui dévore un amant fidèle : Si mon âme est triste aujourd'hui, Que tes chants soient tristes comme elle. Morven, dans ses forêts paisibles, Possédait deux cœurs vertueux; Également braves tous deux, Tous deux également sensibles. Vaincre fut long-temps leur seul ait : Chasseur et guerrier intrépide , Dermide égalait seul Oscar, Oscar égalait seul Dermide. CHANT CxALLIQUE. 23 1 La paix habitait dans leurs âmes : Ils n'avaient vécu qu'à demi. Chacun d'eux aimant son ami , Ignorait qu'il fût d'autres flammes. C'était à tes yeux, Malvina, Qu'Amour gardait cette victoire : Chacun te voit, chacun déjà T'aime comme il aimait la gloire. Malvina, l'éclat que ramène L'aurore qui rougit les cieux Le cède à l'éclat de tes yeux. Un doux zéphyr est ton haleine. Ton sein, de pudeur agité, Ressemble à la neige légère Que le vent, avec volupté, Balance sur l'humble bruyère. Du mal qui tous les deux les blesse L'amitié ne peut les guérir : Ou te posséder ou mourir Est le vœu qu'ils forment sans cesse. Chacun a bien droit au retour, Par la pure ardeur qui l'anime; Mais partage-t-on son amour Comme on partage son estime ? 2 32 CHANT GALLIQUE. Oscar est celui qu'on préfère; Dermide en secret a gémi, Non du bonheur de son ami , Mais seulement de sa misère. Bientôt Dermide a disparu ; Oscar cherchait partout sa trace, Quand au combat un inconnu De le provoquer a l'audace. Les échos des bois retentissent Du choc bruyant des boucliers ; Déjà du sang des deux guerriers Du torrent les 4 ondes rougissent. Bientôt sous le fer du vainqueur L'agresseur mesure l'arène : L'un combattait avec fureur, L'autre se défendait à peine. Le coup qui finit ma carrière, Oscar, est un bienfait pour moi; J'ai voulu le tenir de toi, Dit Dermide ouvrant la paupière. D'un mal qui ne pouvait guérir La main d'un ami me délivre : L'amour m'ordonnait de mourir , Et l'amour t'ordonne de vivre. CHANT GALLIQUE. *33 Il dit; il sourit, il expire. Oscar, do douleur déchire, Veut fuir ce corps défiguré, Qui le repousse et qui l'attire. Malviua tout-à-coup survient, Et voit le trouble qui l'oppresse : — O mon bien-aimé, d'où te vient Tant de pâleur, tant de tristesse? — Au pin, que son sang vient de teindre, L'écu d'un brave est suspendu. Trois fois mon arc s'est détendu Sans que ma flèche ait pu l'atteindre. C'est à toi , fille des forets , A remporter cette victoire; Que l'arc, auteur de mes regrets, .Soit du moins celui de ta gloire. Oscar fuit ; l'arc qu'il abandonne Par son amante est ramassé; Et le trait qui siffle est chassé Loin de la corde qui résonne. Le bouclier reçoit ce trait Trop fidèle à l'œil qui le guide; Et le triste Oscar, qu'il couvrait, Tombe sur le corps de Dermide 5 . 2 54 CHANT GALLIQUE. Oscar, quelle erreur est la mienne! C'est moi qui t'ai percé le sein! — Dermide expira par ma main , J'ai voulu mourir de la tienne. — O mes amis ! ô mon amant ! Si nous n'avons pu vivre ensemble, Dit l'héroïne en se frappant, Qu'un même tombeau nous rassemble. Sur ce tombeau , couvert de mousse , Le chevreuil vient souvent brouter. L'onde à rêver semble inviter L'âme mélancolique et douce. Le barde, instruit de ces malheurs, A l'avenir les fait entendre. Puissé-je obtenir tous les pleurs Quo son récit m'a fait répandre! AVERTISSEMENT. Les différentes pièces qui se trouvaient en tête de la pre- mière édition d'OscAR , et que nous avons reproduites dans celle-ci, nous laissent peu de choses à dire au sujet de cette tragédie. L'auteur, en la composant , répondit aux critiques qui l'accusaient de ne pouvoir peindre que des passions de tète , et d'ignorer le langage du plus doux comme du plus terrible des sentiments. f Oscar est une tragédie toute de cœur ; l'amour et l'amitié y sont aux prises, et la remplissent des épanchements de leur tendresse, des explosions de leur désespoir. En allant chercher ses héros dans les montagnes de l'Ecosse, en les prenant chez un peuple qui, sans être barbare, n'était pas entièrement policé, et dont les mœurs, moitié sauvages , moitié chevaleresques , sont entre la nature et la civilisation , l'auteur se créa de nouvelles ressources : il a pu donner une physionomie nouvelle à tous les sentiments, et même à l'amour, qui, tout despote qu'il est, porte dans tous les pays l'empreinte des mœurs locales. Oscar n'a cependant pas obtenu tous les suffrages : cela de- vait être. Les poèmes d'Ossian ne se trouvaient pas alors dans toutes les bibliothèques; son style, employé pour la première fois au théâtre , a dû étonner la multitude. Ce qui pour les gens instruits n'était que nouveau, pour le commun des spec- tateurs était étrange. Oscar a néanmoins toujours produit un grand effet à la scène. Il est vrai que les rôles de cette pièce furent confiés aux 2 56 AVERTISSEMENT. talents les plus propres à leur prêter une valeur indépendante de tout mérite littéraire. Une actrice pleine de grâce, qui, sans être perdue pour la société, a été trop tôt perdue pour l'art, mademoiselle Simon, répandait sur le rôle de Malvina l'in- térêt qu'elle avait toujours obtenu pour elle-même : sa présence seule expliquait tout Oscar; et Oscar était Talma. On s'est trompé quand on a dit que cette tragédie avait été dédiée au général Buonaparte; mais cette fois les frères Michaud peuvent avoir innocemment affirmé une chose fausse , qui , après tout , n'est pas une calomnie. Ce qui a donné lieu à cette erreur, très concevable d'après les sentiments que M. Arnault a manifestés de tout temps pour l'homme qui , dès son début , a porté au plus haut degré la gloire du nom français , c'est la publication des vers suivants : ils étaient inscrits sur l'exem- plaire iï Oscar offert par l'auteur au jeune vainqueur de Mil- lesimo, de Montenotte, de Dégo, de Lodi, d'Arcole et de Ri- voli, au moment où il entrait dans Mantoue : * AU GÉNÉRAL BUONAPARTE. Toi , dont la jeunesse occupée Aux jeux d'Apollon et de Mars , Comme le premier des Césars Manie et la plume et l'épée ; Qui , sans doute , au milieu des camps , Rédiges d'immortels mémoires ; Dérobe-leur quelques instants , Et trouve, s'il se peut, le temps De me lire entre deux victoires. m. 'mûiùsâ //iô?:hr/me<â. /ouâ ce monde. (oeuœ aue 'ne c/ierc/ieitâ ccwnowr aue aaâU /a aa/a?z/erie ; cettœ rua ne votes 1/ aue la /ero- a/e' aavtJ ca Aa/dion, Jonl i owvi t pr ce 6w?â ae Av? a Aotœtt eAouwardeeJ . *J ecrtd Aoiir -voua , meà cvrnùj : £âoicr tôt , (Sc^- ; etAudjeJ-ta i\\ca\n et de ^Prt^tntts! £ooicr toùj ^ , , ♦ f 7 , dont ta -ver/ei/uâ eaate- nic/zt efoocûvee/icw" te mat/iear et la /trodAenle; tôt oui nottJ JwArtJ vien- moenJ en> ia< deve- lo/iAant acmà teJ /etâ ae l tS&uârtcÂè, att en, wœ ta euféet/nuuM-iâ AaJ ctaiw tej nouât c?nAtotJ a*& eue Jemvtatt devoir t Mzle?,r°: /dace ait Areinier ?w?za, de med cwnej , àù Ae de?ar de l Aiamaizde. t/od moaeJhej dod /mdodoAÀie , /// cAeaataned ta a/oMaà eéowned*ie& ae n e7? /uitJceutftf a votre aaa/dcon. . . Qâ ?rioi aaAdi i-e 2 4o ÉPITRE DÉD1CAT0IRE. d/ud votre /e/f . . .. (o cdl a> vottd Acwâcuuew' m&stl eiue /e vou/atd /cudas îtu aimée comme cda- ^y£ ceJ acwncj Je ?aj la -?jâa^ciej J //J Je 77iiM/iue/zf a mejut peut-être ! GAUL. Ami, quel étrange regard ! D'où provient sur ton front cette pâleur mortelle ? 2 5o OSCAR. OSCAR. Je ne sais, mon ami, je sens que je chancelle ; Soutiens-moi. M AL VIN A. Son regard , son trouble , sa douleur , Tout m'instruit , tout m'apprend l'excès de mon malheur. OSCAR. Rassurez-vous , amis. La fatigue , sans doute , Le chagrin... je ne sais... la longueur de la route, Qui , plus je m'approchais de ces heureux climats , Plus pénible , semblait s'alonger sous mes pas ; Tout m'accable. En vos yeux ne vois-je pas des larmes ? Oh ! combien sur mes maux vous répandez de charmes ! Je ne les ressens plus. MALVINA. Pourquoi ces vains détours ? Va, j'en crois ton visage, et non pas tes discours. OSCAR. Que t'aurait-il appris ? MALVINA. Ce qu'en vain tu veux taire. O malheureuse épouse ! ô malheureuse mère ! C'en est donc fait! Dermide... o s c A R. Eh quoi! serait- il mort? MALVINA. Tu peux me l'avouer. ACTE 1, SCENE III. 201 OSCAR. Pour connaître son sort Je n'ai rien négligé. Dans mes recherches vaines , Interrogeant partout ses traces incertaines, Pénétrant dans la nuit de nos antres déserts, J'ai parcouru les bois , j'ai traversé les mers : Mais le succès n'a pas couronné mon attente. Pour prix d'une fatigue inutile et constante , Je n'ai pu recueillir que des soupçons , des bruits , L'un à l'autre opposés, l'un par l'autre détruits. On dit qu'aux bords d'Ullin on l'a vu reparaître ; On dit qu'en s'éloignant des murs qui l'ont vu naître , Avec son jeune enfant, avec le vieux Carril, Il a choisi Lochlin pour lieu de son exil. Tandis qu'un autre soin près de vous me rappelle , Par mes ordres déjà plus d'un barde fidèle Court y redemander cet ami malheureux, Que je devrais peut-être y chercher avec eux. MALTINA. Attendez leur retour en ce séjour paisible : L'amitié ne veut pas qu'on tente l'impossible. Je voudrais, cher Oscar, me flatter comme vous ; Mais je n'espère plus retrouver mon époux, Retrouver mon enfant , qui , malgré ma misère , Eût encore épargné bien des pleurs à sa mère ! Donnez quelque repos à vos yeux fatigués Des pleurs qu'à votre ami vous avez prodigués. 202 OSCAR. Vos malheurs sont les miens , ma douleur est la vôtre ; Désormais réunis . par pitié l'un pour l'autre , D'un appui mutuel , Oscar , assurons-nous : Je vous suis nécessaire , et j'ai besoin de vous. OSCAR. Je le crois, je le sens; le charme que j'éprouve, De concert avec vous, me le dit, me le prouve. Mais serait-ce à rester qu'il faudrait m'inviter ? Qu'il me faut de vertu pour pouvoir vous quitter ! Je l'ai pu... sais-je, hélas! si je le puis encore! Au cœur de votre Oscar, que plus d'un mal dévore, Tout l'ordonne... et pourtant, si j'en croyais mon cœur, Je n'irais pas si loin pour trouver le bonheur... Dermide... qu'ai-jedit! SCENE IV. GAUL, MALVINA, OSCAR, RYNO. RYNO. Sans tarder davantage , Venez, fds d'Ossian , jouissez de l'hommage Qu'un peuple tout entier rend à votre vertu. Instruit qu'en ces forêts vous avez reparu , Le peuple de Morven , en son impatience , Au-devant de vos pas , hors de ses murs , s'avance. En ces lieux plus long-temps qui peut vous retenir? ACTE I, SCÈNE IV. s53 oscar , à Gaul. Libre une fois , ami , reviens m'entretenir : Sur un point important je veux l'ouvrir mon âme ; Reviens me joindre... Allons. ( Il sort avec Ryno. ) SCENE V. GAUL, MALVINA. M AL VIN A. L'entretien qu'il réclame , Ce sentiment confus de tendresse et d'effroi Qui le rapproche ensemble et l'éloigné de moi , Tout m'effraie... GAUL. En ce cœur, à tant de trouble en proie, La douleur un instant a fait place à la joie. MALVI NA. Puissé-je y maintenir un sentiment si doux ! GAUL. Ce bienfait , Malvina , serait digne de vous. MALVI N A. Sa douleur est profonde. GAUL. En est-il dans notre âme Que ne puisse adoucir la pitié dune femme ! 2 54 OSGAR. MALVINA. Persuadez-le-moi , je voudrais l'espérer ! Quels que soient ses malheurs, je puis les réparer! Persuadez-le-moi, j'aimerais à le croire : Je fais de son bonheur mon devoir et ma gloire. L'honneur me le commande; et, j'en conviens, l'honneur, Pour se faire obéir, s'entend avec mon cœur. Eh ! si tu n'y trouvais que de l'indifférence , Qui donc aurait des droits à ma reconnaissance , Oscar ? Lorsque mes yeux , fermés par les douleurs , Se rouvrirent au jour bien moins, hélas! qu'aux pleurs, Qu'à la fois je repris la vie et les alarmes , Quel ami confondait ses larmes à mes larmes ? N'était-ce pas Oscar ? Il fallut pour un fils Sauver de tristes jours par les tyrans proscrits ; La mort, qui menaçait ma tête languissante , Effrayait l'amitié, devant elle impuissante; Tout me fuyait : un cœur, incapable d'effroi, Se plaça fièrement entre la mort et moi ; Seul, contre les bourreaux dont j'étais poursuivie, A mes périls sans nombre associant sa vie , Un héros me sauva : c'était encore Oscar ! Dans ces murs, affranchis du joug de Caïrbar, Qui rouvrit aux enfants le palais de leurs pères ? Frappant , exterminant les hordes étrangères , Qui vengea d'un seul coup , dans le sang de leur roi , Mon pays, mon époux, mon fils, et vous, et moi ? Oscar ! toujours Oscar " 3 ! Quoi qu'il puisse prétendre , ACTE I, SCÈNE V. 2 55 Il me donna bien plus que je ne puis lui rendre. Par mon secours , du moins , puisse-t-il éprouver La consolation qu'il m'a fait retrouver! FIN DU PREMIER ACTE. ACTE DEUXIÈME. Le théâtre représente un palais d'architecture harhare. SCENE I. OSCAR, GAUL. GAUL. Caïrbar est tombé : la main du fils des braves Du peuple de Morven a brisé les entraves ; Selma te doit la paix , Oscar , et tu gémis ! Et les yeux d'un héros de larmes sont remplis ! Apprends à ton ami , sans tarder davantage , D'où naît le désespoir empreint sur ton visage. OSCAR. Oui , Gaul , le désespoir est au fond de mon cœur GAUL. Ne peut-on l'adoucir ? OSCAR. Adoucir ma douleur ! OSCAR. 257 Tu ne sais pas quel mal en mon sein je renferme. G AU L. J'en connais l'origine, et j'en prévois le terme : Toujours plus incertain du sort de son ami , De ses succès Oscar ne jouit qu'à demi. Dermide est loin de nous ; mais l'amitié fidèle , Mais ta victoire , Oscar , à Selma le rappelle. Ah! crois qu'il va bientôt reparaître en ces lieux. OSCAR. Fils de Morni , recois mes éternels adieux. GAUL. Toi , quitter les remparts où tu reçus la vie î OSCAR. Hélas! GAUL. C'est au coupable à quitter sa patrie. Pourquoi , fils d'Ossian , en fuyant de ces bords , Vouloir que tes chagrins ressemblent aux remords ? Dans ce funeste exil quel vain motif t'entraîne ? OSCAR. Hélas ! GAUL. De tes devoirs si tu chéris la chaîne , Tu n'iras pas courir à de nouveaux hasards. OSCAR. Hélas! GAUL. Que résous-tu ? î. 17 2 58 OSCAR, OSCAR. De partir, et je pars, GAUL. Compte pour rien l'ami que ce projet afflige ; Mais ces égards sacrés que le malheur exige , Peux-tu bien, sans remords, les trahir aujourd'hui i } Malvina, dans Morven , n'a que toi pour appui. L'infortuné Dermide, en fuyant cette rive, A tes soins confia son épouse plaintive , Qui, dans la fleur de l'âge, aux portes du trépas, . D'un fils et d'un époux n'a pu suivre les pas. L'as-tu donc arrachée à son état funeste Pour lui ravir sitôt le soutien qui lui reste ? Veux-tu l'abandonner ? OSCAR. Peux-tu m'en soupçonner ? Te la confier, Gaul, est-ce l'abandonner? Non, ce n'est pas en vain qu'en partant je réclame La pitié qui pour elle émeut déjà ton âme. Mon cœur , dans son projet encor plus affermi , Lui laisse un sûr appui dans mon meilleur ami. Et , d'ailleurs , qui pourrait refuser à ses charmes L'intérêt qu'on ne croit accorder qu'à ses larmes ? Qui pourrait résister à l'ascendant vainqueur Des droits de la beauté joints aux droits du malheur? Je crois la voir encor, long-temps évanouie, Reprendre , en gémissant , le fardeau de la vie. Semblables aux rayons qui percent les vapeurs , ACTE II, SCÈNE 1. a5g Ses yeux d'un doux éclat brillaient parmi les pleurs : Semblables à l'éclair qui déchire la nue , Ses yeux m'ont embrasé dune ardeur inconnue , D'un transport si puissant , que jamais l'amitié N'a parlé dans mon cœur plus haut que la pitié. Va , ce seul souvenir me répond de ton zèle : Ne fût-ce pas pour moi , tu feras tout pour elle • Pour cet être enchanteur que le destin combla Des attraits qu'il partage aux filles de Selma ; Etre en qui la nature a mis sa complaisance , Et semble s'admirer dans sa magnificence ! C'est à toi de veiller sur un objet si doux ; C'est à toi de la rendre à son heureux époux! Enfin , si , réunis contre toute espérance , L'un ou l'autre jamais accusait mon absence , Dis-leur bien qu'en tout temps , fidèle à l'amitié , A ce seul sentiment j'ai tout sacrifié ; Dis-leur qu'en me livrant au hasard qui me guide , Je ne puis oublier Malvina ni Dermide ; Dis que si d'eux enfin j'attends quelques regrets, J'en suis digne aujourd'hui, si je le fus jamais. GAUL. J'aperçois Malvina. OSCAR, à part. Mon âme est trop émue ; Sortons , ami. GAUL. Pourquoi te troubler à sa vue ? 17. 2 66 OSCAR. OSCAR, vivement. Je ne me trouble pas. GAUL. Mais , si j'en crois tes yeux , Ton cœur... OSCAR. Trop de douleur suivrait de tels adieux. * Sortons. SCÈNE ÏI. GAUL, OSCAR, MALVINA. MALVIN A. Fils d'Ossian, pourquoi fuir ma présence ? Pourquoi vous dérober à ma reconnaissance ? Un sentiment si doux a-t-il pu vous lasser ? OSCAR. O charme de Selma , pouvez-vous le penser ? Ce sentiment, le seul auquel j'ose prétendre, Gardez-vous , Malvina , de le jamais reprendre : Je n'en suis pas indigne; et, prêt à vous quitter, C'est l'unique bonheur que je puisse emporter. MALVINA. Quelle est cette tristesse , et quel est ce langage ? Oscar... OSCAR. Je ne saurais en dire davantage. ACTE II, SCENE II. 261 M ALVINA. Pourquoi loin de Morven porter encor vos pas ? OSCAR. Par pitié , Malvina , ne m'interrogez pas. M AL VIN A. De vos secrets chagrins craignez-vous de m'instruire ? OSCAR. Il faut partir : c'est tout ce que je puis vous dire. MALVINA. Partir ! et dans quel temps , Oscar , et pour quel lieu ? OSCAR. Il faut partir! MALVINA. Et quand reviendrez-vous ? OSCAR. Adieu ! Aïeux de Malvina , du sein de vos nuages , Veillez sur ses destins, battus par tant d'orages ! Je vous la rends. MALVINA. Qu'entends-je ! G AUL. Au désespoir livré , Du monde entier Oscar est déjà séparé. A lui-même étranger , il fuit tout ce qu'il aime ; Il fuit et sa patrie , et sa gloire , et vous-même ; D'autant plus tourmenté du funeste poison Qui consume à la fois sa vie et sa raison , 262 OSCAR. Qu'il aime à renfermer dans son âme éplorée La cause du chagrin dont elle est dévorée. Parlez au cœur d'Oscar : c'est à vous d'arracher Le secret d'un chagrin qu'il s'obstine à cacher. MALVIN A. Oui , je le veux. Oscar, que ce cœur se souvienne Quels droits ma confiance obtenait à la sienne , Quand faible , succombant au poids de mes douleurs , Quand perdant tout ensemble et la voix et les pleurs , Anéantie, en proie au sort le plus terrible, A force de sentir je semblais insensible. Vous me disiez alors : « Rendez-moi , par pitié , « La part qu'en ses malheurs me doit votre amitié ; « Ce noble sentiment soumet tout à ses chaînes ; « Comme sur les plaisirs il a droit sur les peines ; « Pour doubler le bonheur s'il le fait partager , « Le malheur qu'il partage en devient plus léger : « A pleurer dans son sein croyez qu'il est des charmes. » Vous le disiez, et moi je retrouvais des larmes. Craignez- vous de pleurer ? OSCAR. Je crains bien plus encor De vous voir triompher d'un impuissant effort , De rester sans vertu contre un charme suprême Qui , d'accord avec moi , me combat par moi-même. Mais non : plus je le sens, plus j'y veux résister. Vous-même, en vos désirs bien loin de persister, Tremblez que je ne cède , et tremblez de connaître ACTE II, SCÈNE II. rô3 Ce funeste secret dont je suis encor maître , Que d'un voile éternel je veux envelopper J Et qui pourtant sans cesse est prêt à m'échapper, Qui déjà... Mais que dis-je, et quel est mon délire ? Pourquoi vous cacherais-je un projet que m'inspire Le sentiment connu comme éprouvé par vous ? Votre ami n'est-il pas l'ami de votre époux ? Si ce n'est l'amitié , Dermide , qui m'entraîne , De déserts en déserts , sur ta trace incertaine , Le plus saint des devoirs doit hâter mon départ ; Et si je pleure, enfin, c'est de partir trop tard. M ALV I N A. Ne différez donc plus : mon cœur, sans défiance, Juge de vos devoirs par votre impatience. Partez : mais , dédaignant d'inutiles détours , Soyez vrai , soyez tel que vous fûtes toujours. Je veux qu'un soin pressant loin de Selma vous guide : Mais qu'un nouvel espoir de retrouver Dermide Sur ses pas tout-à-coup vous doive ramener , Voilà ce qui peut-être a droit de métonner... Ou plutôt dans ton cœur je vois ce qui se passe : Ce n'est pas le malheur , c'est Oscar qui se lasse ; Oscar qui , pour me fuir , en de lointains climats , Brûle de revoler à la gloire , aux combats. Non !... les combats, la gloire, ont pour toi moins de charmes Que tu n'as le besoin de ne plus voir mes larmes. En fatigue , l'ennui , malgré nous , peut changer T^e sentiment qu'inspire un malheur étranger. 2 G4 OSCAR. Voilà votre secret... j'aurais tort de me plaindre, Si mon cœur eût forcé le vôtre à se contraindre ; Digne de vos mépris , si j'avais mendié Les soins dont m'accablait une fausse pitié ; Pitié qui, malgré moi, cruelle autant que vive , Rappela dans mon sein mon âme fugitive. Pourquoi donc forciez-vous mes yeux à se rouvrir ? Je n'étais pas à plaindre, Oscar, j'allais mourir. L'amitié , par degrés , combattit cette envie , Et réconcilia mon âme avec la vie ; L'amitié , par degrés , ramenait dans mon cœur La consolation , peut-être le bonheur ! Suffisante à ce cœur , éteint par la souffrance , Mais presque ranimé par la reconnaissance, Elle aurait adouci mes jours infortunés : Je le crus, je le crois, et vous m'abandonnez ! OSCAR. Je vous fuis ; et ce cœur , que l'on croit insensible , Ne s'imposa jamais un devoir plus terrible. J'ai mille fois bravé le feu, le fer, la mort ; Mais je n'ai pas tenté de plus pénible effort. Lorsque , pour maintenir ma volonté première , J'appelle à mon secours ma raison tout entière , Pourquoi réveillez-vous , en ce cœur combattu , Tout ce qui pourrait vaincre un reste de vertu ? Pourquoi fatiguez-vous d'une plainte imprudente Ma constance ébranlée et presque insuffisante ? Pourquoi gémir? pourquoi ces yeux baignés de pleurs ? ACTE II, SCÈNE IL 2G5 Ces yeux ! savez-vous bien qu'ils ont fait nos malheurs ? Tels étaient vos regards , Malvina , quand mon âme Se sentit dévorer d'une subite flamme ; Lorsque je reconnus , dans mon cœur effrayé , L'amour, que j'avais pris long-temps pour la pitié; Amour impétueux , invariable , extrême , Amour digne d'Oscar et digne de toi-même ; Qui, sans doute , eût serré les nœuds qu'il va briser, Si de ton cœur encor tu pouvais disposer. Dermide, ami fatal! Dermide... hélas! j'ignore S'il cessa d'exister, ou s'il existe encore. Mais moi qui l'ai vengé , s'il revenait un jour, De quel œil en ces lieux verrais-je son retour ? Egaré, subjugué, jeté hors de moi-même, Je ne suis plus à moi, je ne suis plus moi : j'aime. Déjà mon cœur , qu'aveugle un sentiment fatal , Dans son plus tendre ami ne voit plus qu'un rival. A ce supplice affreux, qui sans cesse m'obsède , Aux malheurs qu'il prépare , il n'est qu'un seul remède : C'est l'exil , et j'y cours. Soit parmi les forêts Qui des monts de l'Arven hérissent les sommets ; Soit dans les flancs obscurs des rochers d'Inistore ; Soit dans l'ombre des bois , plus redoutés encore , Qui de l'impur Légo couvrent les bords fangeux ; Cachant un désespoir plus effroyable qu'eux , Fatiguant de mes cris les échos du rivage , Je mêlerai ma voix à la voix de l'orage , Au bruit de la tempête , au fracas des torrents , 266 OSCAR. Aux hurlements plaintifs des fantômes errants. Ou si quelque combat s'offrait à mon courage, Je sens qu'avec plaisir je verrais le carnage ! Heureux s'il me délivre , en abrégeant mon sort , D'un amour qui n'aura de terme que ma mort. SCÈNE III. GAUL, OSCAR, MALVINA, RYNO. RYNO. Un barde, sur ces bords jeté par les tempêtes, Et pressé par les chefs de s'asseoir à nos fêtes , Au conseil des vieillards, qu'il a fait assembler , Avant tout, brave Oscar, demande à vous parler. gaul. D'où vient-il ? vers Selma quel intérêt le guide ? RYNO. Arrivé de Lochlin, il a nommé Dermide. TOUS. Dermide ! GAUL. Il nous suffit. Nous marchons sur tes pas. ACTE II, SCÈNE IV. 5*67 SCÈNE IV. OSCAR, MALVINA, GAUL. OSCAR. De vains pressentiments ne m'abusaient donc pas ! Ce barde , croyez-moi , ce messager fidèle , Du retour de Dermide apporte la nouvelle. Le bruit de ma victoire a traversé les mers ; Il a rejoint Dermide au fond de ses déserts , Et rendu l'espérance à son âme abattue. Si je vous ai sauvés , par le coup qui me tue , Puis-je m'en repentir? j'ai quelquefois gémi De mon malheur , et non du bonheur d'un ami. Enfin , dans son bonheur j'aime à voir mon ouvrage. Mais n'exigez pas plus de mon faible courage ; Et laissez-moi cacher au monde, que je fuis , La honte et la douleur de l'état où je suis. GAUL. Arrête , Oscar , arrête ! Ami , que vas-tu faire ? Fuir ! quand il faut tenter un effort tout contraire. Fuir ! en un seul moment as-tu donc oublié Ce qu'exige de toi l'honneur et l'amitié ? L'amitié, qui, long-temps maîtresse de ton âme , Te laissait ignorer qu'il fût une autre flamme ; L'amitié , qui te parle aujourd'hui par ma voix , 2 G8 OSCAR. Et que tu vas trahir pour la première fois. OSCAR. Moi! G A TJ L. Ne te couvre pas d'une éternelle honte. Et que pourraient penser d'une fuite aussi prompte Ces vieillards, assemblés par un grand intérêt ; Ce barde , possesseur d'un important secret ; Et Dermide surtout , qui , prêt à reparaître , Pour t'embrasser , Oscar, t'attend déjà peut-être ? Non , Gaul en ce péril ne peut t'abandonner : S'il ne peut te conduire, il saura t'entraîner, Et, portant l'amitié jusques à la rudesse, Te sauver , malgré toi , de ta propre faiblesse. Ou plutôt, je connais ta générosité ; C'est elle que j'implore en cette extrémité : Vois Malvina muette au milieu des alarmes ; Et si tu ne m'entends , entends du moins ses larmes. OSCAR. Eh bien! qu'ordonnez-vous, Malvina? MALVINA. Malheureux ! C'est fait de nous ; ce jour nous perdra tous les deux : Ce jour nous a perdus. J'en crois cette épouvante Que chaque instant accroît dans mon âme innocente : Oui, sans doute, innocente! et pourtant... n'attends pas Que ma faible raison guide aujourd'hui tes pas. Et qu'en obtiendras-tu, dans ce désordre extrême, ACTE II, SCÈNE IV. 269 Quand je la cherche en vain pour me guider moi-même ? Plus le péril s'accroît , et plus nous nous troublons. C'est Gaul qu'il faut en croire. GAUL. Eh bien , Oscar ? OSCAR. Allons. FIN DU DEUXIEME ACTE. L ■». -* -x. %^ ^-W* -%- '%> ■» ^/^/* H ACTE TROISIÈME SCENE I. MALVINA, GAUL. GAUL. Vous n'avez plus d'époux; mais ce jour, dès long-temps Présagé par vos pleurs et vos pressentiments , D'un bonheur imprévu flattant votre misère , Dans l'épouse affligée épargne au moins la mère : Votre fds est vivant. MALVINA. Mon fds ! Ah ! croyez-vous Qu'il n'ait pas partagé le sort de mon époux ? GAUL. Il respire ; et bientôt , dissipant vos alarmes , De sa main consolante il essuîra vos larmes. MALVINA. Espoir long-temps perdu! je sens trop qu'aujourd'hui Mon malheur presque entier disparaît devant lui. OSCAH. 271 Ton ombre; , 6 mon époux ! ton ombre magnanime Dans un transport si doux ne saurait voir un erime : C'est celui d'une mère, et c'est celui d'un cœur Au sein du désespoir surpris par le bonheur. Mais qui peut retenir mon enfant ? GAUL. L'esclavage De Carril et de lui fut long-temps le partage. MALVINA. Quoi, Carril, quoi, mon fils, auraient porté des fers! Il pourrait exister un homme assez pervers Pour outrager en eux l'enfance et la vieillesse , Et surtout la pitié qu'on doit à la faiblesse î Je ne puis le penser... Quel est donc ce tyran ? GAUL. C'est le roi de Lochlin ; c'est le sombre Swaran , Plus terrible aux mortels jetés sur ses rivages Que les flots , les rochers couverts de leurs naufrages. Les droits , les soins pieux de l'hospitalité , Remplacés par l'insulte et la captivité , Voilà ce qu'au malheur réserve le perfide , Et ce qu'en ses états a rencontré Dermide. Près de son jeune enfant et de son vieil ami , En d'obscurs souterrains le héros a gémi ; Dans la nuit des cachots traînant son existence , Vivant pour la douleur, et mort pour l'espérance. Toutefois il sortit de ce séjour d'horreur , Il sortit , et ne fit que changer de malheur. 272 OSCAR. Ce vieillard, cet enfant, qui l'engageaient à vivre, Plus observés , en vain tentèrent de le suivre. Sa constance expirait , quand un juste trépas De Caïrbar enfin punit les attentats. Ce bruit, pour les méchants signal de l'épouvante, Rendit à votre époux sa constance expirante : Certain qu'impatients de traverser les flots, A sa voix paternelle il verrait nos héros De son malheureux fils courir briser la chaîne, Dermide, respirant l'espérance et la haine, Fait voile vers ces bords : il entrevoit déjà Les rochers de l'Arven, les sapins du Cromla , Ses foyers , sa patrie , asile , heureuse terre Que l'absence aux bons cœurs rendit toujours plus chère ! Il sourit, mais en vain : tout-à-coup le jour fuit; Le spectacle enchanteur disparaît dans la nuit : L'éclair croise l'éclair ; l'air mugit , le ciel gronde ; La tempête en hurlant creuse et soulève l'onde : Sur ces mêmes rochers qui promettaient le port, L'infortuné bientôt ne voit plus que la mort, La mort qu'il ne peut fuir. La vague , enfin , chargée Des débris dispersés de la nef submergée, Dans ce commun désastre, hélas! n'a respecté Que le barde étranger qui nous l'a raconté. MAL VIN A. Infortuné Dermide! ainsi Fonde en furie L'engloutit à l'aspect de sa triste patrie. Ainsi la mort , qu'en vain implorait sa douleur , ACTE III, SCÈNE 1. 253 Le dévore à l'instant où fuyait le malheur. Il n'est plus! mais du moins, sur les nuages sombres, Il a trouvé sa place entre d'illustres ombres ; Mais le repos l'attend auprès de ses aïeux , Dans la nuit de la tombe et dans l'azur des cieux. Et son fils ! héritier de toute sa misère , Loin du sein maternel exilé sur la terre , Accablé sous le poids des fers et des malheurs... Oh ! c'est bien à son fils qu'il faut donner des pleurs ! N'est-il donc pas de terme à sa longue infortune : } Dermide immola tout à la cause commune ; En ces murs, sur les flots, au milieu des combats, S'il'n'a pas prodigué ses jours pour des ingrats, Son fils , à vos secours , dans sa détresse extrême , N'a-t-il pas tous les droits qu'il aurait eus lui-même ? GAUL. Ces droits sont reconnus. Oscar, rendu garant De ces droits invoqués par Dermide expirant; Oscar, impatient d'amitié, de vengeance, A juré de briser les fers de l'innocence; Il remplira bientôt votre plus doux espoir : Mais ce devoir , enfin , n'est pas le seul devoir Qu'en s'élevant aux lieux où la vertu réside , Au cœur d'Oscar, au vôtre, ait imposé Dermide. MALVINA. Poursuivez. Quel que soit ce devoir, cette loi, Qu'un époux expirant ait prescrit à ma foi , Ses volontés , ami , n'auront point été vaines. i. 18 2 7 4 OSCAR. Les volontés des morts sont des lois souveraines , Qu'au défaut de l'amour l'effroi doit protéger : Malheur à tout mortel qui peut les outrager ! g a u L. Le barde ainsi l'a dit, quand sa voix solennelle , Des ordres d'un héros interprète fidèle , Répétait à Selma les mots , les derniers mots Qu'exhalait votre époux luttant contre les flots. Rarde, s'écriait-il, barde, si la tempête Aujourd'hui t'épargnait , en accablant ma tête , A l'invincible Oscar porte les derniers vœux D'un ami, d'un époux, d'un père malheureux. Ce que perd ma famille , Oscar peut le lui rendre. S'il n'a pas oublié notre amitié si tendre , S'il n'est pas enchaîné par des liens plus doux , A Malvina qu'il rende un plus heureux époux. Qu'un serment, dont j'emporte en mourant l'espérance, Serment d'hymen bien moins que serment de vengeance, Rende un père à mon fils , et porte chez Swaran Cet effroi précurseur de la mort d'un tyran. » MALVINA. Qu'a dit Oscar? GAUL. Oscar en ces lieux doit se rendre : De lui-même à l'instant vous le pourrez apprendre. Le voici. ACTE III , SCÈNE II. 27^ SCÈNE M. MALVINA, OSCAR. MALVINA. Tout mon sang se porte vers mon cœur. OSCAR. Calmez , ô Malvina , calmez cette frayeur. Pourquoi ces yeux baissés et ce morne silence ? Le faut-il imputer à ma seule présence? Ou, non moins malheureux, Oscar doit-il penser Que vous n'ignorez pas ce qu'il vient annoncer ? MALVINA. Votre ami de ces lieux s'éloigne à l'instant même. OSCAR. Eh bien ? MALVINA. Prenez pitié de mon malheur extrême. OSCAR. On peut vous rendre un fils. MALVINA. Je le sais. OSCAR. Savez-vous Quels devoirs en mourant m'imposa votre époux ? 18. 276 OSCAR. MALVINA. Je le sais. OSCAR. A ses vœux dois-je en tout satisfaire ? MALVINA. Que me demandez-vous? OSCAR. Répondez. MALVINA. Je suis mère. OSCAR. Vos désirs , Malvina , seront seuls accomplis. Ordonnez. MALVINA. Je suis mère. Ah! rendez-moi mon fils. OSCAR. Je vous entends: sans doute Oscar doit vous le rendre; Oscar vous le rendra. Quoi qu'il faille entreprendre , Par de plus vastes mers quand le sort en courroux Séparerait encore et votre fils et vous • Quand , pour le retenir en d'indignes entraves , Swaran du monde entier m'opposerait les braves , Seul contre eux, croyez-moi, je n'hésiterais pas A vous promettre encor les secours de mon bras. Loin de m'en prévaloir, toutefois, je confesse Que l'humanité seule obtiendrait ma promesse ; Qu'à votre fils, enfin, je n'offre qu'un appui ACTE III, SCÈNE IL 277 Qu'à tout infortuné j'offrirais comme à lui : Ainsi nul intérêt en faveur de ma flamme Ne doit en aucun temps solliciter votre âme. Par des nœuds plus puissants s'il pensait , votre époux , M'enehaîner au devoir en m'enchaînant à vous, Il douta de mon cœur ; et votre trouble extrême Prouve qu'en ce moment vous en doutez \ous-meme. N'ai-je pas dans ce cœur, n'ai-je pas sous les yeux L'exemple à ma valeur offert par mes aïeux ? De la vertu proscrite embrasser la défense , Protéger le malheur, la vieillesse , l'enfance, Tendre au plus faible un bras à l'oppresseur fatal , Voilà le vrai devoir d'un enfant de Fingal , D'un enfant d'Ossian, dont la voix immortelle Célébra les héros qui l'ont pris pour modèle. M AL VIN A. Au nom de ces héros que vous me retracez , Oscar, ah! n'accusez que mes sens oppressés, Du trouble de ce cœur qui ne peut se connaître , Trouble que votre aspect augmente encor peut-être... Je sais ce que je dois aux ordres d'un époux, A sa cendre , à l'usage , à mon enfant , à vous : Il suffit... sur le reste approuvez mon silence, Et croyez seulement à mon obéissance. OSCAR. Ecoutez : je vous aime ! et jusques à ce jour Plus de beauté jamais n'inspira plus d'amour ; 278 OSCAR. Jamais!... A votre vie associer ma vie, Pour l'univers entier être un objet d'envie , Se consacrer à vous par des nœuds solennels, Qui placeraient Oscar au-dessus des mortels , De cet Oscar , brûlé d'une ardeur insensée , Telle est, ô Malvina, l'éternelle pensée. Près de vous , loin de vous , elle assiège mon cœur ; Tout bonheur disparaît auprès d'un tel bonheur. Dans mes premiers plaisirs je cherche en vain des charmes; Je ne tressaille plus au noble bruit des armes , A la voix du guerrier, à la voix du chasseur; Et , si dans la forêt je traîne ma langueur , Près de mon arc oisif, sur le mont solitaire, Bondit impunément le chevreuil téméraire. Mon être se consume en pénibles combats. Ambitieux d'un bien que je n'espère pas , Je n'ai rien attendu de ma longue constance : Mais je ne devrai rien à votre obéissance. Qui ? moi , vous obtenir d'un autre que de vous ! Qui? moi, vous voir soumise aux ordres d'un époux, Plus froide que la tombe entre nous deux placée, A ma brûlante main tendre une main glacée, Répondre à mes soupirs par des gémissements , Et l'œil chargé de pleurs recevoir mes serments! Esprits du ciel , avant que ma voix les profère , Esprits vengeurs , sur moi tombe votre colère ! Jusqu'au dernier soupir, errant, désespéré, J'aime mieux , des vivants et des morts abhorré , ACTE III, SCÈNE IL 279 De la nature entière épuiser l'injustice, Que de me condamner à l'horrible supplice De presser sur mon cœur un cœur inanimé , Qui ne m'aimera point s'il ne m'a point aimé. MALVINA. Qui te l'a dit , cruel ? et que dis-je moi-même ! } O vous, qui connaissez mon infortune extrême, M'osez-vous demander, en ce jour de douleur, Un autre sentiment que celui du malheur ? Un autre ! Ah ! si mon cœur en connaissait un autre , Si ce coupable cœur répondait trop au vôtre , Il m'en coûterait moins d'expirer à vos yeux Que de vous faire, Oscar, ces pénibles aveux! Je ne te parle pas de ma reconnaissance ; Ainsi que ta pitié , tu sais qu'elle est immense ^ Qu'elle anime ce cœur, dont elle est le soutien, D'un sentiment bien vif, mais plus doux que le tien. Oh! s'il te suffisait! j'y trouve tant de charmes! S il ne tarit, au moins il adoucit mes larmes; J'aime à te l'avouer comme à le ressentir, Et je puis, en tous lieux, t'en parler sans rougir. Je le croyais du moins!... et cependant mon trouble S'accroît à chaque instant, à chaque mot redouble ; Il me presse, il m'accable, il me jette à tes pieds. O toi, qui vois ces pleurs dont mes yeux sont noyés, Cher et cruel Oscar, toi, dont le cœur s'offense De ne devoir ma foi qu'à mon obéissance, Penses-tu que celui qui t'engagea ma foi , 280 OSCAR. A cette obéissance ait plus de part que toi? OSCAR. Qu'entends-je, ô Malvina! M ALVINA. J'en ai trop dit. OSCAR. Achève. MALVINA. Contre mon cœur , Oscar , ma raison se soulève. C'est à toi de calmer ces douloureux transports; C'est à toi d'imposer silence à mes remords : Et crois qu'ils se tairont dans le cœur d'une mère , Sitôt que mon enfant t'aura nommé son père. OSCAR. J'aurai bientôt remis ce fils entre tes bras... Qui donc, fils de Morni, vient ici sur tes pas? SCÈNE III. MALVINA, OSCAR, GAUL, LE BARDE, PEUPLE. ( Le jour commence à tomber. ) GAUL. Le barde, et ce cortège à vos regards l'annonce. Le voici. LE BARDE. Malvina, quelle est votre réponse ? Quand satisferez-vous aux volontés des morts? ACTE III, SCÈNE III. 281 M A L V I N A. Demain. ( Elle sort. ) LE BARDE. Fils d'Ossian, quand quittez-vous ces bords? OSCAR. Demain. LE BARDE. Dès que le jour, dans ces murs déjà sombres, De la nuit qui descend éclaircira les ombres, Qu'il aura pénétré dans ces lieux de repos , Consacrés par la cendre et le nom des héros; Dans ces bois , où la pierre insensible et funèbre Des guerriers de Selma couvre le plus célèbre ; Au tombeau de Fingal , le plus grand des mortels , J'irai donc recevoir vos serments mutuels. ( Il sort.) OSCAR. ' Et vous, amis d'Oscar, que nos voiles soient prêtes A braver dès demain l'élément des tempêtes. La gloire nous appelle à travers les dangers ; Et l'innocent gémit sur des bords étrangers. ( Ils sortent. ) SCÈNE IV. OSCAR. Si j'en crois mon espoir, si j'en crois mon courage, 282 OSCAR. Tu reverras bientôt ce fortuné rivage, Enfant , qui dès ce jour es devenu le mien ! Vieillard , de cet enfant le généreux soutien , Que trois ans de travaux, de dangers, de misère , Ne purent détacher ni du fils ni du père , Pour finir vos malheurs comptez sur mon appui; J'espérai vaincre hier , j'en suis sûr aujourd'hui ! Et toi, qui pressentis le feu qui me dévore, Toi , dont les derniers vœux sont des bienfaits encore , Pour un fils vainement tu n'as pas supplié, Dermide! ainsi qu'aux jours chers à notre amitié, En faisant tout pour toi , je fais tout pour moi-même. Plus digne et plus aimé de la beauté que j'aime, Par-delà l'océan je cours la conquérir ; Et rien désormais, rien ne peut me la ravir. Qui s'approche? SCÈNE V. OSCAR, UN VIEILLARD. LE VIEILLARD. Daignez me recevoir encore , Murs de Selma, palais du héros que j'adore, Par l'immortel Fingal si long-temps habité ! OSCAR. Réclamez-vous les droits de l'hospitalité , Vieillard? Ah! préférez le palais où vous êtes, ACTE III, SCENE V. 285 L'étranger de tout temps y partagea mes fêtes. LE VIEILLARD. Je ne fus pas toujours étranger dans ces lieux. oscar. Auriez- vous donc connu mes immortels aïeux? Vous pleurez ! LE VIEILLARD. O mon fils ! quelle âme assez flétrie Peut revoir d'un œil sec les murs de sa patrie ! OSCAR. Et qui donc seriez-vous? LE VIEILLARD. Vous-même. . . Ah ! pardonnez ! OSCAR. Quels traits se sont offerts à mes yeux étonnés ! LE VIEILLARD. Oscar , le brave Oscar , doit être de votre âge. OSCAR. Si Carril, retenu dans un dur esclavage... CARRIL. Oscar ! OSCAR. Carril! CARRIL. Mon fils ! digne sang des héros , Ton nom, ton nom terrible a traversé les flots. Au bruit de tes exploits , ces âmes inhumaines , Ces bourreaux de Lochlin ont détaché mes chaînes. 284 OSCAR. OSCAR. Et le fils de Dermide ?... CARRIL. Il est libre. oscar. * Pourquoi Ne puis-je entre mes bras le presser avec toi ? Cet enfant m'appartient , Carril ; je suis son père : Rends-le-moi ; c'est à moi de le rendre à sa mère. CARRIL. Tu le verras bientôt. Ainsi donc Malvina N'a pas abandonné les remparts de Selma? OSCAR. Hors de Selma long-temps Malvina fut errante ; De déserts en déserts je la traînai mourante, Jusqu'au jour où , vainqueur dans ces murs affranchis , Des fers de Caïrbar je vengeai mon pays. Rentrée en son palais, depuis elle y réside. CARRIL. N'a-t-elle rien appris sur le sort de Dermide? OSCAR. De son époux long-temps elle ignora le sort , Et n'apprit qu'aujourd'hui son naufrage et sa mort. CARRIL. Un autre engagement ne l'unit pas encore ? OSCAR. Un autre engagement, au retour de l'aurore, Par l'ordre de l'époux quelle perd aujourd'hui , ACTE 111, SCENE V. *85 Dès demain à son iils assure un autre appui. c A RRIL. Il est clone temps encor! OSCAR. Carril, que veux-tu dire? CARRIL. Tu reverras Dermide. OSCAR. Il n'est plus. CARRIL. Il respire. OSCAR. Auprès du port Dermide a rencontré la mort. CARRIL. A la mort échappé, Dermide est dans le port. OSCAR. Qui l'a dit ? CARRIL. Je l'ai vu. Tout prêt à reparaître , Au tombeau de Fingal il est déjà peut-être. Son fils , ce faible enfant qu'il porte entre ses bras , D'un cher et doux obstacle embarrasse ses pas , Ses pas que va bientôt accélérer la joie. Qu'à cet espoir, mon fils, la tienne se déploie. J'ai rempli mon devoir ; et , prompt à revenir , Je cours hâter l'instant qui doit vous réunir. 286 OSCAR. SCÈNE VI. O o d Ail , dans l'accablement. Je meurs!... Impunément crois-tu qu'on m'en séparée Tu me verras avant, tu me verras , barbare ! Mon ami!... mon bourreau !... dans mon cœur effrayé , Dans mon cœur déchiré d'amour et d'amitié , Quel combat!... Quel transport et m'agite et m'entraîne ? J'en frémis... Malheureux! connaîtrais-tu la haine? Non, jamais... Demeurons... Je ne puis... Où courir?... Au-devant du cruel , l'embrasser et mourir. FIN DU TROISIEME ACTE. ACTE QUATRIÈME. Le théâtre représente un bois funèbre. Parmi plusieurs tombeaux, on distingue celui de Fingal , indiqué par quatre pierres , suivant l'usage des Calédoniens. La lune éclaire la scène. SCENE I. DERMIDE; FILLAN, qu'il tient par la main. DERMIDE. En vain le jour a fui : par sa douct? clarté La lune a de ces bois banni l'obscurité ; Point d'effroi , mon enfant. FILLAN. Arrivons-nous ? DERMIDE. Courage ! Je crois apercevoir un endroit moins sauvage. FILLAN. Je suis bien fatigué. 288 OSCAR. DERMIDE. Jette-toi dans mes bras. F IL LAN. Tu m'as porté long-temps... DERMIDE. Viens toujours, ne crains pas. A me suivre, Fillan, faut-il que tu t'efforces? Pour tous les deux encor je me sens là des forces : Viens sur mon cœur ! FILLAN, dans les bras de Dermide. Mon père ! DERMIDE. En croirai-je mes yeux? Demeurons : c'est ici , dans ces funèbres lieux , Qu'au fidèle Carril j'ai promis de l'attendre. Fingal , c'est ici que repose ta cendre ! Voilà donc de nos pas l'inévitable but ! Tombeau, séjour de mort, séjour de paix, salut! Reçois les premiers vœux de mon âme attendrie : N'es-tu pas des humains la commune patrie ? FILLAN. A qui parles-tu donc ? DERM IDE. A ces tombeaux , mon fils ; Aux restes des héros en ces lieux endormis. FILLAN. Et qu'est-ce qu'un héros ? ACTE IV, SCÈNE I. 289 D E R M I D E. Mon entant, c'est le brave Qui ne fut point tyran et ne fut point esclave, Et qui, dans ses succès, funeste aux seuls pervers, Toujours grand , fut plus grand encor dans les revers. FILLAN. Mon père , tu l'es donc ? DE RM IDE. Une vie importune Me donne à ce grand nom les droits de l'infortune. Peut-être ai-je souffert avec quelque vertu : Je le dois aux méchants. FILLAN. Les méchants ! que dis-tu i } DE RM IDE. Oui , mon fils, les méchants, ceux dont les mains coupables Sous un pouvoir injuste écrasent leurs semblables ; Ceux qui, des biens du faible odieux ravisseurs, Et des vertus du pauvre insolents oppresseurs, Sur l'enfance elle-même étendent leur furie, Possèdent un empire, et n'ont pas de patrie. FILLAN. J'en ai déjà connu ! DE RM IDE. Je le sais trop, mon fils. FILLAN. Et les méchants jamais ne sont-ils donc punis ? 1. 19 ago OSCAR. DERMIDE. Tôt ou tard, mon enfant, leurs ombres prisonnières Vont grossir du Légo les vapeurs meurtrières ; Mais, dès leur premier crime, en ce monde offensé, Leur juste châtiment a déjà commencé. Le sentiment secret de leur propre injustice , Dans le cœur des méchants, est leur premier supplice En tous lieux , à toute heure , il s'attache après eux. F1LLAN. Mon père , les méchants sont donc bien malheureux ! DERMIDE. Plaignons-les. Mais je vois se fermer ta paupière. Où pourras-tu dormir, mon fils? FILLAN. Sur cette pierre ; Mais ne me quitte pas! ( Il s'endort sur le tombeau. ) DERMIDE. Pauvre enfant! il s'endort. Un même lit unir le sommeil et la mort! ( Montrant l'enfant.) Là-dessus le repos : ( Montrant le tombeau. ) là le repos encore ! Partout... hors dans ce cœur que le chagrin dévore; Ce cœur , qui vainement s'épuise à terrasser Le malheur qu'il sait vaincre et qu'il ne peut lasser. Carril ne revient pas!... Toujours plus incertaine , ACTE IV, SCÈNE I. 29 Dans le vague avenir ma raison se promène. Le bruit de mon trépas , à Selma parvenu , Pour m'en fermer l'accès , m'aurait-il prévenu i J Si celui qui me croit victime du naufrage , Si le barde, avant moi jeté sur ce rivage, Au trop docile Oscar avait déjà porté D'un imprudent époux l'expresse volonté ! J'en frémis... Malheureux! ah ! je sens à la flamme , A l'amour, par l'absence irrité dans mon âme, Qu'ingrat envers celui qui m'aurait obéi , Pour être trop aimé , je me croirais haï. Mon âme , à ce penser , de fureur est saisie. Que dis-je ! injuste plainte, injuste jalousie ! Me sied- il d'accuser? ne l'ai-je pas voulu Cet hymen , qui déjà ne peut être conclu? Ah ! lorsque je touchais au terme de ma vie, D'un père au désespoir c'était l'unique envie!... De peu d'instants le barde aurait pu précéder Mon retour, que mon fils pouvait seul retarder. N'en doutons plus , après de si longues misères Je vais enfin revoir le palais de mes pères ! Je vais enfin presser sur mon cœur attendri Mon enfant , mon épouse , et le plus tendre ami ! Et toi , dans mon bonheur dont je jouis d'avance, Oscar , tu vas aussi trouver ta récompense ! Doux espoir, à mon cœur conserve ton appui! J'entends du bruit... Carril !... Ce n'est pas encor lui! A travers les forêts, la nuit et le silence, l 9- 2 9 2 OSCAR. A pas précipités, quelqu'un pourtant s'avance. Parle, qui que tu sois; quel est ton nom? SCÈNE IL DERMIDE, OSCAR, FILLAN endormi. OSCA B. Oscar. DERMIDE. Quentends-je! est-ce bien toi, vainqueur de CaïrbarP Un fantôme imposteur n'a point pris ta figure ? Viens sur mon cœur , ami , viens , que je m'en assure. OSCAR. Oui , c'est Oscar , qui pleure entre tes bras serré. J'existe , je le sens. DERMIDE. O jour inespéré ! Jour fait pour racheter un siècle de disgrâce î Est-il quelque malheur que l'amitié n'efface ? OSCAR. L'amitié ! DERMIDE. Mais pourquoi ne me réponds-tu pas ? OSCA R, L'amitié ! DERMIDE, Je te sens tressaillir dans mes bras ; ACTE IV, SCENE IL 290 Sur mon sein effrayé je sens couler tes larmes. Eh quoi! cet autre objet de mes tendres alarmes, Mon épouse!... OSCAR. Elle vit. DE RM IDE. Seriez-vous unis i > OSCAR. Non. DERMIDE. D'où vient donc ta douleur? quel funeste poison, Quel chagrin dévorant s'est glissé dans tes veines? OSCAR. L'amitié, m'as-tu dit, doit terminer nos peines. DERMIDE. Qui le sent mieux que moi ? OSCAR. En ces affreux moments, C'est donc à l'amitié de finir mes tourments. DERMIDE. Parle : en mon cœur jamais elle ne fut plus forte. Quels sont tes maux? OSCAR. Affreux. DERMIDE. Qui les causa? ' OSCAR. N'importé. 2 9 4 OSCAR. D ERMIDE. Quels remèdes, enfin? OSCAR. Il n'en est qu'un. DE RM IDE. Eh bien? Au prix de tout mon sang... OSCAR. Au prix de tout le mien, Rends-moi la paix. DERMIDE. 11 faut...? OSCAR. Dans ce cœur qui t'implore 11 faut plonger ce fer, et le plonger encore. Sois mon ami. DERMIDE. Cruel ! que prétends-tu de moi ! OSCAR. Un bienfait, le dernier que j'exige de toi: Si ton bras le refuse à ma douleur, Dermide, Tu n'es plus qu'un ingrat , tu n'es plus qu'un perfide. Ote-moi, par pitié, le droit de te haïr. DERMIDE. Me haïr! va, cruel, ce mot m'a fait frémir: Bien plus que ta raison, c'est ton cœur qui s'égare. Me haïr ! le veux-tu, le pourrais-tu, barbare? Par quel forfait Dermide a-t-il donc mérité ACTE IV, SCÈNE II. S/96 Cet affreux sentiment de ton cœur irrité? Loin d'imaginer rien qui doive armer ta rage, Je ne trouve entre nous qu'un mutuel partage De travaux , de plaisirs , de malheurs , de vertus , Que bienfaits acceptés, et que bienfaits rendus. J'interroge mon cœur, j'interroge ma vie, De l'instant où naquit l'amitié qui nous lie, Jusqu'au premier instant qui l'ait pu démentir; Je ne sais pas pourquoi tu pourrais me haïr. Hélas ! jusqu'à ce jour où le sort homicide Me sépara d'Oscar, te ravit à Dermide, Dans la paix, dans la guerre, en nos murs, en nos bois, Sous une même tente, ou sous les mêmes toits, Tout à cette amitié, qu'à mon tour je réclame, Nous n'avions qu'un désir, qu'un intérêt, qu'une âme! Un accord si touchant pourrait-il bien finir? Le sort nous sépara : veux-tu nous désunir ? Veux-tu rendre éternels les tourments de l'absence? Ne les connais-tu pas, Oscar? Sans espérance, Vers toi, de mon exil, j'ai si long-temps crié, Si long-temps de mon être appelé la moitié; Tu ne m'entendais pas ! ah ! quand tu peux m'entendre, A de plus grands malheurs s'il faut encor m'attendre; Si mes pleurs , si mes cris ne peuvent t'attendrir , Comme toi, désormais, je n'ai plus qu'à mourir. OSCAR. Mourir ! non , c'est à toi de vivre et de me plaindre. Mon ami, crois surtout que rien ne peut l'éteindre 296 OSCAR. Ce premier sentiment de mon cœur enflammé, Que ta tendresse en vain n'a jamais réclamé. Il doit nous séparer pour peu qu'il dure encore ; Il nous séparera... Toi, qu'en tes bras j'implore, Au nom de tous les biens qu'il te faudrait quitter , Jure à mon amitié de ne pas l'imiter. Mourir! ah! loin de toi cette exécrable envie! Insensé, peux-tu bien ne pas aimer la vie? Epoux de Malvina , réfléchis sur ton sort ; Réfléchis , et frémis au seul nom de la mort , Ce terme d'un bonheur qui t'enchaîne à la terre. Jouis ; et laisse , ami , le vœu de la misère A celui qui , lassé d'en traîner le fardeau , Ne peut s'en affranchir qu'en fuyant au tombeau. Plus que le sort , crois-moi , ne te sois pas barbare. Cher ami, si ce sort cruellement bizarre T'entraînait , malgré toi , dans un malheur certain , Par l'attrait d'un bonheur prompt à fuir sous ta main ; Si tes devoirs, soudain, s'étaient changés en crimes; Sous tes pas innocents pour creuser des abîmes , Bien plus , si l'amitié s'alliait en ce jour Au plus involontaire , au plus ardent amour ; En proie à tous les maux qui pèsent sur ma tête , Tu pourrais... DEKMID E. Je t'entends : arrête , Oscar , arrête ! OSCAR. Si tu m'entends , pourquoi ne m'as-tu. pas frappé ? ACTE IV, SCENE II. 297 DERMIDE. A la fureur des eaux pourquoi suis-je échappé ? Malheureux ! OSCAR. Pour trouver dans l'ami qui t'implore Un mortel mille fois plus malheureux encore; Car tu ne connais pas l'excès de mon tourment : Comment te l'exprimer, fatal ami, comment Te peindre une douleur , un supplice , un- martyre , Plus cruel , plus affreux que je ne puis le dire ? Il est là... Sur ce cœur qui cherche à respirer Mets un moment la main qui doit le déchirer ; Mets, te dis-je, et frémis. Sens-tu comme il palpite? En bouillonnant , sens-tu comme il s'y précipite " 4 Ce sang , qui court puiser dans ce cœur allumé Ces torrents embrasés dont je suis consumé ? Croiswtu que cette fièvre inextinguible , ardente , Qui , jusqu'entre tes bras , me sèche et m'épouvante , Soit l'effet passager d'un caprice ou d'un jour ? C'est celui de l'amour, mais d'un constant amour, Mais d'un premier amour accru par le silence , Et qui devient fureur en perdant l'espérance! Oui , fureur, et je cède à son ordre fatal... DERMIDE. Mon ami! OSCAR. Ton ami! moi! je suis ton rival. Crois-tu m'ôter , me rendre , au gré de ton envie , ti$S OSCAR. Un bien qui m'est plus cher que l'honneur et la vie ? Avant que de mes bras tu puisses l'arracher , Sache que sur mon corps il te faudra marcher. Dans mon cœur tout sanglant viens donc me la reprendre. Des pleurs! sont-ce des pleurs que nous devons répandre? Du sang ! DERMIDE. Eh bien , du sang ! Après de tels aveux , La terre ne peut plus nous porter tous les deux. OSCAR. Tu l'as dit. DERMIDE. Ta fureur ne sera pas trompée. OSCAR. Que fait à tes côtés cette inutile épée ? La mienne impatiente est prête à prononcer; Dans ces mains, malgré moi, je la sens se placer. Défends-toi. DERMIDE. Venge-toi ; tout le veut , tout l'ordonne ; Qu'à tout son désespoir ton amour s'abandonne : J'ai causé tes malheurs et j'en suis le témoin; La mort est désormais mon unique besoin : Hors de moi comme en moi , mon supplice est extrême ! Que dis-je ! à ta fureur suis-je étranger moi-même ? Non : et je le sens trop à mes transports jaloux , Je sens que je suis père et que je suis époux. ( Il tire son épée. ) ACTE IV, SCÈNE IL 299 Mais , avant de combattre un rival qu'il abhorre , Que l'un et l'autre ami se reconnaisse encore : Embrassons-nous , Oscar. OSCAR , dans ses bras. Eh , cruel ! qui de nous Peut sur l'autre à présent porter les premiers coups ? DE RM IDE. Le plus infortuné. OSCAR. Rends-lui donc son courage. DE RM IDE. Un seul mot suffira pour ranimer ta rage... OSCAR. Ne le prononce pas. DE RM IDE. Malvina ! OSCAR. Malheureux ! DERMIDE. Frappe ! F I L L A N se réveille avec effroi. Mon père! OSCAR, fuyant. Enfant, pourquoi ces cris affreux? Ne crains rien. DERMIDE. Je te suis. 3oo OSCAR. OSCAR. Fuis. Ma raison s'altère; Je ne me connais plus. FILLAN. Il te tuera , mon père ! OSCAR sort précipitamment, Dermide le suit. Jamais! jamais! SCENE III. FILLAN, CARRJL. CARRIL. Quels cris se font entendre ici ? 4 Dermide ? FILLAN, Viens-tu donc pour le tuer aussi ? CARRIL. Ma voix doit rassurer ton âme trop timide. Je suis Carril , Fillan. Qu'est devenu Dermide ? FILLAN. Défendons-le , Carril ! CARRIL. Et de qui i } FILLAN. D'un méchant. CARRIL. Où sont-ils ? ACTE IV, SCÈNE III. Soi FI L LAN. Dans ce bois. c A 11 R I L. Conduis-moi , mon enfant. FIN DU QUATRIEME ACTE. ACTE CINQUIÈME. SCENE 1. MALVINA, GAUL GAUL. C'est ici , dans ces bois , sur cette tombe auguste , Où des chefs de Selma repose le plus juste , Que vous ferez entendre à l'ombre d'un époux Le serment qu'il exige et d'Oscar et de vous. MALVINA. Hélas! GAUL. Votre terreur n'est donc pas dissipée ? MALVINA. De la même terreur je suis toujours frappée. GAUL. Craignez de retomber dans votre accablement. o MALVINA. Je ne puis m'affranchir d'un noir pressentiment. OSCAR. 5o3 GAUL. Cet effroi ne convient qu'à 1 âme criminelle : Cet effroi conviendrait à Malvina rebelle , A L'insensible Oscar, s'ils rejetaient les vœux Par Dermide expirant adressés à tous deux ; Mais peut-il s'accorder avec votre innocence ? MALVINA. Je frémis, malgré moi, de mon obéissance. Il me semble, en rentrant dans ce séjour des morts, Que toutes mes terreurs se changent en remords. Mon devoir m'épouvante. Une importune idée Renaît à chaque instant dans mon âme obsédée : De l'avare océan si trompant le courroux , Dermide... si la mort relâchait mon époux , Répondez-moi, serais-je innocente ou coupable? Malheureuse ! ah ! ce doute affreux , insupportable , Jusque dans le sommeil me trouble , me poursuit î Ecoutez, frémissez!... Je croyais cette nuit, A ce jour incertain dont la tremblante lune Eclaire en pâlissant les pleurs de l'infortune , Former avec Oscar l'engagement nouveau Qui me ramène encor sur ce même tombeau : Semblable au ravisseur , dans sa brûlante joie , Oscar me saisissait comme on saisit sa proie , Paraissant tout-à-coup , quand Dermide a crié : «■ Rends-moi , rends le dépôt que je t'ai confié ! » «■ La mort! » a dit Oscar... L'affreux combat s'engage; Delilhéros vainement je veux fléchir la rage , 3o4 OSCAR. L'arrêt de la fureur ne peut se révoquer , Et je sens dans mon sein leurs fers s'entre-choquer. J'expirais : tout-à-coup , succédant à son père , Paraît un jeune enfant; il m'appelait sa mère : Par de chastes baisers , dans son pieux transport , Il ranimait mon cœur, engourdi par la mort : Dans ce cœur, déchiré par d'homicides armes, La consolation tombait avec ses larmes. Douce et trop courte erreur qui charmait mon sommeil , Et m enchanta long-temps , même après mon réveil ! GAUL. A ce seul souvenir abandonnez votre âme : Bien plus que votre époux , votre enfant le réclame Ce serment qui, sitôt qu'il doit être entendu , En effet, lui rendra tout ce qu'il a perdu. M ALVINA. Je vous crois : oui, c'est trop m'inquiéter d'un songe ; Oui, de la vérité séparons le mensonge. Sans doute , Oscar tiendra tout ce qu'il a promis : Eh ! quel autre qu'Oscar peut me rendre mon fils ? J'espère tout d'Oscar : oui , sa vertu m'est chère Comme amie , et surtout... et surtout comme mère ! Oui , j'aime, j'idolâtre , en son bras triomphant, L'appui, l'unique appui qui reste à mon enfant. ACTE V, SCÈNE IL 3o5 SCÈNE II. MALVINA, GAUL, OSCAR. OSCAR, égaré. Il ne me suivra plus... loin de moi toute crainte. Quelle est cette terreur dont mon âme est atteinte ? Jl ne me suivra plus... il l'a promis... MALVINA. Hélas! Dans quel désordre affreux il porte ici ses pas ! OSCAR. A devenir coupable il voudrait me contraindre ; Mais je fuirai si loin qu'il ne pourra m'atteindre. Il accourt... Mes amis, en ce moment d'effroi, Sauvez-le , placez-vous entre le crime et moi : Je veux être innocent. GAUL. Qui te poursuit ? OSCAR. Barbare î N'as-tu pas de pitié du transport qui m'égare? Obstiné sur ma trace , attaché sur mes pas , Il ressemble au malheur, qui ne me quitte pas. O fureur ! ô supplice ! GAUL. Un funeste prestige 1. 20 3oG OSCAR. Au-delà du sommeil et te trouble et t'afflige. Reconnais-moi ; reprends ta force et ta raison , Mon ami ! OSCAR. Garde-toi de répéter ce nom : Il assassine. M AL VIN A. Oscar peut-il le méconnaître ? OSCAR. Oh ! si vous le savez , parlez , où peut-elle être ? Malvina ! Malvina ! MALVIN A. Malheureux , dis-le-moi , Plus d'intérêt, jamais, l'annonçait-il à toi ? Plus douce que ma voix , quand tu savais l'entendre , Sa voix exprimait-elle une pitié plus tendre ? A ces pleurs que tes yeux laissent tomber, les siens Uniraient-ils des pleurs plus amers que les miens ? OSCAR. Vous pleurez ! MALVI N A. Ah ! finis de trop longues alarmes , Et reconnais du moins ton amie à ses larmes. OSCAR. Oui, c'est toi, je le sens; oui, tes pleurs ont coulé Jusqu'au fond de ce cœur, à ta voix consolé. Reste là... De ce cœur, que tant d'amour enflamme, Malvina, de tout temps , n'as-tu pas été l'âme ? ACTE V, SCENE IL 5o 7 Je ne veux plus mourir... Arbitre de mon sort , La vie est près de toi; loin de toi c'est la mort... Oh ! ne me quitte plus... M ALVINA. Que je perde la vie Si je conçus jamais cette coupable envie. OSCAR. Où suis-je ? en ces forêts pourquoi m'a-t-on conduit ? Ne me trompé-je pas? Dans ces bois... cette nuit... Auprès de ce tombeau... Je crois sortir d'un songe ! G AUL. D'un songe est né le trouble où ton âme se plonge. OSCAR. Le crois-tu ? M ALVINA. Tu ne peux en douter. OSCAR. Je le sens , Cet effroyable songe a troublé tous mes sens : D'une horreur que jamais je n'avais ressentie , Il épouvante encor mon âme anéantie. Des cris... des pleurs... du sang!... Non, la réalité N'eût jamais à ce point porté l'atrocité ! D'un tel forfait Oscar ne fut jamais capable. Oh! si j'eusse veillé, que je serais coupable ,5 ! Je dormais! je dormais!... Et Dermide?... G AUL. < Son sort 5o(S OSCAR. Ne t'est pas inconnu ? OSCAR. Dermide n'est pas mort? GAUL. As-tu donc oublié qu'un funeste naufrage L'engloutit à l'aspect du paternel rivage ? Que soumis au dernier, au plus cher de ses vœux , Prêt à former ici d'indissolubles nœuds , Tu viens au faible enfant dont tu chéris la mère Promettre et la tendresse et les secours d'un père ? MALVINA. Crains-tu de contracter ces doux engagements? OSCAR. Qui ? moi ! GAUL. Le barde vient recevoir vos serments. OSCAR, Quels serments ? GAUL. Écoutez. SCÈNE III. MALVINA, GAUL, OSCAR, LE BARDE, SUITE. LE BARDE. Oscgr, un triste père, ACTE V, SCÈNE III. 3o 9 Un malheureux enfant, une plaintive mère, Implorent ta vertu dune commune voix : Hâte-toi de finir les malheurs de tous trois. L'attente émeut déjà ces funèbres bocages; Les ombres des héros, penchés sur leurs nuages, L'ombre de ton ami , de ce serment fatal A ton impatience a donné le signal. Jure... OSCAR. Le voyez-vous , c'est lui qui me l'arrache , Ce fantôme importun qui sur mes pas s'attache ; D'abord mon bienfaiteur, et bientôt mon bourreau : Pour la reconquérir il sort de son tombeau. M AL VIN A. Oscar ! LE BARDE. De tes devoirs, Oscar, qu'il te souvienne. A sa tremblante main que j'unisse la tienne. OSCAR. Arrête : elle est sanglante ! LE BARDE. Eh! d'où vient tant d'effroi? OSCA R. Le spectre menaçant se place entre elle et moi. Où fuir?... 3io OSCAR. SCÈNE IV. MALVINA, GAUL, OSCAR, LE BARDE, CARRIL, FILLAN. CARRIL. Vengeance! Amis, si la pitié vous guide, Vous la devez au sang du malheureux Dermide ; Vous la devez aux pleurs du fils infortuné Dont le père, en ces bois, vient d'être assassiné. MALVINA. ( Elle tombe dans l'accablement. ) Mon époux ! mon enfant ! CAR RIL. La douleur te dévore , Oscar ! GAUL. Quel assassin la frappé ? CARRIL. Je l'ignore. Dermide en combattant reçut le coup fatal , Et m'a toujours caché le nom de son rival. Mais ce fer, encor teint du sang de la victime, Indique assez quel bras a consommé le crime. OSCAR. Ce fer où donc est-il ? CARRIL. Le voilà. ACTE V, SCÈNE IV. 5n OSCAR. C'est le mien! M A L?V INA, revenant à elle. Dermide est mort! O toi, mon espoir, mon soutien! Toi, dont le bras se fût armé pour sa défense, Cher Oscar, sois chargé du soin de sa vengeance. Promets à sa grande ombre , à son fds , à ton fils , Le sang du plus cruel de tous nos ennemis. Oui, voilà ton enfant. Et toi , mon fils... F I L L A N , envisageant Oscar. Ma mère , Fuyons ! M ALVINA. Voilà ton père. FILLAN. Il a tué mon père ! OSCA R, Il dit vrai. Vous doutez ? je ne doute pas moins : Mais comment démentir ces accablants témoins , Ce fer sanglant , ce cœur dont le secret murmure S'unit , pour m'accuser , au cri de la nature ? Meurtre affreux ! meurtre impie ! et quand l'ai-je commis ? Comment ai-je égorgé le meilleur des amis?... Malheureux! j'implorais, dans ma fureur extrême, La mort, qu'à ma fureur il demandait lui-même! Mais de tant d'héroïsme ai-je osé le punir? J'en ai le sentiment et non le souvenir. Amour, tyran d'Oscar, qui te hait et s'abhorre, 5i2 OSCAR. D'Oscar qu'au désespoir tu disputes encore ; Ces forfaits sont les tiens. De moi-même effrayé , A l'amour exécrable ainsi qu'à l'amitié , Accablé du retour d'une raison stérile , Où fuir? dans le tombeau... c'est mon unique asile. ( Il se frappe. ) GAUL. Qu'as-tu fait ? OSCAR. Doux objet du plus funeste amour, Je te perds, Malvina, mais non pas sans retour. Plus heureux dans la mort, les voûtes étoilées Réuniront un jour nos ombres consolées. A mon sort, à présent, on peut donner des pleurs : Ce qu'on refuse au crime, on l'accorde aux malheurs. Déjà je vois Dermide à mon retour sourire ; Je vais le joindre... Adieu... songe à ton fils : j'expire. FIN D OSCAR. VARIANTES D'OSCAR. Le cinquième acte qu'on trouvera dans ces variantes n'eut pas de succès à la première représentation. L'intérêt expire , en effet, avec Dermide, dont la mort est annoncée dès le com- mencement de cet acte. Je ne crois pas que cet acte doive reparaître sur la scène; mais, comme il contient des détails que le public avait applaudis , j'ai cru que l'on ne me saurait pas mauvais gré de le livrer à l'impression. VARIANTES D'OSCAR ■ — i-ie#^# ACTE QUATRIÈME. SCENE I. Au moment où l'enfant s'endort sur le tombeau. DERMIDE. Pauvre enfant!... il s'endort ! Un même lit unir le sommeil et la mort ! ( Montrant l'enfant. ) Là-dessus le repos : ( Montrant le tombeau. ) là le repos encore! Partout! hors dans ce coeur que le chagrin dévore; Ce cœur, qui vainement s'épuise à terrasser Le malheur, qu'il sait vaincre et qu'il ne peut lasser Carril ne revient pas!... Toujours plus incertaine, Dans le vague avenir ma raison se promène. 5i6 VARIANTES D'OSCAR. Le bruit de mon trépas à Selma parvenu, Pour m'en fermer l'accès m'aurait-il prévenu ? Si celui qui me croit victime du naufrage, Si le barde, avant moi jeté sur ce rivage... Mais non; depuis l'instant qu'à la mort échappé, J'ai franchi de l'Arven le sommet escarpé, Trois fois l'astre du jour, remplissant sa carrière, A l'univers à peine a rendu la lumière. De peu d'instants le barde aurait pu précéder Mon retour, que mon fils pouvait seul retarder. N'en doutons plus, après de si longues misères Je vais enfin revoir le palais de mes pères ! Je vais enfin presser sur mon cœur attendri Mon enfant, mon épouse, et le plus tendre ami! Et toi, dans ce retour, dont je jouis d'avance, Oscar, tu vas aussi trouver ta récompense : Et quel plus digne prix de ces soins généreux Qui, malgré les destins, m'ont forcé d'être heureux! Carril ne revient pas!... Dans sa marche tremblante, La courrière des nuits s'avance encor moins lente Que ce vieillard courbé sous le fardeau des ans : Du malheur qui s'enfuit que les pas sont pesants! On gémit... c'est Carril!... c'est mon fils qui s'éveille!... C'est l'aquilon plaintif qui trompe mon oreille! Que dis-je! écoutons bien... j'entends encor du bruit!... Carril! Carril! Eh, non! c'est l'oiseau de la nuit, Qui, venant m'effrayer d'un sinistre présage, De son aile, en fuyant, fait frémir le feuillage... Doux espoir, à mon cœur conserve ton appui ! Le bruit renaît !... Carril !... Ce n'est pas encor lui ! VARIANTES D'OSCAR. 3i 7 On s'avance pourtant vers ces retraites sombres! Dans la nuit, des héros n'y voit-on pas les ombres, Abandonnant, des airs les palais éternels, De leur prochain trépas avertir les mortels? Eh bien! qu'annoncés- tu, fantôme illustre?... approche!... A la crainte étranger, aussi bien qu'au reproche, Je t'attends : parle donc, quel est ton nom? u %,-^-v w -»/m-^ w-w ACTE CINQUIÈME, TEL QU IL A TARU A LA PREMIERE R E I' RESENT ATION. Le théâtre représente un palais. SCENE I. GAU.L: OSCAR, dans l'abattement. GAUL. Reconnais-moi; reprends ta force et ta raison, Mon ami! OSCAR. Garde-toi de prononcer ce nom : Il assassine ! GAUL. Oscar peut-il me méconnaître ? OSCAR. C'est toi!... pardonne, ami, je te surprends peut-être; Mais en vain je voudrais rappeler le passé, De ma mémoire éteinte il est presque effacé : VARIANTES D'OSCAR. 019 Le présent m'offre à peine une incertaine image; Je n'entends, je ne vois qu'à travers un nuage. /Vide-moi. Dans ces bois qui donc m'avait conduit? G A U L. Je t'y trouvai dormant au déclin de la nuit, Non pas de ce sommeil rafraîchissant, paisible; Tu dormais, malheureux! mais d'un sommeil terrible ; D'un songe avec effort repoussant le fardeau, Tel qu'un mort qui voudrait soulever son tombeau. OSCAR. Tu l'as dit : en effet, je crois sortir d'un songe. GAUL. D'un songe est né le trouble où ton âme se plonge. OSCAR. Dans le délire affreux dont j'étais oppressé, Qu'ai-je fait?... qu'ai-je dit?... que s'est-il donc passé? D'une horreur que jamais je n'avais ressentie, Il épouvante encor mon âme anéantie. Des cris... des pleurs... du sang!... Non, la réalité N'eût jamais à ce point porté l'atrocité ! D'un tel forfait Oscar ne fut jamais capable. Oh ! si j'eusse veillé, que je serais coupable ! Je dormais!... je dormais!... Et Dermide?... GAUL. Son sort... Combien tu vas gémir!... OSCAR. Quoi! Dermide...? ' GATTL. Il est mort. 520 VARIANTES D'OSCAR. OSCAR. Mort!... CAUL. Oui. Je te cherchais dans les détours sans nombre Qui traversent nos bois, dont le jour chassait l'ombre, Quand , appelé soudain par d'effroyables cris , J'accours : entre Carril et son malheureux fils, Je reconnais Dermide, à son heure dernière, De son généreux sang inondant la poussière ; Et, quand il expirait, son bras inanimé Du glaive meurtrier était encore armé. OSCAR. Mort! GAUL. Par ses propres coups. OSCAR- Ami, quoi, c'est sa rage Qui termina ses jours qu'épargna le naufrage ! GAUL. De cet affreux tableau détourne ton regard. OSCAR. Quoi! dans son cœur lui-même enfonça le poignard ! GAUL. Rappelle à ton secours ta raison tout entière. OSCAR. Ah ! pourquoi recouvrer cette affreuse lumière ! GAUL. Ainsi que tes regrets, tes cris sont superflus. OSCAR. Je le sais, et pour moi c'est un malheur de plus. VARIANTES D'OSCAR. 5 2 i GAUL. Tu peux compter encor sur un ami fidèle. OSCAR. J'y compte : et je rends grâce à ton généreux zèle, A tes soins empressés, au sccourable bras Qui jusqu'en ce palais a soutenu mes pas. GAUL. N'en parle plus, Oscar; qu'ai-jc fait que te rendre Ce que de la pitié tout homme adroit d'attendre? J'en eusse envers un autre agi comme envers toi : Tout malheureux, Oscar, est un ami pour moi. OSCAR. Je te suis donc bien cher? GAUL. Ah! crois-moi, si ma vie Peut te rendre la paix que ce jour t'a ravie, Tout mon sang est à toi. OSCAR. Je te crois sans effort : Mourir pour un ami n'est pas un triste sort ; Mais lui survivre ! GAUL. Oscar, dans ma tendresse extrême, Je te sacrifirais jusqu'à mon bonheur même. OSCAR. Hélas ! Dermide aussi me tenait ces discours ! GAUL. De Dermide pourquoi t'entretenir toujours? OSCAR. Tu connais l'amitié, Gaul , et tu le demandes ! 1. 21 322 VARIANTES D'OSCAR. GAUL. La raison... OSCAR. Qu'à jamais des pertes assez grandes Te laissent ignorer qu'il est un désespoir Sur qui la raison même use en vain son pouvoir. Affreuse expérience, et par moi commencée! Le puis-je séparer de ma triste pensée, Le souvenir de l'être à mon être arraché ? A l'univers entier n'est-il pas attaché? Est-il un seul objet dans toute la nature Qui de ce cœur saignant ne creuse la blessure ? De tout ce qu'il aima je suis environné ; Aux lieux où je gémis naquit l'infortuné ; Ce palais fut témoin des jeux de notre enfance ; La forêt , des plaisirs de notre adolescence ; Dans les lieux où je vais, aux lieux d'où je revien , Son pas fidèle encore est tracé près du mien; Je n'en puis faire un seul, en ce séjour d'alarmes, Qui , sur mes yeux en pleurs, n'appelle d'autres larmes. Tout parle à ma douleur! Nos remparts, nos déserts, Les rochers de l'Arven , les rivages des mers , Ces tombeaux redoutés, ce funèbre bocage, Tout se peuple à mes yeux d'une sanglante image ! Et quand pour fuir Dermide, épars dans ces climats, J'irais chercher un ciel qui ne le connût pas, Retrouverais-je moins , aux bornes de la terre, Et l'air que je respire, et le jour qui m'éclaire? Cet air que mon ami ne doit plus respirer, Ce jour qui désormais ne pourra l'éclairer! VARIANTES D'OSCAR. 3 2 3 GAUL. Ta douleur me déchire. OSCAR. Ah! Dermidc, Dermide ! Et tu crois, mon ami, que sa main homicide... GAUL. Je te l'ai déjà dit : l'infortuné toujours Assurait que lui seul disposa de ses jours. OSCAR. Il l'assurait? GAUL. Carril nous rend ce témoignage. OSCAR. Je vois trop quel motif égara son courage ! GAUL. Plus que jamais pourquoi ton front s'obscurcit-il ? OSCAR. Mon ami ! GAUL. Que veux-tu ? OSCAR. Je voudrais voir Carril. GAUL. A ta douleur, déjà si profonde, si forte, Il ne peut qu'ajouter par son aspect... OSCAR. N importe? Je voudrais voir Carril... GAUL. Je cours te le chercher. 21. 524 VARIANTES D'OSCAR. OSCAR. Qu'on empêche surtout Malvina d'approcher. SCÈNE IL OSCAR. Je ne la verrai plus : dans mon malheur extrême Je dois la craindre autant que je me crains moi-même. Dermide à son destin n'a donc pas échappé? Oui, c'est moi, par son bras, c'est moi qui l'ai frappé: Dans son cœur, accablé de ma douleur affreuse, J'ai plongé le poignard par sa main généreuse. Digne ami, tu voulais, une seconde fois, Au bonheur, en mourant, me céder tous tes droits. Ta pitié fut plus loin que n'eût été ma rage; Et je recueillerais ce sanglant héritage ! Et l'amour... vœux cruels autant que superflus ! Malvina! Malvina! je ne te verrai plus. Oui, je dois, oui, je veux épargner à ta vue Ce juste sentiment, cette horreur imprévue, Cette invincible horreur qu'à l'univers entier . Inspira de tout temps l'aspect d'un meurtrier. Je le suis à demi !... Si ce bras moins timide, Presque levé déjà sur le sein de Dermide ; Si ce fer que ma main... ce fer... où donc est-il? Qu'en ai-je fait?... On vient... NOTES ET REMARQUES SUR LA TRAGÉDIE D'OSCAR. 1 PAGE 228. Les princes ne se brouillent pas tous avec les dispensateurs de l'immor- talité. Cela est généralement vrai, même pour les tyrans : Octave protégeait Virgile, Charles IX caressait Ronsard, Robespierre lui-même ménageait Lebrun. Cependant Néron a fait périr Lucain, DomiUen a exilé Juvénal; et ces princes ne sont pas les seuls persécuteurs que les poètes aient rencontrés sur le trône : il n'y a pas de règle sans exception. 2 PAGE 228. Macpherson les écrivit le premier sous la dictée des pâtres. L'authenticité des poésies d'Ossian est depuis long -temps pour les littérateurs le sujet d'une contestation interminable. Nous pensons que la vérité se trouve entre les deux opinions : Macpherson n'a ni tout copié, ni tout inventé; mais quelque modification qu'il ait fait subir à ces poëmes, sauvages comme 3 2 6 NOTES ET REMARQUES les contrées qui les ont inspirés, on est forcé d'y reconnaître un caractère qui ne peut appartenir ni à une littérature faite, ni à un peuple parfaitement civilisé. Le nombre des idées, comme celui des images, y est extrêmement restreint; garan- tie, à ce qu'il nous semble, de la véracité de Macpherson. S'il eût été l'auteur de ces poèmes, eût-il pu se renfermer con- stamment dans un cercle aussi étroit, et ne pas donner mal- gré lui quelques indices de l'époque à laquelle il aurait conçu cette singulière imposture? Cette remarque ne serait sans doute que la base d'une présomption si elle ne portait que sur un seul poëme; mais ne devient-elle pas preuve concluante quand elle est fondée sur l'examen de tant de morceaux différents? 3 PAGE I'l$. Emprisonne dans les vapeurs des marais les ombres des méchants et des lâches. « Dans la vallée solitaire croupit l'âme du lâche; les années « s'écoulent, les saisons se succèdent, il reste toujours inconnu: « la mort vient abattre sa tête blanchie par les années, alors « son ombre est roulée par les vapeurs des plaines maréca- « geuses; jamais on ne la voit s'élever sur les collines où rè- «■ gnent les vents. » ( Ossian, Témora , chant IV. ) ( Voir aussi dans les poésies d'Ossian la première note du chant VII de Témora.) 4 PAGE 2'3o. Méhul. Un des premiers musiciens de cette époque; homme doué SUR OSCAR. 32 7 d'un grand génie, d'un noble caractère, et de toutes les quali- tés qui concilient à celui qui les possède, l'amitié, l'estime, l'admiration même de ses contemporains. Il vient de mourir dans la force de l'âge. Il était tendrement aimé de l'auteur $ Oscar, qui, du fond de l'exil et presque de la captivité, a compté parmi ses jours les plus malheureux celui où il a ap- pris cette perte irréparable. 5 PAGE 233. Le bouclier reçoit ce trait, etc. Il peut paraître assez singulier qu'Oscar, caché derrière le bouclier qui devait le garantir de l'atteinte du trait, en ait été percé; ce passage est néanmoins conforme à l'original. Voici le texte : « Elle part. Oscar va se cacher derrière le bouclier; la « flèche de la belle vole, et perce le sein de son amant. » ( Ossian, Mort d'Oscar. ) 6 PAGE 238. Pour toi Leg... Legouvé , un des poètes tragiques les plus distingués de l'é- poque de la révolution : son plus grand succès date du temps de la terreur, pendant laquelle il a écrit sans avoir écrit pour elle. Épicharls et la Mort d'Abel sont celles de ses pièces que le public a reçues avec le plus de faveur. Un style facile et noble, une versification élégante et harmonieuse, caractérisent le talent de cet auteur, qui n'a jamais éprouvé de revers, et, ce qui vaut mieux, n'en a jamais mérité. 5a8 NOTES ET REMARQUES Indépendamment de ses ouvrages de théâtre, il a composé plusieurs poëmes pleins de grâce et de sensibilité. Legouvé était doux, indulgent, et du commerce le plus fa- cile. Il est mort en 1811, à quarante-six ans, à la suite d'une longue maladie, qui n'avait pas moins altéré en lui le moral que le physique. 7 PAGE 238. Pour toi, M...t Maret, duc de Bassano. Sa liaison avec l'auteur d'Oscar date de leur première jeunesse; ni les différences d'opinions, ni les différences de conditions, n'ont pu l'altérer. La plus par- faite conformité a été établie depuis entre eux sous ces deux rapports : ils ont été proscrits ensemble. 8 PAGE 238. Pour toi, mou cher M...I i Méhul. Voyez la note 4- 9 page 239. J'écris aussi pour toi, mou bon L. N...r Le Noir, ifbus n'ajouterons qu'un trait à ce que l'auteur $ Oscar en dit: la fortune lui fut moins fidèle que ses amis, et il leur est plus fidèle que la fortune. SUR OSCAR. 5*9 10 page 23g. Mère d'une famille qui est devenue la mienne. L'auteur, qui a épousé une demoiselle de Boneuil, veut sans doute parler ici de madame de Latour, femme non moins recommandable par l'excellence de son cœur que par la su- périorité de son esprit et l'élévation de ses sentiments. Madame de Latour recueillit, en 1792 , la famille de Boneuil , proscrite pour la cause des Bourbons; en 181 7, deux de ces dames partageaient la proscription de leurs maris : madame de Latour les consolait dans l'exil. 11 page 240. La vallée d'Emile... Nom que portait, à l'époque où fut fait cet ouvrage, la belle vallée qui avant et après s'est appelée vallée de Mont- morency. Le nom qu'elle a repris ne la dédommage peut- être pas de celui qu'elle a perdu. 12 page 245. Les dogues gémissants , en hurlements funèbres , Appellent-ils leur maître , errant dans les ténèbres ? Cette opinion n'est pas particulière aux Calédoniens; elle nous semble même assez fondée sur des affections naturelles, assez justifiée par des faits, pour ne pas être appelée préjugé. Elle se reproduit souvent dans les poëmes d'Ossian, où la destinée ^de ces animaux est constamment liée à celles des 53o NOTES ET REMARQUES héros, comme on en peut juger par les fragments suivants: (Je n'entends ni la voix & Argon, ni la voix de Ruro.) « Enfin « parut leur chien fidèle, le bondissant et léger Runaro; il « entre dans mon palais, il pousse des hurlements doulou- « reux; sans cesse il tournait ses regards vers le lieu funeste « où ses deux maîtres étaient gisants : nous le suivîmes; nous « les trouvâmes , et nous les ensevelîmes auprès de cette fon- ce taine. » ( Ossian, Guerre d'Inistona. ) « Du sein du lac, lentement s'élève une épaisse vapeur; elle « prend la figure dun vieillard... Fingal fut le seul qui aper- ce eut le spectre terrible; il prévit auss'itôt la mort de ses « guerriers.... Les dogues immobiles poussent d'affreux hur- « lements. » ( Id., Carthon, poëme. ) « Il arrive à la caverne où reposait le corps de Fillan. Près « de là, sur le gazon, reposait le fidèle Branno. Il n'avait point « trouvé son jeune maître sur la colline de Mora; guidé par le « vent, il avait suivi ses traces; il croyait que le jeune chasseur « était endormi : il était couché sur son bouclier. Nulle ha- « leine de vent ne soufflait dans la plaine qui ne fût connue de « Branno. A la vue de ce dogue fidèle couché sur les débris « du bouclier, la tristesse s'empara de l'âme de Cathmore; « il réfléchit sur le sort des guerriers : ils ravagent et passent « comme les torrents. » ( Id., Témora, chant IV. ) ,3 page 254- Oscar! toujours Oscar ! Ce mouvement a toujours produit un grand effet Y Nous le SUR OSCAR. 33i croirions imité du passage qu'on va lire, si la tragédie d 1 'Hector, de laquelle ce passage est extrait, n'avait été faite douze ou quinze ans après celle d'Oscar: « Mon père est égorgé , c'est par la main d'Achille ! « Au sein de Thèbe en feu , de Thèbe , heureux séjour , « Où mes premiers regards ont essayé le jour , « Ma mère , qui régnait sur cette immense ville , « Se voit charger de fers, c'est par la main d'Achille! « Sur les tranquilles bords où paissaient leurs troupeaux « Mes frères désarmés se livraient au repos ; « Surpris , la résistance , hélas ! fut inutile. « Tous sont massacrés, tous !... c'est par la main d'Achille/ « Toujours Achille/... » Hector , acte V , scène i. J 4 PAGE 297. En bouillonnant , sens-tu comme il s'y précipite Ce sang , qui court puiser dans ce cœur allumé Ces torrents embrasés dont je suis consumé ? Nous nous rappelons que, lors de la nouveauté de l'ouvrage, un journaliste reprocha à l'auteur d'avoir fait un anachronisme dans ces vers, où il voyait un résumé du système d'Harvey sur la circulation du sang. Il est vrai que cette découverte, faite sous Jacques I er , est tant soit peu postérieure à l'époque où régnait Fingal; mais nous ne croyons pas que l'auteur ait songé à y faire allusion , et que son intention ait été de placer là une démonstration de physiologie. 33 2 NOTES SUR OSCAR. ,5 PAGE 3o7- Oh ! si j'eusse veillé , que je serais coupable ! Je dormais ! je dormais !... On n'a pas une idée précise du talent de Talma quand on ne lui a pas entendu réciter ces vers-là. SCI PION, CONSUL, DRAME HEROÏQUE EN UN" ACTE REPRESENTE PAR LES ELEVES DU PRYTANKE DE SAWTCYR, PANS Ï.E MOIS DE FBVT.TinOH A\ 1?. ( AOUT l8o4). Vir memorabilis. Tit. Lit. , lib. XXXVIII, cap. xxxiu AVERTISSEMENT. Cette pièce, qui n'est pas de circonstance, a cependant été composée pour une circonstance bien célèbre. En 1804, d'immenses préparatifs se faisaient sur toutes les côtes de France : de% flottilles se construisaient de toutes parts, des flottes s'équipaient dans tous les ports; et l'armée, réunie à Boulogne, n'attendait que le signal pour s'embarquer. Il n'était question que de la descente en Angleterre. Que ce fût, de la part du gouvernement, une intention réelle ou feinte, il n'en chercha pas moins à tourner l'attention publi- que vers cet unique objet. Quantité d'écrivains prirent la plume : la possibilité de la réussite fut non seulement discutée, mais démontrée. Mais les écrits ne sont pas lus même de tous les gens qui savent lire : le théâtre seul donne en pareil cas les moyens de commu- niquer avec les paresseux et les ignorants. Aussi eut-on recours au théâtre : les auteurs dramatiques fu- rent mis en réquisition; on demanda des pièces aux uns, on en commanda aux autres. Le Vaudeville, qui est toujours prêt, brocha à la hâte la Tapisserie de la reine Mathilde; et le Théâtre Français représenta Guillaume le Conquérant _, ouvrage d'un homme d'un grand talent. . L'auteur de Marius avait été invité aussi à travailler pour le même objet. N'eût-il pas été attaché au gouvernement, il aimait trop son pays pour se refuser à la complaisance qu'on attendait de son patriotisme. 556 AVERTISSEMENT. Il s'appliqua toutefois à faire un ouvrage qui, convenable à la circonstance, eût une valeur et un intérêt indépendants d'elle. C'est dans ce but que , se bornant à discuter la possibilité de l'entreprise , et en faire présager le succès sans l'annoncer, il a choisi dans l'histoire de Rome une situation analogue à celle où se trouvait la France, et dont Rome est sortie par des moyens analogues à ceux que la France voulait employer. Rien de plus convenable à cet effet que la discussion qui eut lieu dans le sénat romain lorsque Scipion proposa de transporter la guerre sur le territoire de Carthage. Cette dis- cussion est un véritable drame dans Tite-Live. Aussi le poëte , en lui donnant une forme théâtrale, a-t-il conservé autant qu'il a pu les mouvements de l'historien. Un autre motif encore lui a fait adopter ce sujet : il lui donnait occasion d'esquisser quelques grands caractères, tels que ceux de Fabius, du vieux Caton, de Paul-Émile et du plus grand des Scipions. Ce drame est intitulé héroïque; on n'y voit en effet que des héros. Semblables aux dieux d'Homère , ces héros ne sont pas étrangers aux passions humaines; par cela même, ils n'en sont que plus dramatiques. L'acte de Scipion est une galerie de portraits historiques, tel que le cinquième acte de Rome sauvée , où Voltaire s'est complu à crayonner la physionomie des plus célèbres contem- porains de Cicéron. Mais Rome sauvée est une tragédie , et Scipion n'est qu'un acte; mais Rome sauvée est un ouvrage achevé , et Scipion n'est qu'une étude. Ce drame reçu au Théâtre Français n'y a pas été joué. Les événements, qui avaient marché plus vite que la plume de l'auteur, ne l'ont pas permis. AVERTISSEMENT. 35; D'après le désir d'un ministre, Scipiôn fut néanmoins re- présenté à la distribution des prix de Saint-Cyr, par les élèves de ce prytanée, qui a fourni tant de sujets brillants aux lettres, ;iu\ sciences, à l'armée, ainsi qu'à toutes les branches de l'ad- ministration. Le rôle de Scipion fut joué avec un talent extra- ordinaire par M. Pierre Lebrun, à qui ses tragédies ft Ulysse el de Marie-Stuart ont assuré depuis un rang si élevé parmi les auteurs dramatiques de cette époque. *««# /^^ 7 Œiomme de lettres. |^on jeune atm, . vte& /ma : ce ârwué a ejfû??te eâ ae recon?zatu, cwez> cfiAece dwr ce<â ouwraae cv?zle? on, uotuf Aotâad / n/& edâ- ce Aaà votcj atu ca/ue& faiâ a/i/uauaûr a/^ Avy^cwzee ae Samf^cS'tjf ., confat/e, aaiïtJ lùite ae ccj dotemzôâej ouù Aawr vouj Aia<&nâ âomoufà c/cj trwm/iAcj j WHtd avez> re/iwyeizâe àù nov/e* ÉPITRE DÉDICATOIRE. 33 9 ■mena ce>ivouà /t? a ae ai. Moite anu, ryV 7*710101/'. DU FOND DE MON EXIL, LE 20 SEPTEMBRE 1817. PERSONNAGES. P. SCIPION. FABIUS MAXIMUS. CATON L'ANCIEN. PAUL-ÉMILE. CÉCILIUS, consul UN ÉDILE. SÉNATEURS. La scène est à Rome. SCIPION CONSUL. ^\\V%,\\^X\-%t,V1V«.^'\V«-V'«.l.^V«.^^-«X-t.tl'«,\l SCENE PREMIERE. Le théâtre représente une vaste salle. Dans le fond , deux chaises curules sont préparées pour les consuls. Des deux côtés sont des gradins disposés pour les sénateurs. CATON, FABIUS, PAUL-EMILE. FABIUS. Oui, Caton, loin des cris qui pourraient le troubler, Le sénat en ces lieux a voulu s'assembler , Près de l'autel de Mars , sous de plus saints auspices. Dites-moi cependant ce que font les comices; De ses consuls enfin le peuple a-t-il fait choix? CATON. Déjà l'heureux Crassus a réuni les voix. 342 SGIPION. FABIUS. Mais qui doit avec lui monter au rang suprême ? Est-ce Valérius , Paul-Émile , ou vous-même ? CATON. Je l'ignore. Ce choix , s'il est déjà formé, Dans l'urne , Fabius , est encore enfermé. Le trouble est au forum; jamais plus d'inconstance N'avait du peuple encor signalé la puissance ; Jamais, avant ce jour, entre tant de partis, On n'avait vu flotter son suffrage indécis. Las enfin des débats que la lenteur entraîne , Il fixait sa faveur trop long-temps incertaine ; Au choix de Paul-Emile on allait s'accorder, Sans l'étrange incident qui vient tout retarder. Scipion dans nos murs à l'instant même arrive. FABIUS. Scipion! Quoi, du Tage abandonnant la rive... CATON. Ne nous demandons pas quel intérêt si grand Contraint ce proconsul à déserter son camp, A retirer son bras à l'Espagne alarmée , A franchir une mer de toutes parts fermée , A braver , sur la foi de deux faibles vaisseaux , Les flottes de Carthage et la fureur des eaux ; Cet intérêt, seigneur, en ce moment s'explique. Vêtu de blanc , debout sur la place publique , Croyant tout autre droit par les siens effacé , Au rang des candidats Scipion s'est placé. SCÈNE I. 5/,3 'Tandis qu'aux plus petits affable, populaire, Pour captiver la foule , il s'efforce à lui plaire, Ses nombreux partisans, exaltant ses travaux, Et ses anciens exploits, et ses projets nouveaux, De cris tumultueux fatiguent les comices; Demandent que , pour prix de tant d'heureux services , On porte au consulat un si grand général , Le seul qui puisse enfin nous venger d'Annibal. FABIUS. Je croyais l'avoir fait autant qu'on peut le faire , Et qu'à nos intérêts il était nécessaire. Nous venger d'Annibal! Ce trop fameux guerrier, Renfermé dans son camp , ou plutôt prisonnier , Et vaincu , sans combats , par sa détresse extrême , Achève chaque jour de nous venger lui-même. Quel que soit le projet sous lequel Scipion Croit déguiser l'excès de son ambition , Je n'en dirai pas moins que je ne puis entendre Qu'aux pieds des plébéiens consentant à descendre , Un fier patricien vienne solliciter T^e prix que ses exploits lui semblent mériter. Ne pourrait-on penser , à voir la politique Qu'il met à courtiser l'opinion publique, Que lui-même a jugé ses droits insuffisants Quand il s'est appuyé de tant de partisans ? Quoi qu'il en soit , croyez , modeste Paul-Emile , Que son art imprudent à vous seul est utile; Et qu'enfin ces faisceaux dont il est si jaloux , 544 SCIPION. Avant la fin du jour marcheront devant vous. PAUL- EMILE. L'avoûrai-je à mon tour ? je ne saurais comprendre En quoi l'ambition peut ici vous surprendre. Quant à moi, Fabius , je ne puis y trouver Qu'un désir que j'éprouve et suis fier d'éprouver. Ainsi les Marcius, les Brutus , les Camilles ', Jaloux d'être plus grands , pour être plus utiles , Auprès du peuple-roi dont ils étaient l'appui , Sollicitaient l'honneur d'aller vaincre pour lui. Quant à ce qui regarde Annibal et la guerre, Est-il bien vrai, seigneur, que rien ne reste à faire? Du péril, grâce à vous, le moment est passé; Au fond de l'Italie Annibal est chassé : Mais son camp , mais nos murs n'ont qu'un même rivage ; Mais Rome est près de lui plus encor que Carthage : Et s'il doit quelque jour expier nos revers, S'il doit se voir contraint à repasser les mers, Quelle immortelle gloire attend le capitaine Qui ferait oublier et Canne et Trasymène ! Ah ! quand l'honneur d'atteindre à de si hauts exploits , Du consulat, seigneur, est un des premiers droits, On doit en être avide; oui, sans doute, on peut croire Que briguer les faisceaux c'est briguer la victoire. Ecartons, j'y consens, tout imprudent guerrier Qui, sans nom, prétendrait ravir un tel laurier; Mais du grand Marcellus quand la trame est coupée , Quand l'âge à Fabius fait déposer l'épée, SCENE I. 345 Leur honneur, leur orgueil serait-il offensé, Si , digne d'achever ce qu'ils ont commencé , Un vainqueur obtenait, pour prix de son courage, Le droit de consommer la perte de Carthage? Et de tous les Romains, pourrais-je le nier, Seigneur, non pas le seul, mais du moins le premier Qui doive être appelé par le commun suffrage, Par le mien , par le vôtre , à finir votre ouvrage , N'est-ce pas ce héros, ce même Scipion Dont vous méconnaissez la noble ambition ? En qui donc plus qu'en lui se peut-il qu'on admire Cet ascendant qui fonde ou relève un empire ? Et quel autre jamais fît chérir à l'état Un meilleur citoyen dans un meilleur soldat ? De tant d'illustres faits sa vie est déjà pleine , Que la gloire le tient pour un vieux capitaines Guerrier avant d'être homme , à l'âge où l'on apprend , Adolescent à peine, il était déjà grand, Et dans un jour de deuil trouvant un jour prospère, En essayant son bras , il délivrait son père 7 : Jamais près du péril a-t-il délibéré , Et du salut public jamais désespéré 3 ? Dans les camps , aux conseils , les héros et les sages S'étonnent de lui voir les vertus des deux âges. Hardi pour concevoir, habile à préparer, Il peut tout entreprendre, il sait tout réparer- Et ne trouve de borne à sa gloire inouïe Que celle de la force ou plutôt du génie. 346 SCIPION. Voilà ce qu'on en pense, et je ne conçois pas Qu'on ait pu si long-temps prolonger les débats. Le choix n'est pas à faire ; oui , s'il m'était propice , J'y verrais la faveur et non pas la justice : J'aime Rome avant tout ; et dans ce jour fatal Je forme , malgré moi , des vœux pour mon rival. Mais je l'aperçois. SCÈNE IL CATON, FABIUS, SCIPION, PAUL-ËMILE. FABIUS. Rome, avec quelque surprise, Voit un retour qu'enfin nul ordre n'autorise. Sans un puissant motif, Scipion, je le crois , Du peuple et du sénat eût moins blessé les droits : Qu'il nous explique donc , sans tarder davantage , Quel étrange intérêt le rend à ce rivage, Aujourd'hui que, déjà de trop de soins troublé, Pour le choix d'un consul le peuplé est assemblé. SCIPION. Je sais dans Fabius respecter un grand homme , Mais de mes actions je ne réponds qu'à Rome. Un puissant intérêt m'occupe , j'en convien ; Et c'est celui du monde encor plus que le mien. Si le Tage est soumis , sur sa rive étrangère Pour mon bras désormais s'il n'est plus rien à faire, SCÈNE II. 347 Et, bien plus, si j'apporte ici quelque dessein Vraiment digne du peuple et du sénat romain, Peut-être à l'indulgence ai -je droit de prétendre. Mais le sénat s'avance, assemblé pour m' entendre; Ecoutez. SCÈNE III. LES PRÉCÉDENTS, CECILIUS, SENATEURS. CÉCILIUS. Scipion, vos redoutables mains Ont dû venger les droits et l'honneur des Romains , Et sous le premier joug dont elle était sortie , Ramener pour jamais l'Espagne assujettie. Et comme général, et comme magistrat, Proconsul , aujourd'hui rendez compte au sénat : Ses vœux sont-ils remplis ? SCIPION. Que lui-même, en décide. Doublement indigné contre un peuple perfide, Quand je promis à Rome, enhardi par son choix, D'arracher l'Ibérie au joug carthaginois , Ce cœur, qui gémissait de plus d'une blessure, Non moins que le devoir écoutait la nature , Et, dans les deux héros qu'on venait dégorger, J'avais mon oncle ensemble et mon père à vengeH. Que vois-je en arrivant ? trois chefs et trois armées 348 SCIPION. Bravant nos légions sous la tente enfermées , Et l'empire de Rome , en ces heureux climats , Réduit presque à l'enceinte où campaient nos soldats. Bornant à des regrets leur douleur impuissante , Ils pleuraient de leurs chefs la perte encor récente. Romains, leur ai-je dit, nos succès, nos revers, Tour à tour sont en droit détonner l'univers. L'ennemi qui sourit à nos revers sur l'Ebre Peut bientôt déplorer un malheur plus célèbre ; Marchons à cette ville où sont ses arsenaux , Ses captifs , ses trésors , ses moissons , ses vaisseaux. A sa promesse , amis , si Neptune est fidèle , Garthagène est à nous, et l'Espagne avec elle. Chacun marche , à ces mots , où son chef le conduit. Lélius, de la mer, nous protège et nous suit. Il attaque le port, nous sapons les murailles. Placée en un moment au milieu des batailles , Menaçante naguère , et tremblante à son tour , La nouvelle Garthage est conquise en un jour 5 . L'Afrique cependant, inquiète, étonnée, De voir un jour suffire aux exploits d'une année , Veut nous faire attaquer par trois chefs à la fois; Mais, sans pouvoir se joindre, ils sont vaincus tous trois. Dès lors pour nous le sort en tous lieux se déclare : La terreur sous nos lois fait rentrer le barbare ; Nos alliés, punis d'un perfide abandon', Par d'utiles tributs achètent leur pardon. D'un vainqueur irrité prévenant la poursuite , SCÈNE III. 049 L'un et l'autre Asdrubal se résout à la fuite 6 ; Magon, plus malheureux, après un vain effort 7 , Dans les murs qu'il fonda n'ayant plus même un port , Promène au gré des vents sa détresse et sa honte ; Cadix nous est ouverte, et les murs de Sagonte, Où tant d'amis de Rome ont trouvé leurs tombeaux , Sortent de leur ruine et vengés et plus beaux: L'Espagne , d'Africains si long-temps surchargée , Du dernier Africain se voit enfin purgée, Sénat • et ses trois mers , entre leurs bords soumis , N'offrent plus aux Romains que des peuples amis. Chargeant donc du pouvoir une main aguerrie , Avide et digne aussi de revoir ma patrie , Je reviens , assuré de l'avoir satisfait , Rendre compte à l'état de tout ce que j'ai fait. Notre commun espoir n'a point été frivole : Suspendons ces drapeaux aux murs du Capitoie : L'armée est aujourd'hui contente de ses dieux! Et toi, peuple romain, si tu jettes les yeux Sur ces trésors ravis à Carthage alarmée , Tu dois être aujourd'hui content de ton armée. . CÉCILIUS. Il l'est. Puis-je en douter aux transports que je vois? Il l'est d'elle et de vous : il le dit par ma voix. Rassemblé sous ces murs , il vous nomme , il s'écrie : « Gloire au héros qui rend la gloire à la patrie ! » PAUL-EMILE. Sénat, au juste honneur que le peuple lui rend 35o SGI PION. Ajoutons un honneur peut-être encor plus grand : Décernons à cinq ans de travaux et de gloire Le prix qu'obtint souvent une seule victoire ; Ordonnons qu'un héros , offert à tous les yeux , Triomphe au Capitole où l'attendent nos dieux. FABIUS. Qu'osez- vous proposer, imprudent Paul-Emile? Se fût-il acquitté d'un devoir moins facile , Un simple proconsul, sans offenser les lois, Jamais jusqu'au triomphe éleva-t-il ses droits ? Ou jamais un consul , fût-il son plus grand homme , Y peut-il aspirer s'il est entré dans Rome? PAUL-EMILE. Les lois au bien public ont cédé quelquefois. CATON. Toujours le bien public est, d'obéir aux lois. sci PI ON. Tel est mon sentiment. Mais, de plus, je dois dire Qu'un vain éclat n'est point le triomphe où j'aspire. Je prétends davantage; et si d'heureux travaux M'ont à votre faveur créé des droits nouveaux , Pères conscrits, mon cœur ne veut pour tout salaire Qu'un devoir plus pénible et l'ordre de mieux faire. J'en ai l'occasion dans le vaste dessein Que cinq ans de silence ont mûri dans mon sein. Vous le dois-je expliquer? cécilius. Rome écoute. SCENE III. 35i SCIPION. Carthage Depuis plus de quinze ans dévaste ce rivage. Sénat, vous rappeler les jours de nos revers , Des Romains égorgés nos champs cinq fois couverts , Trois consuls partageant le sort de leurs cohortes 8 , Et le camp d' Annibal assis devant vos portes , C'est dans le même instant vous faire envisager Ce qu'on peut craindre encore, et ce qu'il faut venger. De plus d'un vrai Romain la constance héroïque Triompha, je le sais, du héros de l'Afrique; Mille fois Fabius, sans avoir combattu, Sut l'empêcher de vaincre, et c'est l'avoir vaincu; Marcellus, moins heureux, a fait aussi connaître, Avant qu'il fût surpris, qu' Annibal pouvait l'être : Et pourtant Annibal, sans amis, sans soutiens, Comme par nos succès affaibli par les siens, Tient encor son armée en Abruzze établie , Et, toujours redoutable au fond de l'Italie, De moment en moment y peut voir accourir Les secours implorés pour la reconquérir. Ah ! qu'un sort différent désormais va l'attendre , Si Rome à ma prière aujourd'hui veut se rendre! Oui, sans renouveler d'inutiles efforts, Voulez-vous le contraindre à fuir enfin nos bords ? Portons à notre tour dans les remparts qu'il aime L'effroi qu en nos remparts il a porté lui-même. « Compagnons , disait-il à ses fiers Africains , 55<2 SCIP ION. « C'est dans Rome qu'il faut attaquer les Romains. » Faisons de ce conseil un plus heureux usage : Que le Carthaginois soit vaincu dans Carthage. Sénat, de cette guerre ordonnez -vous l'apprêt? Vaisseaux, armes, soldats, dans trois mois tout est prêt. Marchons où la justice et l'honneur le commandent , Où les peuples d'Afrique à grands cris nous demandent : Vengeons-les , vengeons-nous de ce peuple sans foi , Qui, d'un vil intérêt prenant toujours la loi, Avare également , soit qu'il brave ou qu'il flatte , Fait la paix en marchand, et la guerre en pirate. Trop long-temps sur la mer ses vaisseaux ennemis Usurpèrent les droits qui nous furent promis ; Ecrasons-le sur terre, écrasons-le sur l'onde, Et dans Carthage après donnons la paix au monde. PAUL -EMILE. Scipion, sans chercher ce qu'on peut opposer Au noble et vaste plan que tu viens d'exposer , J'y souscris. Ton génie et m'entraîne et m'enflamme ; J'admire en tes projets l'empreinte de ton âme. Depuis le jour fameux où , recouvrant ses droits , Rome a vu ses consuls succéder à ses rois, Jamais rien de plus grand, jamais rien de plus juste, Ne fut délibéré dans cette enceinte auguste. Au décret du destin hâte-toi d'applaudir , C'est peu de te venger , Rome , il veut t'agrandir. Tremble , Carthage ; et nous , pour assurer ta chute , Ordonnons que l'auteur du projet l'exécute. SCÈNE III. 553 CATON. Oui , périsse Carthage 9 ! un commun intérêt Aux peuples indignés arrache cet arrêt. C'est un arrêt du sort, si Rome y veut souscrire; Et Rome y souscrira : tout doit le lui prescrire : Et des périls passés le sanglant souvenir, Et le pressentiment de sa gloire à venir , Et l'insolent espoir d'une cité rivale, Et de nos bords aux siens le trop court intervalle, Tout lui fait un devoir d'attaquer , d'accabler Un peuple assez puissant pour l'avoir fait trembler. Oui , tel est le seul but où nous devons prétendre , Le succès le plus beau que nous puissions attendre : Romains, pour l'obtenir unissons nos efforts, Prodiguons notre sang, épuisons nos trésors; Je le veux : mais songeons qu'une telle entreprise A de si jeunes mains ne peut être permise; Que nos premiers succès donneront le signal Qui doit dans ses foyers rappeler Annibal. A quels bras croyez-vous qu'alors il soit possible D'abattre sous ses murs ce héros plus terrible, Si ce n'est point aux bras qui l'ont déjà vaincu? Des rivaux d' Annibal un seul a survécu: Romains, qu'est-il besoin d'en dire davantage? Proclamons Fabius , et périsse Carthage ! FABIUS. Je suis vieux. Quarante ans, dans les camps, au sénat, J'ai servi tout ensemble et gouverné l'état; 1. 23 554 SGIPION. Et peut-être au repos ai-je droit par mon âge : Mais mon génie est jeune autant que mon courage ; Et du peuple romain quel que soit le décret , S'il me nomme, il suffit; mon bras est encor prêt. Mais comme le devoir qui défend à l'armée L'examen d'une loi, dès lors qu'elle est formée, De nos discussions en fait ici l'objet, Tant que la même loi n'est encor qu'un projet, Sans détour, Scipion, je dois, je veux vous dire Ce que le bien public en ce moment m'inspire ; Et , dut-on même y voir un motif étranger , D'un projet imprudent vous montrer le danger. Qu'en Afrique, à vous croire, on porte le ravage; Et bientôt Annibal, effrayé pour Carthage, Accourant à la voix de ses concitoyens , Aura quitté nos bords pour défendre les siens : Il se peut , à nos vœux si d'abord tout succède , Devant nos premiers coups si tout s'enfuit ou cède ; Mais après, pensez-vous que ces mêmes guerriers Qui portèrent l'effroi jusque dans nos foyers, Sourds à tant d'intérêts partout sacrés pour l'homme , Feront moins pour leurs murs qu'ils n'ont fait contre Rome ? Sûrs de vous échapper tant qu'ils seront vaincus, S'ils sont jamais vainqueurs, ils vous sauront perdus. Où fuir? où rallier les débris d'une armée Entre deux mers par l'onde et le sable enfermée ? Et si, par un malheur qu'il faut surtout prévoir, Les destins dès l'abord trahissaient notre espoir ; SCENE III. 355 Sur une plage encor de nos débris couverte, Si, nouveau Régulus, vous trouviez votre perte; Bien plus , pour renverser votre projet fatal , S'il n'était pas besoin du secours d' Annibal , Quel serait, dites-moi, le sort de l'Italie, Le sort de Rome enfin, déjà trop affaiblie, Et que notre imprudence à vous favoriser Va d'or et de soldats tout-à-fait épuiser?... Prévois ce jour fatal, sénat, prévois, et tremble! C'est Cannes, c'est Trébie, et Trasymène ensemble. A cet affreux signal, le féroce Africain Reparaît sous nos murs , la vengeance à la main : Qui pourra désormais l'arrêter à nos portes ? Des femmes, des enfants, impuissantes cohortes? Des vieillards qui , lassés de survivre à leurs fils , Revêtus de la pourpre, et dans l'ivoire assis, Tendent déjà la tête au bras qui les immole? O Scipion , veux-tu livrer le Câpitole ! Veux-tu livrer l'enceinte où siégeaient tes aïeux , Veux-tu livrer le temple où résident tes dieux! Par tout ce qui t'est cher, et par tout ce qui t'aime, Que ton projet périsse, abjuré par toi-même! Que dis-je! à ces tableaux puisque vous résistez, Dans vos vœux imprudents puisque vous persistez , Au nom du bien public qui tous deux nous enflamme, Faites, sans différer , l'aveu que je réclame: Dans ses propres secrets initiez l'état ; Instruisez les consuls, apprenez au sénat 556 SCI PION. Comment , sans exposer et nos champs et nos villes , Sans livrer au ravage et l'Espagne et les îles, Sans tarir le trésor pour suffire aux travaux, Sans vexer les sujets par des tributs nouveaux, Trouvant et légions et flottes toutes prêtes , Rome au-delà des mers peut tenter des conquêtes io . SCIPION. En daignant le vouloir; en ne repoussant pas Les peuples outragés qui nous tendent les bras; En répondant aux cris de la terre opprimée Qui nous demande un chef et nous offre une armée ; En comptant dès ce jour parmi nos alliés Les souverains trahis , les rois humiliés , Qui des tributs divers que produit leur rivage Vont racheter des flots le trop long esclavage. Oui, sénat, l'Espagnol, le Sarde, le Gaulois, Massinisse et Syphax, te pressent par ma voix: Oui, la moitié du monde ou t'accuse ou t'implore. Que tardes-tu? pourquoi délibérer encore? Pourquoi te refuser à tes destins nouveaux? Tu crains de partager tes armes, tes vaisseaux, De tarir le trésor , de livrer les frontières ; Ah ! laisse et ton armée et ton épargne entières. L'Ombrie à notée flotte a promis ses forêts, La Toscane à nos mâts leurs voiles, leurs agrès, L'Espagne à nos besoins tout l'or dont elle abonde, Et la Corse a nos bras le fer, maître du monde. Avec de tels appuis, sénat, l'événement SCENE LU. 35; Peut-il trahir l'espoir de ton ressentiment? Non; mais il va laisser notre gloire imparfaite, Si Carthage à nos coups ne doit point sa défaite. Eh! quoi donc, sans trahir tes autres intérêts, Ne peux-tu prendre aussi ta part en ces succès ? Permets à l'indigent dont le fer de Cartilage Ravagea les moissons, dévasta l'héritage, De porter sa vengeance à l'autre bord des mers, De rendre à des brigands les maux qu'il a soufferts ; Permets aux orphelins qui couvrent l'Italie, Des rives du Tésin aux plaines d'Apulie, De remplir leurs devoirs de Ptomains et de fils , De venger d'un seul coup leur sang et leur pays ; Permets au riche enfin , noblement tributaire , De t'offrir de son or le secours volontaire; Parle : et je vois partout les arsenaux s'ouvrir; De vaisseaux inconnus tous les ports se couvrir; Aux travaux de Neptune et de Mars occupée , La jeunesse agiter et la rame et l'épée; Les guerriers, à la fois matelots et soldats, Sur les deux éléments défier les combats, Tenter tous les chemins qui mènent à la gloire, Et se multiplier pour saisir la victoire ! Quel obstacle peut rompre ou même retarder Le cours de ce torrent prêt à se déborder? Quel général, enfin, peut m'opposer l'Afrique? Hannon? ne l'ai-je pas chassé de la Bétique? Magon ? tremblant encore , il fuit de mers en mers. 558 SCIPION. Asdrubal? trois fois l'Ebre attesta ses revers. Non, non, quoi qu'on ait dit, si je puis les atteindre, Le sort de Régulus pour moi n'est pas à craindre • Et je connais assez et leur tête et leur bras Pour assurer au moins qu'ils ne me vaincront pas. Quant à cet Annibal de qui Ion nous menace , Quel espoir peut encore écouter son audace ? N'est-ce pas fait de lui s'il reste sur nos bords? . Où seraient les appuis de ses derniers efforts? Gapoue est sous le joug, Tarente est désarmée: Pour soi-même à son tour Carthage est alarmée; ' Et jamais dans nos camps , sous dés chefs plus heureux, Nous n'avons réuni de soldats plus nombreux. Et l'on peut lui prêter l'espérance frivole De rapporter la flamme au pied du Capitole, D'asseoir ses nouveaux camps autour de nos remparts ! Rassurons nos enfants, nos femmes, nos vieillards; Loin d'attaquer, il faut qu'il songe à se défendre, A s'éloigner, avant qu'on ait pu le surprendre: A l'Italie en vain il voudrait s'attacher, A l'Italie enfin je saurai l'arracher. Oui, qu'en ses propres champs, sous ses propres murailles, Prononce entre nous deux le destin des batailles. Las de lui disputer sur ces bords désolés Des remparts chancelants ou des murs écroulés , Transportant les combats sur un autre rivage , Que le prix du vainqueur soit désormais Carthage ' ' . ( Le sénat se lève et passe du côté de Scipion. ) SCÈNE J 1 1. ~>5n CÉCILIU S. Triomphe, ô Scipion! «l'un commun mouvcmein Le sénat tout entier passer à ton sentiment. G A T O IN . Mais un point important reste encore à résoudre : A quels bras les Romains remettront-ils la foudre ? Pères conscrits , avant que de vous séparer , Sur cet objet encore il faut délibérer. PAUL-ÉMILE. Par les droits du génie et ceux de la victoire , A Scipion , sans doute , appartient cette gloire. sci PI ON. Pour ceux qui comptent moins les travaux que les ans, Ma jeunesse a rendu ces droits insuffisants. Mon âge!... et n'est-ce pas celui de ce grand homme Qui dans ce jour encore est l'entretien de Rome, Qui deviendra celui des siècles à venir ? Quand on vit sous ses pas les Alpes s'aplanir, Au milieu des hivers, au-dessus de l'orage, Les rochers s'entrouvrir pour lui faire un passage, A ses pieds murmurer le Tibre ensanglanté, Et devant ses regards fuir l'aigle épouvanté, A son sixième lustre il atteignait à peine ' 2 . Quand moi-même à vos lois j'asservis Carthagène , Quand un "vaste pays vous revint par mes soins , Sénateurs , je comptais un lustre encor de moins. Sans délai toutefois que le sénat désigne Celui qui de son choix lui paraît le plus digne ; 36o SCIP10N. Quant a moi, toujours prêt à marcher pour l'état, Si ce n'est comme chef, je pars comme soldat. cécilius. Sénat , en tout ceci que le peuple nous guide : Que sur son propre choix le nôtre se décide ; Dans le nouveau consul qu'il aura proclamé Voyons le général que nous aurons nommé. Y consentez-vous ? FABIUS. Oui. ( Les sénateurs se lèvent en signe d'approbation. ï CÉCILIUS. Mais je vois un édile. Qu'annoncez-vous ? c A TON. Que Rome a choisi Paul-Emile? l'édile. Que le scrutin , d'accord avec l'opinion , Pour consul aujourd'hui proclame Scipion. CÉCILIUS. Toi, qui de nos guerriers es déjà le modèle, Monte au suprême rang où le peuple t'appelle ; Où, parvenu si jeune, après tant de travaux, Tu vas grandir encor par des exploits nouveaux. D'un plus brillant destin ce moment est l'aurore : Tu fis déjà beaucoup , tu feras plus encore. O père du héros qui fonda nos remparts , Dieu protecteur de Rome , ô Quirinus , ô Mars , SCENE III. 5G Protège le consul et sa vaste entreprise î Que Neptune propice aussi le favorise ! Que d'un commun accord et les eaux et les airs Respectent ses vaisseaux libérateurs des mers, Et laissent au génie, à la force, au courage, Le droit de décider entre Rome et Cartilage ! Et vous, feux de Vesta, feux toujours allumés, Consacrez d'un consul les vœux accoutumés ! O Scipion , le dieu qui nous sert de barrière , Le dieu Terme jamais ne retourne en arrière ,3 : Si nos fiers ennemis, sous votre consulat, Tentaient de repousser les bornes de l'état, Dans son intégrité jurez de le défendre ; Jurez de le sauver. SCIPION. Je jure de l'étendre. FIN DE SCIPION. NOTES ET REMARQUES SUR LE DRAME DE SCIPIOIN. 1 PAGE 344- Ainsi les Marcius, les Brutus , les Gamilles... • On n'obtenait pas le consulat, du temps de la république, sans avoir sollicité les suffrages du peuple. L'épreuve fut dure pour l'orgueil de quelques patriciens, et particulièrement pour celui de C. Marcius, surnommé Coriolan. Les prétendants au consulat, comme aux autres magistratures, prenaient l'habit blanc {yestis candidà) pour être remarqués : de là le nom de candidat et de candidature. 2 PAGE 345. En essayant son bras , il délivrait son père. Scipion n'avait pas encore dix-huit ans quand il sauva Cornélius Scipion, son père, à la bataille du Tésin. Ce consul était enveloppé par les Carthaginois : écartant les ennemis à coups d'épée, son fils se fait jour jusqu'à lui, et, seul, le tire de danger, au moment où il allait être pris ou tué. 564 NOTES ET REMARQUES 3 PAGE 345. Jamais près du péril a-t-il délibéré , Et du salut public jamais désespéré? Après la bataille de Cannes, le soir même qui suivit cette déplorable journée, Scipion s'était retiré dans une ville voi- sine qui tenait encore pour les Romains ; il apprend que de jeunes guerriers appartenants comme lui aux premières mai- sons de Rome, rassemblés chez un certain Métellus, et déses- pérant du salut de la république, avaient formé le dessein de s'embarquer et d'abandonner l'Italie: saisi d'indignation et ré- solu de s'opposer, au péril même de sa vie, à l'exécution d'un si lâche complot , « Que ceux à qui le salut de Rome est cher me « suivent, » dit-il aux officiers qui se trouvaient autour de lui; puis se mettant à leur tête, quoiqu'il ne fût alors que simple tribun dans une légion, il va droit à la maison où se tenait le conseil; là, l'épée à la main , « Je jure, dit-il, que je n'a- « bandonnerai jamais la république, et que je ne souffrirai pas « qu'aucun de nos citoyens l'abandonne ; » et s'adressant à Mé- tellus , « 11 faut que toi et ceux qui sont ici vous fassiez le même « serment , sinon je vous tue. » Cette menace , et peut-être en- core plus l'exemple d'un si vrai patriotisme, eut son effet. Le serment fut prêté et gardé. 4 PAGE 347. J^avais mou oucle ensemble et mon père a venger. Quand Scipion, à l'âge de vingt-quatre ans, fut nommé SUR SGI PION. 365 proconsul on Espagne, il y remplaçait Cornélius Scipion, son père, et Cnéus Scipion, son oncle, qui, après de grands suc- cès obtenus par leurs forces réunies , éprouvèrent de grands désastres, pareequ'ils les avaient séparées. Tous les deux per- dirent la vie sur le champ de bataille, Cornélius en combat- tant contre Magon et Asdrubal, fils de Giscon, et Cnéus en combattant contre Asdrubal, fils d'Amilcar, auquel les deux au ttes généraux s'étaient joints après la défaite de Cornélius Scipion. 5 page V»8. La nouvelle Carthage est conquise en un jour. La prise de Carthagène fut, en Espagne, le premier exploit de Scipion. Ses troupes ayant été repoussées à un premier assaut, il avait fait sonner la retraite, mais c'était pour en li- vrer un second avec plus d'avantage. Sachant qu'un étang qui défendait la ville était guéable à la marée basse, pendant que l'attaque renouvelée sur les autres points occupait la garnison du côté de la terre, il fit marcher cinq cents hommes à travers cet étang devenu praticable, et entra dans la ville par ce côté, qui n'était pas défendu, pareequ'on le croyait inexpugnable. 6 page 349. L'un et l'autre Asdrubal se résout à la fuite. Asdrubal, frère d'Annibal , fut vaincu par Scipion sur le Tage : de là avant passé en Italie pour conduire un renfort à 366 NOTES ET REMARQUES son frère, il franchit les Pyrénées, les Alpes ; mais, attaqué sur les bords du Métaure par les consuls Livius et Néron, il perdit la bataille et la vie. Asdrubal, fils de Giscon, défait aussi par Scipion, fut obligé de repasser en Afrique. 7 page 349- Magon , plus malheureux , après un vain effort... Magon, frère d'Annibal et d' Asdrubal, après avoir résisté long-temps contre la fortune de Scipion, fut obligé de céder aussi. Il quitta, non sans lavoir pillée , Cadix, la seule ville qui restât en Espagne aux Carthaginois. Après avoir erré quelque temps sur la Méditerranée, il fit une descente en Li- gurie, et dévasta la ville et le territoire de Gênes. Il a laissé son nom à un port de l'île de Minorque, portus Mogonis y aujourd'hui Port-Mahon. 8 PAGE 35 ï. Trois consuls partageant le sort de leui's cohortes... Ce vers rappelle la mort de Flaminius, de Paul-Émile et de Marcellus, tués, le premier àTrasymène, le second à Can- nes, et le troisième dans une embuscade qui lui fut dressée par Annibal. Tous trois étaient consuls. Marcellus, qui par sa valeur impétueuse avait souvent triomphé d'Annibal, fut nommé l'épée des Romains , comme Fabius, qui par sa pru- dence l'empêcha de consommer la ruine de Rome, en fui nommé le bouclier. SUR SCI PION. 3C 7 9 PAGE 353. Oui , périsse Carthage ! Caton l'ancien commençait et finissait tous ses discours au sénat par ces mots : Delenda est Carthago. 10 PAGE 356. Rome au-delà des mers peut tenter des conquêtes. Ce discours est conforme aux opinions et souvent même aux expressions données par Tite-Livc à Fabius Maximus. Ce vieux dictateur s'opposa dans le sénat avec tant de vigueur et d'o- piniâtreté au projet de Scipiôn, que le peuple l'accusa de ja- lousie. Fabius , sans être jaloux, pouvait ne voir qu'un excès de présomption dans un plan conçu par un génie tout-à-fait opposé au sien; mais en ce temps-là, comme au nôtre, on était enclin à prêter des motifs injurieux aux opinions pro- duites par les causes les plus honorables. Voyez, pour cette note et pour l'autre, le XXVIII e livre de l'Histoire de Tite-Live. 11 page 358. Que le prix du vaincpieur soit désormais Carthage. Nous ne pouvons que répéter , au sujet du discours de Sci- piôn, ce que nous avons dit au sujet de celui de Fabius : l'au- teur s'est appliqué à y fondre celui que Tite-Livc prête à ce héros. Quant au projet de Scipion, il était hardi sans doute, mais il était de ceux qui souffrent l'examen , et se défendent à la discussion: aussi le sénat, quoique ébranlé par l'autorité de l'opinion de Fabius , ne repoussa-t-il pas le projet de son jeune rival. • 568 NOTES SUR SCIPION. 12 PAGE 359. A son sixième lustre il atteignait à peine. Nous avons vu de nos jours un général renouveler, à cet âge , tous ces prodiges en Italie , et en opérer de plus étonnants encore dans plus d'une partie du monde. Mais c'est d'Annibal qu'on a voulu parler ici. 13 page 36 1. Le dieu Terme jamais ne retourne en arrière. Les Romains indiquaient les limites des propriétés privées ou publiques en y plaçant un terme. Numa, pour rendre ce symbole de la propriété plus respectable , imagina d'en faire un dieu et lui bâtit un temple sur le mont Tarpéien , où ce dieu était figuré par une roche inébranlable. Tarquin le Su- perbe ayant voulu élever au même endroit un temple à Jupiter, il fallut détruire plusieurs chapelles et déplacer plusieurs divi- nités , qui cédèrent sans résistance ; il n'en fut pas ainsi du dieu consacré par Numa : sa masse ayant résisté à tous les ef- forts, on prit le parti de le laisser tranquille; mais les prêtres publièrent que si les dieux avaient cédé à Jupiter, Jupiter avait cédé au dieu Terme, et lui laissait , par respect, une place au milieu de son temple même. La propriété n'en devint que plus sacrée: il serait à souhaiter que toutes les fables eussent un résultat aussi moral. • FRAGMENTS DE ZÉNOBIE TRAGEDIE. i, 2 4* AVERTISSEMENT. Après avoir mis au théâtre le sujet de Lucrèce, M. Àrnault s'occupa du caractère de Zénobie: il crut que cette héroïne, si célèbre par ses succès et ses revers, que cette reine de Palmyre, qui survécut à l'empire qu'elle avait fondé, n'était pas un personnage moins théâtral que Sémiramù , et pouvait, grâce à d'heureuses combinaisons, devenir tout aussi dramatique. Nous ne savons pas si le plan de M. Arnault eût rempli son attente; il n'est exécuté qu'à moitié: l'auteur s'est arrêté au milieu du troisième acte. Le découragement qui lui fit suspendre ce travail tient aux circonstances où se trouvait alors la France : c'était en 1 798 ; la république s'y établissait, et les rois n'y étaient plus soufferts , même sur le théâtre. Remettant l'entière exécution de son sujet à une époque où les esprits seraient revenus à plus de modération, M. Arnault abandonna Zénobie et composa sa tragédie de Cincinnatus . L'époque désirée arriva; il n'en continua pas moins à en- treprendre des ouvrages nouveaux, et ne reprit pas un travail sur lequel il s'était refroidi. A-t-il eu tort, a-t-il eu raison? C'est ce que nous n'osons pas décider. Autant qu'on en peut juger par ce que nous avons sous les veux, M. Arnault s'était imposé de grandes difficultés. Mais les difficultés commandent de grands efforts, et par cela même produisent souvent de grandes beautés. L'époque à laquelle se rattache l'action de cette tragédie, 24. 072 AVERTISSEMENT. toute d'invention, n'est pas celle de la ruine de Palmyre, n'est pas celle de la captivité de Zénobie , mais l'époque de sa plus grande gloire. Quelques fragments de Zénobie, lus dans une séance publi- que de l'Institut, furent accueillis avec faveur et ont été insérés dans plusieurs recueils. Nous pensons qu'on les retrouvera avec plaisir dans ce volume, où nous aurions inséré en totalité ce que M. Arnault a fait de cette tragédie, s'il était certain lui- même de ne jamais la terminer. « f-®« «?«*«** FRAGMENTS DE ZÉNOBIE. EXTRAIT DU PREMIER ACTE RÉCIT D'UNE BATAILLE ENTRE LES PERSES ET LES P A L M Y R É N I E N S. S'échappant à l'instant qu'il semblait s'approcher, Evitant notre choc, qu'il paraissait chercher , Sapor, par cette ruse, espérait nous abattre : Nous lasser, c'était vaincre; et fuir, c'était combattre. Nos soldats harassés , vers le fleuve attendus Par des soldats plus frais dans les bois répandus, 5 7 4 ZÉNOBIE. A Sapor, plus jaloux de succès que de gioire , Amenaient en effet une sûre victoire. Mais bientôt Nicanor renversa cet espoir : On peut tout affronter quand on sait tout prévoir. De l'armée à mes soins confiant la conduite , De nos meilleurs guerriers il rassemble une élite , Par de secrets chemins les fait marcher sans bruit , Arrive à pas pressés au milieu de la nuit, Et surprenant , alors qu'on devait moins l'attendre , L'ennemi qui d'abord avait cru le surprendre , A Sapor, tout-à-coup trompé dans ses projets, Il apprend à la fois sa marche et ses succès. Le Perse , qu'affaiblit cette prompte défaite , Quitte la feinte alors sans cesser la retraite; Pris au piège sanglant par lui-même tendu , Il fuit , non plus pour vaincre; il fuit, mais en vaincu. Nicanor, qui partout prévient la renommée, Le poursuit , le harcèle , avec toute l'armée , L'atteint près de ces bords , où par de longs détours L'Euphrate avec fracas précipitant son cours, Moins accessible encor que ses rochers , présente De ses flots indomptés la barrière écumante. On s'arrête; on se brave; avec d'affreux éclats On fait des deux côtés les apprêts des combats : Mais le jour fuit, et manque à cette ardeur guerrière Qui pour tous ses exploits veut toute sa lumière. Cependant Nicanor, repoussant le sommeil, Devance aux champs de Mars le lever du soleil ; ZÉNOBIE. o 7 5 Sa redoutable élite autour de lui se range , Impénétrable niasse, invincible phalange, Que le feu, que le fer ne sauraient entamer, Et qu'au signal on voit se rompre et se former, Qui , libre pour combattre , en sa marche pressée , De fer toute couverte et de fer hérissée , Solide, indivisible, et s'alonge et s'étend, Gravit sur les rochers, dans les champs se répand, Et, n'éprouvant jamais l'effroi qui l'environne, Semble être inaccessible à la mort qu'elle donne. Pleins de l'espoir de vaincre , à grands cris les soldats Redemandent le jour, les Perses, les combats: Quand le jour, dissipant un espoir qui les flatte, Nous montre l'autre armée au-delà de l'Euphrate, Dont Sapor , assuré d'échapper à nos coups , S'est fait , pendant la nuit , un rempart contre nous. On gémit : Nicanor nous entend, avec joie, Accuser le destin qui lui ravit sa proie. « La faiblesse a montré la route à la vertu; « Le vainqueur peut, amis, ce que peut le vaincu : « Ce qu'il osa pour fuir, osons-le pour l'atteindre. « De ce fleuve asservi qu'aurions-nous donc à craindre? « Torrent sans profondeur, semblable, en son courroux, « Au Perse qui menace en fuyant devant nous ! » Il dit, et dans les flots soudain se précipite : On s'étonne, on frémit, on l'admire, on l'imite. Bientôt l'armée entière a suivi le héros; Bientôt l'armée entière est au milieu des flots. 3 7 6 ZENOBIE. (Cependant l'air se trouble , et le ciel sur nos tètes A déchaîné soudain la foudre et les tempêtes. L'obscurité renaît ; mais l'éclair nous fait voir Le Perse, à l'autre bord, prêt à nous recevoir. Les cris du désespoir et les cris du courage S'unissent pour donner le signal du carnage : Le péril qui s'accroît disparaît à nos yeux. Affrontant et la guerre , et les eaux , et les cieux , Le premier qui du fleuve a subjugué la rage, Nicanor, le premier gravit sur le rivage: Terrible , étincelant sous un rempart d'airain , Le pied sur l'ennemi qu'a terrassé sa main , Il écarte d'un bras la mort que l'autre porte. Qui l'approche est saisi de l'ardeur qui l'emporte. On attaque , on repousse avec un même effort ; Tout soldat est héros. Le fort cède au plus fort. Ainsi que de faiblesse , il n'est plus de courage. L'effroi devient fureur ; la valeur devient rage. Le fer croise le fer. On frappe , on est frappé. Le fleuve est teint du sang dont le sol est trempé ; Le fleuve en est grossi. Vainement sur ses rives Sapor a rallié ses troupes fugitives ; Les impuissants efforts qui signalent son bras Illustrent sa défaite, et ne l'empêchent pas. Sapor, avec son camp dévoré par les flammes , Abandonne aux vainqueurs ses trésors et ses femmes , Sexe né pour la paix, et qu'en nos seuls climats , Loin des murs, on expose aux hasards des combats. ZÉNOBIE. 5 77 Le vainqueur des Romains , le roi des rois, sans suite , Cherche encore une fois son salut dans la fuite • La rage dans le cœur, la pâleur sur le front , Il court cacher sa honte aux murs de Ctésiphont ' . *m,'%/v%/%^. *.'»/%, « EXTRAIT DU DEUXIEME ACTE Varame , général de l'armée des Perses , est amené captif à Palmyre ; il y rencontre une princesse du sang de Sapor , captive comme lui : c'est Aidée , qu'il aime et dont il est aimé. ALDEE. Varame ! VARAME. Aidée ! Ah ciel ! quel moment pour mon cœur ! Qui t'a conduite , Aidée ? en ces lieux ? ALDÉE. Le vainqueur. VARAME. Et du vainqueur aussi ma princesse est la proie ! ALDÉE. En quel état faut-il qu'ici je te revoie? VARAME. Tu me revois vaincu. Vaincu ! chargé de fers Moins pesants , moins honteux encor que mes revers ! ZENOIUE. 3 79 Et le sort t'associe à mon triste esclavage ! ALDÉE. Il veut te l'adoucir, puisque je le partage. va n AME. Il veut me l'aggraver par la rigueur du tien. ALDÉE. Il nous a réunis : ne lui reproche rien. VA RAME. Mon sort à sa fureur est-il assez en butte ? ALDÉE. Crois qu'il est des succès plus honteux que ta chute , Ta chute est glorieuse. VARAME. Elle a fait ton malheur. ALDÉE. C'est le crime du sort et non de ta valeur. VARAME. Tu me veux consoler. ALDÉE. Je prétends davantage. VARAME. Sais-tu quelque remède à mes maux? ALDÉE. Le courage. VARAME. Celui de l'infortune est de savoir mourir. ALDÉE. Celui de l'héroïsme est de savoir souffrir. 38o ZENOBIE. VARAME. L'héroïsme a marqué le terme de ma vie; Il soutient le malheur et non l'ignominie. Ma force est au-dessus de mes propres revers; Mais elle m'abandonne à l'aspect de tes fers. Mon opprobre, étendu sur celle que j'adore, A ses yeux comme aux miens doit m'avilir encore. Oui : sois sincère, Aidée, et parle sans détour : De quel œil désormais peux-tu voir mon amour ? De quel œil désormais recevoir les hommages D'un amant qui, déjà flétri par tant d'outrages, Quelque affront qu'il endure et qu'il ait éprouvé , Au plus sanglant de tous est encor réservé ? Sais-tu pourquoi ces cris ? sais-tu l'horrible fête Qu'à mon vainqueur ce peuple , en son ivresse , apprête? De tous côtés , sais-tu que de mes étendards L'injurieux trophée insulte à mes regards ? Au char même où Sapor , croyant dans un seul homme Triompher de la terre en triomphant de Rome , Fit voir Valérien à ses pieds enchaîné Et par un empereur un monarque traîné 2 , Sais-tu que le vainqueur des héritiers d'Arsace 3 De l'esclave romain m'a réservé la place ? Et, courbé sous le joug, d'un peuple injurieux Je pourrais consentir à repaître les yeux ! Non , non ; je ne veux pas attendre de la honte La mort, que j'ennoblis en la rendant plus prompte. Prévenons ces moments d'infamie et d'effroi; ZÉN0B1E. 38i Mourant un jour plus tôt , mourons digne de toi , Digne de ton amour jusque dans ma disgrâce : Parmi les noms fameux reprenons notre place ; Laissons ma gloire entière au milieu des malheurs : Romain, j'y survivrais; je suis Perse, je meurs. ALDÉE. Ce désespoir me plaît; il te sied; et j'admire, Jusque dans son excès, la vertu qui t'inspire. D'un courage invaincu ce transport m'est garant : Peut-être, plus heureux, paraîtrais-tu moins grand. Mais, tout en t'approuvant, souffre que je t'éclaire : Le malheur qu'on redoute aisément s'exagère ; Ton esprit, abusé par les maux qu'il ressent, Se fait un avenir trop semblable au présent. Tu veux mourir ; tu veux , par un trépas illustre , Reconquérir ta gloire et lui rendre son lustre ; Tu veux , par un seul coup , laver et prévenir Et ta honte passée et ta honte à venir. Varame, quelle honte a donc souillé ta vie? On voit tomber le faible avec ignominie , Varame, et sa ruine à la postérité Atteste son malheur moins que sa lâcheté : Mais entre deux guerriers égaux par le courage , Quel que soit le succès , la gloire se partage. Tous deux sont admirés ; le caprice du sort Nomme le plus heureux, sans nommer le plus fort. Tous deux en s'éprouvant ont acquis leur estime : Par intérêt enfin, le vainqueur magnanime 38s ZÉNOBIE. Rehausse encor sa gloire en se montrant l'appui D'un rival moins puissant, mais non moins grand que lui. Tel Varame eût été , tel Nicanor doit être ; S'il est ce qu'à mes yeux il a voulu paraître, Si de dehors trompeurs il n'est pas revêtu , Le courage n'est pas son unique vertu : Je l'ai vu, dans ces lieux par lui-même conduite, S'attendrir sur l'état où le sort m'a réduite , M'offrir, me prodiguer ces soins consolateurs, Ces égards, qu'un grand homme accorde aux grands malheurs Il ne saurait souscrire à ce qui se prépare. Il ne permettra pas cette pompe barbare Qui , honteuse au vainqueur , par ses cruels apprêts , Avilit les revers bien moins que les succès. Notre gloire n'est qu'une : ah ! crois , tant que je t'aime, Avoir toujours le droit de t'estimer toi-même. Sois juste envers mon cœur qui te garde sa foi; Respecte en toi celui qu'il sent digne de moi. Attends de mon amour l'exemple qu'il faut suivre. Lorsque je mourrai, meurs; quand je vis, tu dois vivre. NOTES ET REMARQUES SUR LES FRAGMENTS DE ZENOBIE. 1 PAGE ^77. Il court cacher sa honte aux murs de Ctcsiphonl. Ce récit a été imprimé il y a vingt-cinq ans : on ne peut donc pas reprocher à l'auteur d'avoir emprunté des traits qui se retrouvent dans des ouvrages postérieurement publiés. 2 page 38o. Et par un empereur un monarque traîné. Ce vers rappelle le traitement que Sapor fit éprouver à Va- lérien , que le sort des armes avait fait tomber entre ses mains : non content de l'avoir attelé à son char, le roi de Perse, quand il montait à cheval, forçait ce malheureux empereur à lui servir de marchepied. 584 NOTES SUR ZENOBIE. 3 PAGE 38o. Sais-tu que le vainqueur des héritiers d'Arsace. Arsace, nom d'un roi des Parthes, chef de la dynastie des Arsacides. FIN DU PREMIER VOLUME. TABLE DU PREMIER VOLUME. Pages. Épitre DÉDICATOIRE I Avis xv Au LECTEUR XXIII Post-script xliii MARIUS A MINTURNES, Tragédie en trois actes. Avertissement 3 Épître dédicatoire 7 Marius a Minturnes 9 Notes et remarques. 5o, LUCRÈCE, ou ROME LIBRE, Tragédie en cinq actes. Avertissement de l'édition de 1792 69 — de l'édition de 1817 70 Lucrèce 75 Notes et remarques i5i 1. a5 La Bibliothèque Université d'Ottawa Echéance The Library University of Ottawa Date Due lit CE PQ 2153 .465*19 1824 V001 COC ARNAULT, ANT *CC# 1219068 THEATRE.