iîlîillMîfilir^^JîirKJiii;:^'^^ U dVof OTTAWA 3900300976^910 -m Digitized by the Internet Archive in 2011 with funding from University of Toronto http://www.archive.org/details/erehonoudelautreOObutl EREWHON OUVRAGES DE SAMUEL BUTLER TRADUITS PAR VALERY LARBAUD POUR PARAITRE PROCHAINEMENT AINSI VA TOUTE CHAIR (roman) LES ÉDITIONS DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE PUBLIERONT SUCCESSIVEMENT NOUVEAUX VOYAGES A EREWHON LA VIE ET L'HABITUDE LES CARNETS DE SAMUEL BUTLER SAMUEL BUTLER EREWHON O U DE L'AUTRE COTÉ DES MONTAGNES TRADUIT DE L'ANGLAIS PAR VALERY LARBAUD ÉDITION ORIGINALE « To'J vàp slva', ooxouvTOc àvaOo'j ARÎSTOTE. POLITIQUE « TOUTE ACTION EST BASE UNE BALANCE DE CONSIDERAT: {PARAPHRASE) SUR IONS^U^BIBL/0>^ PARIS ÉDITIONS DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE 35 ET 37, RUE MADAME. 1920 IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE, APRÈS IMPOSITIONS SPÉCIALES, 120 EXEN4PLAIRES DE LUXE SUR PAPIER VERGÉ PUR FIL LAFUMA-NAVARRE, DONT 8 EXEM- PLAIRES HORS COMMERCE, MARQUÉS DE A A H, 100 EXEMPLAIRES RÉSERVÉS AUX BIBLIOPHILES DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE, NUMÉROTÉS DE I A C. 12 EXEMPLAIRES NUMÉROTÉS DE CI A CXII ET 940 EXEMPLAIRES SUR PAPIER VÉLIN PUR FIL LAFUMA-NAVARRE, DONT 10 EXEMPLAIRES HORS COM- MERCE MARQUÉS DE a A j, 800 EXEMPLAIRES RÉSERVÉS AUX AMIS DE L'ÉDITION ORIGINALE, NUMÉROTÉS DE 1 A 800, 30 EXEN4PLAIRES D'AUTEUR HORS COMMERCE, NUMÉROTÉS DE 801 A 830 ET 100 EXEMPLAIRES NUMÉ- ROTÉS DE 831 A 930, CE TIRAGE CONSTITUANT PROPRE- MENT ET AUTHENTIQUEMENT L'ÉDITION ORIGINALE. EXEMPLAIRE fK 73yf '61 Eùi^ I1Ç.Û TOUS DROITS DE REPRODUCTION ET DE TRADUC- TION RÉSERVÉS POUR TOUS LES PAYS Y COMPRIS LA RUSSIE. COPYRIGHT BY LIBRAIRIE GALLIMARD, 1920. SAMUEL BUTLER L'auteur 6.*Erewhon^ que certains critiques ont appelé « Samuel Butler II » pour le distinguer de son homonyme le poète satirique du XVII® siècle, — pour l'en distinguer mais aussi pour marquer qu'il a pris place à son tour dans « la lignée plus que royale » des grands écrivains, notre Samuel Butler est né le 4 décembre 1835 à la cure de Langar (près de Bingham, comté de Nottingham) et il est mort à Londres (où il vivait depuis environ trente-huit ans) le 18 juin 1902. Ce n'est pas seulement parce qu'il fait l'objet de cette notice que nous avons le droit de l'appeler « notre Samuel Butler » : c'est surtout parce qu'il appartient à notre époque. D'abord, la date de sa mort n'est pas tellement éloignée de nous : il avait dépassé le seuil du XX® siècle, et il a vécu assez pour connaître les noms et les ouvrages d'écrivains qui sont encore parmi nous. Enfin, beaucoup d'entre nous ont pu, sans le savoir, le croiser dans le Strand ou dans Fleet Street, le coudoyer dans l'encombrement des bateaux de la Manche, et le rencontrer dans des fumoirs d'hôtel, en Suisse, en Italie, et en Sicile. Mais il y a plus : en réalité, c'est de sa mort qu'il faut dater son entrée dans le mouvement littéraire moderne, et ce qu'on pourrait appeler son « avènement ». De son vivant, son nom demeura à peu près inconnu, et son œuvre, tout en exerçant une influence certaine, mais secrète, fut ignorée ou méconnue de la plupart des critiques, et fut, pour ainsi dire, mise en qua- rantaine, non seulement par les « officiels » d'alors, mais par tous les groupes importants entre lesquels se partageait le monde intellectuel anglais pen- dant la période 1860-1900. Ce fut une conspiration du silence, et quand, de loin en loin, quelqu'un des pontifes ou des acolytes daignait le nommer, c'était pour le ridiculiser ou pour dire qu'il « ne comptait pas ». Malgré le succès de son premier livre (précisément Ereiohon) les grandes maisons d'éditions étaient toujours prêtes à refuser ses manuscrits, et tous ses livres, — sauf le dernier paru de son vivant, — furent imprimés et publiés à ses frais. Lui-même s'est amusé à dresser, en 1899, le bilan financier de sa car- rière littéraire : elle lui avait coûté, exactement : 19.497 francs et 65 centimes. Ce ne fut qu'en 1901 , quinze mois avant sa mort, qu'il eut la surprise de se voir rechercher par un éditeur. Or, cet éditeur, — M. Grant Richards *, — était un homme jeune, et très décidé à ne publier que des livres de jeunes, ou d'écrivains considérés comme des maîtres par les jeunes. Il savait bien que Butler avait 65 ans, *. L'éditeur actuel des œuvres de Samuel Butler est A. C. Fifield, 13, Clifford's Inn, Londres, E. C. SAMUEL BUTLER mais il n'en fut pas moins tout heureux d'inscrire sur son catalogue son nom et les titres d'Erewhon et de Nouveaux Voyages à Erewhon. Ainsi, à un âge où la plupart des écrivains commencent à voir leur œuvre dans le recul du passé, soit qu'elle ait sombré dans l'oubli, soit qu'elle subsiste, mais rangée, dans le musée idéal de l'Histoire Littéraire, et classée selon sa place et sa date, Samuel Butler a pu voir la sienne commencer à percer, à être discutée et appréciée, et cela au même titre et sur le même plan que les œuvres de début de jeunes gens qui auraient pu être ses fils. L'homme, que les gens de sa génération avaient pu condisérer comme un vieux raté, apparaissait mainte- nant comme un des princes de la jeunesse. De sa renommée et de son influence, il ne put voir que tout le premier commencement : une aube indécise. Du reste, pour entrer dans cette exis tence posthume, dans cette « vie du monde à venir » qu'il considérait comme la seule vraie vie future et la seule immortalité désirable, il fallait que sa vie corporelle prît fin. Alors, il y eut un intervalle de silence. Puis, quelques notices nécrologiques , en Angleterre et en Italie : les fleurs et couronnes des amis. Mais en 1903 la publication des inédits commença. Ainsi va toute chair, le roman écrit par S. Butler entre 1 873 et 1 884, — et que des raisons d'ordre intime l'avaient empêché de publier, — parut enfin, étonnant les plus fameux romanciers de l'Angleterre par ses qualités techniques, sa har- diesse et sa nouveauté. Alors tout ce qu'il y avait de gens aimant les lettres, dans le monde anglais, sut qui était ce second Samuel Butler, dont, jusque-là, on n'avait vu le nom que dans les Préfaces de Bernard Shaw. Vint la publi- cation, dans une grande revue, des Notes extraites des Carnets de S. Butler. L'intérêt et la curiosité augmentèrent et, devant l'insistance des lecteurs de plus en plus nombreux, un à un les livres mort-nés ressuscitèrent et vinrent se ranger, à la devanture des libraires, auprès des plus récents ouvrages des plus récents écrivains. Ils passèrent sans transition de 1' « édition à frais d'auteur « aux grands tirages des éditions populaires, et de l'oubli à l'actua- lité. L'ère victorienne était close ; et même, bien des choses de cette époque-là préjugés, conventions, insularismes, avaient précédé dans la tombe le court et gros cercueil de la vieille Reine. Il était naturel que le moins victorien, ou le plus anti-victorien, des écrivains de l'époque finie survécût à cette époque, et qu'une élite nouvelle le saluât comme un précurseur. Mais Samuel Butler était plus qu'un précurseur. On ne se contenta pas de le « saluer » : on le lut avec avidité, comme s'il se fût agi d'un contemporain qui avait des choses neuves à dire, et on l'étudia comme on étudie les maîtres. Bien mieux : on le discuta, et aujourd'hui encore il trouve des adver- saires. Enfin, le nombre de ses imitateurs augmente, et il n'y a guère de revues, guère de journaux littéraires oii on ne trouve quelque reflet de son esprit ou quelqu'une des expressions dont il a enrichi sa langue maternelle. Ge sont là des preuves assisz solides que son œuvre est vivante et qu'elle le restera longtemps encore. ^ il SAMUEL BUTLER Quelque chose manquait à la gloire de l'écrivain et à la curiosité de ses admirateurs : une bonne biographie. Elle vient de paraître *, et de l'avis dés critiques les plus autorisés, elle est non seulement bien faite, complète et digne de l'homme qu'elle nous fait mieux connaître, mais elle constitue par elle-même un monument littéraire si remarquable qu'on l'a tout spon- tanément comparée à ce grand ouvrage classique, à ce modèle des biogra- phies : la Vie du D^ Johnson par Boswell. L'auteur en est M. Henry Festing Jones, qui a été l'ami intime de S. Butler pendant 28 ans, qui l'a accompagné dans ses excursions en Italie, qui a été son collaborateur pour la partie musi- cale de son œuvre, et qui était au chevet de son lit lorsqu'il est mort. Ecrivain de valeur lui-même, et d'une tournure d'esprit apparentée à celle de son modèle, il a su tracer de Butler le portrait le plus vivant et le plus frappant qu'on pouvait souhaiter. C'est, enfin, une biographie d'une espèce toute nouvelle : sans réticences, sans la moindre trace de ce « culte des héros » qui gâte tant d'ouvrages de ce genre, mais toute pleine de compréhension et d'amour. Grâce à elle, grâce à ces deux riches volumes si longtemps attendus, pleins de lettres, de documents, et de faits bien classés (et bien indexés aussi par M. A. T. Bartholomew, de Cambridge) je vais pouvoir donner au lecteur français un résumé (forcément très succinct, mais qui contiendra l'essentiel) de l'histoire de la vie et des travaux de Samuel Butler, — « écrivain philosophique » (selon le catalogue du Musée Britannique) et encore : peintre, critique d'histoire religieuse, théoricien de la biologie générale, romancier, historien de l'art italien, humoriste, musicien, hellé- niste, savant shakespearien, poète, moraliste, mais surtout philosophe, ou mieux encore, selon l'heureuse expression du critique** qui, le premier, Ta présenté aux lettrés français : « humaniste ». Samuel Butler descendait d'une vieille famille bourgeoise originaire du comté de Warwick, le « Cœur de l'Angleterre », et plusieurs générations de Butler antérieures au XIX® siècle sont enterrées dans l'église de Kenilworth. Son grand-père, Samuel Butler, docteur en théologie, fut Principal de l'Ecole publique de Shrewsbury, dont il fit un des centres d'études secon- daires les plus florissants du Royaume, et ensuite Evêque de Lichfield. Il mourut le 4 décembre 1839, le jour où son petit-fils Samuel, qu'il avait baptisé, entrait dans sa cinquièm.e année. Il a laissé des sermons, de bons manuels scolaires et une édition d'Eschyle. Le père de l'écrivain était le Révérend Thomas Butler, recteur de Langar* et-Bramston, et c'est à la cure rurale de Langar que Samuel passa les dix premières années de sa vie. Elles lui laissèrent un très mauvais souvenir, * Samuel Butler, author of ErewJion (1835-1902) a memoir, by Henry Festing Jones. 2 vol. Londres, Macmillan and C°, 1919. ** Jean Blum, dans le Mercure de France, 16 juillet 1910, pp. 267-28I. iîl SAMUEL BUTLER et vers quarante ans il parlait encore des « horreurs de son enfance et de son adolescence ^K En efret, matériellement il ne manquait de rien dans cette riche maison bourgeoise, mais moralement il manquait de ce qui est, pour un enfant bien né, la principale chose : l'affection des siens. Il ne trouva en eux que des éducateurs sévères, uniquement préoccupés de « briser sa volonté >' pendant qu'il était jeune, de crainte qu'il n'eût un jour des désirs et des volontés autres que les leurs. Dans cette triste enfance, il y eut pourtant un moment heureux : l'au- tomHe 1843 et l'hiver 1843-44, que le Rév. Thomas Butler et sa famille passèrent à Rome et à Naples. Les enfants eurent une gouvernante italienne, et Samuel apprit ainsi, à 8 ans, les premiers mots de cette langue toscane qu'il devait un jour parler couramment et écrire avec facilité. A dix ans il fut placé à l'école, chez un ecclésiastique, dans un village (AUesley) près de Coventry, et deux ans plus tard (1848) il entra comme interne à l'Ecole Publique de Shrewsbury, où il resta jusqu'en 1854. Ce fut là, entre 14 et 15 ans qu'il se prit d'un goût très vif pour le dessin et la pein- ture, et qu'il éprouva une des plus fortes émotions de sa vie en entendant pour la première fois de la musique deHandel *. Vers la fin de son séjour à Shrewsbury, il accompagna une seconde fois ses parents en Italie (hiver 1853-54) où il reprit ses études d'italien et visita les musées. En octobre 1854 (18 ans) il entra comme étudiant de première année au collège Saint-Jean de Cam.bndge. Les quatre ans qu'il y passa furent bien employés : il acheva brillamment ses études classiques, et, sans abandonner la peinture, il écrivit ses premiers essais littéraires. Il ajouta à sa culture musicale J. S. Bach, Schubert et les sonates de Beethoven. Il lut quelques- uns des m.aîtres de la génération précédente, entre autres Thackeray et Tennyson. Pendant les grandes vacances de 1857, il fît une excursion de trois semaines en Dauphiné et aux lacs italiens, s'arrêtant, à l'aller et au retour, à Paris. Bientôt il commença ses études de théologie : en effet, le petit-fils de l'évêque Butler, le fils du Révérend Thomas Butler, était tout naturellement destiné à l'Eglise. Habitué de bonne heure à cette idée, et trop soumis à la volonté de ses parents pour oser élever la moindre objection, il se prépara consciencieusement et non sans ferveur à l'état ecclésiastique, et dans la seconde moitié de 1858, il alla s'établir à Londres comme adjoint laïque du curé de Saint- Jacques (Piccadilly), vivant parmi les pauvres et faisant la classe aux enfants d'ouvriers. Ce fut alors qu'eut lieu un incident qui renversa tous les projets d avenir qu'on avait faits pour lui. Il apprit que certains de ses jeunes élèves n'avaient pas été baptisés, et s'aperçut, avec un étonnement dont il devait sourire * George- Frédéric Haendel. Pour l'orthographe adoptée par S. Butler, voir les « Notes du trad. » à la fin du volume. IV SAMUEL BUTLER un jour, que ces enfants n'étaient ni plus ni moins méchants eu vicieux que ceux qui avaient été régénérés par le baptême. Le doute entra dans son esprit, et quelque temps après il annonça qu'il refusait de recevoir l'ordina- tion. Ce fut un grand scandale, un véritable drame, dans le milieu et la famille du jeune homme. Le Rév. Thomas Butler mît en œuvre tous les moyens dont il pouvait disposer pour « ramener à la raison » le fils rebelle. Mais Samuel resta inébranlable, et ne se laissa ni intimider m corrompre. Enfin, après quelques mois troublés (durant lesquels Butler, qui aurait voulu embrasser la profession de peintre, suivit les cours d'une école de dessin, à Cambridge, oij il s'était réfugié), il fut décidé qu'il recevrait de son père une certaine somme en avancement d'hoirie, et qu'il irait se faire éleveur de moutons dans l'île m.éridionale de la Nouvelle-Zélande. A la fin de septem.bre il s'embarquait sur le Roman Emperor, et à la fin de janvier 1860, en plein été de l'hémisphère austral, il débarquait à Port-Lyttelton. 11 avait vingt- trois ans et deux m.ois. De cette première partie de la vie de Samuel Butler nous possédons : quelques dessins et paysages faits à Shrewsbury ; une vue de Civita-Vecchia (aujourd'hui à Cambridge, dans la Collection Butler, au Collège Samt-Jean) et une vue de Cambridge. Plus importants sont ses essais littéraires, réunis par R. A. Streatfield et H. F. Jones. Ce sont : des parodies ; la traduction en vers d'une épigramme tirée de la « Raccolta dei Proverbi Toscani » de Giuseppe Giusti, et deux articles publiés dans.« L'Aigle », revue fondée par Butler et ses camarades du Collège Saint- Jean : on y remarque quelques idées et quelques expressions qu'on retrouve dans les œuvres de sa maturité. Il passa quatre ans à la Nouvelle-Zélande (1860-1864 : de 24 a 28 ans). Bien que cette lointaine colonie n'eût guère alors que neuf ans d'existence, les colons, — la plupart éleveurs, — y étaient déjà assez nombreux pour que toute la partie basse des plaines de l'île méridionale se trouvât occupée. Pour rencontrer des terres favorables à l'élevage, il fallait faire de véritables voyages d'exploration dans l'arrière-pays, le long des grandes chaînes de montagnes qu'on appelle les Alpes de la Nouvelle-Zélande. Puis, une fois le pâturage découvert, il fallait en obtenir la concession du gouvernement, y établir ce qu'on appelle une « station » d'élevage : « cabane » et dépendances, et enfin y transporter les moutons. Donc, vers la fin de 1860, nous trouvons Samuel Butler installé dans sa station, à laquelle il a donné le nom de Méso- potamie parce que sa concession est limitée par deux affluents du Rangitata. Il habite, à plus de trente kilomètres de son plus proche voisin, une cabane qu'il a fait bâtir et où il a transporté des livres, des plâtres, et un piano sur lequel il joue les fugues de J. S. Bach. Il a un aide salarié, un régisseur, cinq employés : berger, toucheur de bœufs, etc., et un troupeau florissant. Il passe la plus grande partie de ses journées à parcourir son pâturage, et, monté sur son cheval « Docteur », à surveiller ses moutons. Quelle différence SAMUEL BUTLER avec l'existence confortable et les studieux loisirs de Cambridge ! Mais c'est une vie saine et monotone qui fortifie son corps et laisse toute liberté à son esprit. Autour de lui, des paysages tristes et grandioses : d'un côté, à perte de vue, les plaines mamelonnées, jusqu'à l'Océan Pacifique ; de l'autre, les énormes chaînes encore incomplètement explorées, toutes cou- vertes de neige ; une végétation de caractère nettement tropical, mais terne et rabougrie ; et de vastes fleuves dont les crues soudaines ressemblent à des cataclysmes ; solitude et silence : un panorama représentant une époque géologique antérieure à l'apparition de l'homme. Du reste Samuel Butler ne réside pas continuellement à Mésopotamie. De temps en temps il va passer quelques semaines au chef-lieu de la province de Canterbury, Christchurch, où il retrouve la civilisation : en effet, il y a là les fonctionnaires, un cercle et une « société «, un grand nombre des éle- veurs étant, comme Butler, gentlemen et fils de gentlemen, qui ont passé par Cambridge ou par Oxford. En 1862 il s'y fonde un journal La Presse, et Butler y collabore activement. Cependant, dès la troisième année de son séjour, il songeait déjà à rentrer en Angleterre. En cédant son pâturage, en vendant son troupeau, et en pla- çant la somme ainsi réalisée au taux légal de la colonie, 10 pour 100, il se trouverait en possession d'environ vingt mille francs de rente annuelle. C'est ce qu'il fit dans les premaers mois de 1864. Il avait, à force d'énergie, doublé son capital et conquis une aisance modeste qui lui assurait l'indépen- dance matérielle. Il n'avait donc plus rien à faire en Nouvelle-Zélande : Londres, et la peinture, l'attiraient trop puissamment. Ainsi, le 15 juin 1864, il partit, emmenant un ami dont il avait fait la connaissance à la rédaction de La Presse, Charles Paine Pauli. De Port-Lyttelton, ils se rendirent au Callao, d'où ils allèrent visiter Lim^a. Le reste du voyage se fit par l'isthme de Panama et les Antilles, et le 29 août 1864, ils débarquaient à Southampton. Samuel Butler semble avoir momentanément abandonné la peinture pen- dant son séjour en Nouvelle-Zélande. Par contre, il a produit, au cours de ces quatre années, des ouvrages qui furent pour ainsi dire les bases de son œuvre littéraire. D'abord, l'étude attentive qu'il fit des E^'angiles le conduisit à se former une théorie par laquelle il croyait pouvoir expliquer rationnelle- ment la Résurrection, fondement de tout l'édifice chrétien, et il exposa cette théorie dans un opuscule intitulé : hxamen criiùiue des preuves de la résurrection de Jcsus-Christ, telles qu elles se trouvent chez les quatre Evangé- listes, — opuscule qu'il publia dans l'année qui suivit son retour en Angle- terre. Puis, en 1861 ou 62 il lut 1' « Origine des Espèces » de Charles Darv/in (qui avait été le condisciple du Rév. Thomas Butler à Shrewsbury et à Cam- bridge), et fut tout de suite converti au Transformisme. C'est à l'étude de ce livre que se rattachent les articles donnés par Butler dans La Presse de Christchurch : un Dialogue où la doctrine darv/inienne est exposée et défendue et Darwin chez les Machines, fantaisie biologique et philosophique qui était VI SAMUEL BUTLER aussi, à l'insu même de l'auteur, une critique, du point de vue Lamarckien^ de la doctrine mécaniste de Charles Darwin, et qui contenait en germe Erewhon et La Vie et l'Habitude. Enfin, en 1863 parut à Londres un petit volume signé de Samuel Butler : Première année d'un séjour dans la colonie de Canterbury. C'était un recueil des longues lettres qu'il avait adressées à sa famille en 1860-61 et de deux articles qu'il avait envoyés à « L'Aigle » de Cambridge. La préface, datée de la cure de Langar, est du Rév. Thomas Butler, qui avait publié ce livre « à la requête de quelques amis de l'auteur ». C'est surtout, pour nous, un document biographique précieux ; et on y trouve des descriptions qui font prévoir celles du début à' Erewhon. Mais ce livre, édité et « censuré » par le Rév. Thomas Butler, n'eut jamais l'ap- probation de Samuel, qui l'exclut formellement de la liste de ses ouvrages. Dès le mois de septembre 1864, Butler s'installait dans un appartement composé de trois pièces et d'un petit cabinet, au second étage du n*^ 15, Clifîord's Inn. Clifïord's Inn est une sorte de square intérieur, un espace planté d'arbres, avec une pelouse entourée de grilles basses et d'allées cail- loutées, et autour duquel sont disposées sans ordre de vieilles maisons d'as- pect provincial. Situé en plein cœur de Londres, à deux pas du Palais de Justice, du Temple et de Temple Bar, dans ce quartier de la basoche tout rempli des souvenirs de la littérature et du journalisme du XVIII® siècle, Clifîord's Inn est compris entre Chancery Lane, Fleet Street, Fetter Lane et l'aile centrale du nouveau bureau des Archives. On y accède, de Fleet Street, par un passage en partie voûté, et de Fetter Lane, par une grille de fer, ouverte toute la journée. Les fenêtres du n"^ 15 donnent, les unes sur la pelouse intérieure, les autres dans la direction de Fetter Lane. L ins- tallation de Butler était des plus modestes, et certainement jamais aucun de ses ascendants, depuis deux cents ans, ne s'était contenté d'un logement aussi simple. Son loyer était de 575 francs en 1 864, et de 900 francs à partir de 1898. Butler habita Clifîord's Inn jusqu'à sa mort, c'est-à-dire pendant près de 38 ans. A partir de son retour à Londres, il se consacra entièrement à ses travaux, en sorte que, pour raconter sa vie, il suffit de raconter l'histoire de ses tra- vaux. Disons cependant qu'il ne vécut pas constamment à Londres. Presque tous les ans il alla faire une excursion ou un séjour en Italie. Il y allait géné- ralement par la Belgique, la vallée du Rhin et la Suisse, et ce fut surtout dans le Tessin, dans la région des lacs et dans les hautes vallées du Piémont qu'il séjourna. Il passa aussi une grande partie des années 1874-1875 au Canada, à Montréal, où il fut ogligé d'aller pour ses affaires. Notons encore : quelques visites à Langar, quelques courtes excursions sur la côte française (Dieppe, en 1866) et deux visites à Down, chez Charles Darwin. Cela pour la période 1864-1877. Résolu à acquérir la technique du peintre, il suivit les cours de plusieurs ateliers, et notamment de l'atelier Heartherley. Du reste, dès son arrivée VII SAMUEL BUTLER à Londres, il se mit à peindre un petit tableau, Prières en Famille (aujourd'hui dans la Collection Butler, à Cambridge). C'est une scène d'intérieur à neuf personnages. On y sent dès l'abord la main d'un débutant, mais certaines têtes sont inoubliables ; l'exécution est d'un amateur, mais l'intention et la puissance satiriques de la composition sont très remarquables. L'année 1865 fut particulièrement féconde : non seulement il travailla à sa peinture avec acharnement mais il écrivit un certain nombre d'articles : une révision de Darwin chez les Machines, des essais satiriques (Les Banques musicales, Le Monde des Non-Nés) qui devaient plus tard entrer dans Erevohon, et Lucubratio Ebria, autre fantaisie sur le Transformisme, qu'il envoya à La Presse de Christchurch, — sa dernière contribution à la naissante litté- rature néo-zélandaise. Dans Lucubratio Ebria, il a pris part, sans peut-être s'en douter, pour Lamarck, et par la suite contre Darsvin. 11 avait, par lui- même retrouvé la doctrine de Lamarck, mais il n'avait pas encore étudié de près l'histoire des doctrines transformistes, et il est probable qu'il se croyait encore darwinien. D'autre part, il fit imprimer son opuscule sur la Résurrection. Ce petit livre anonyme passa inaperçu, mais valut à son auteur le plaisir d'entrer en relations avec Charles Darwin. De 1865 à 1869, Butler se consacra entièrement à la peinture ; il y tra- vaillait sept heures par jour, à l'atelier et chez lui, si bien qu'en 1869 des troubles de la vue et des maux de tête survinrent, et qu'il dut aller passer cinq mois (novembre 1869-mars 1870) hors d'Angleterre. Il se rendit à Menton par la Belgique, la Suisse, Come, Milan, Gênes et la Corniche. Au retour, il passa par la Lombardie et alla jusqu'à Venise. Ce fut là qu'une dame russe, — connaissance de hall d'hôtel, — la baronne de Bulow, lui dit en français, au moment où il prit congé d'elle : « Et maintenant. Monsieur, vous allez créer. » Ce mot attrista Butler : il avait déjà 35 ans et s'était figuré qu'il avait suffisamment fait ses preuves parce que quelques-unes de ses toiles avaient été reçues aux expositions de l'Académie Royale. En rentrant à Londres, il trouva justement un de ses amis de Nouvelle-Zélande, qui lui donna l'idée de rassembler ses anciens articles et d'en faire un livre. Butler se mit au travail, pour s'éprouver, pour voir s'il pourrait « créer ». Le livre qu'il écrivit fut Erewhon. Quand il l'eut presque achevé, il demanda à une amie, miss Elisabeth Mary Ann Savage, de vouloir bien lire le manuscrit : « Je ne sais pas si je dois le publier, lui écrivait-il, et vous pouvez m'empêcher de commettre une grosse bévue... Je désirerais beaucoup avoir votre avis... » Miss Savage consentit, et après avoir lu le manuscrit, elle dit à Butler : « Je ne peux pas m'empêcher de me trouver bien sotte : vous connaître depuis si longtemps, et n'avoir pas deviné qui vous étiez ! » Voyons qui était cette Miss Savage à laquelle Butler soumettait ses ouvrages avant de les montrer même à ses meilleurs amis. Dans une de ses lettres à Butler elle s'appelle modestement sa « servante de Molière ». En réalité, elle eut sur lui une influence considérable, et c'est probablement à elle VIII SAMUEL BUTLER seule que nous sommes redevables du fait qu'il écrivit Ainsi va toute chair. C'était la fille d'un architecte de valeur, et Butler l'avait connue à l'atelier Heatherley. Tour à tour gouvernante, secrétaire de rédaction d'un journal fémmin, secrétaire d'un club de dames, c'était surtout, comme Butler lui- même, une bourgeoise qui s'était affranchie de son milieu. A partir de 1871 jusqu'à sa mort (1885) elle fut en rapports constants avec Butler, et lut tous ses manuscrits. Son influence sur lui s'exerça dans trois directions. Elle 1 aida à cultiver en lui le sens du comique. La pensée de Butler planait, allait toujours aux idées générales. Miss Savage attira son attention sur les petits travers des gens, sur leur hypocrisie, sur toutes les manifestations individuelles de sottise et d'insincérité, chez les dévots, chez les gens du monde, et dans les livres. Or, l'humour de Butler n'avait besoin que d'un peu d'encouragement pour s'exercer dans ce sens, et il est souvent difficile de dire si telle ou telle épigramme, tel ou tel trait, est de Miss Savage ou de lui. Ce mot de Butler : « Un honnête Dieu est le plus noble ouvrage de l'homme » pourrait être de Miss Savage ; et Butler aurait pu écrire cette phrase d'une lettre où Miss Savage lui parle d'une dame qui « depuis qu'elle a « trouvé Christ » est devenue absolument insupportable ». D'autre part, Miss Savage était nourrie de littérature française. Sa tournure d'esprit rappelle celle de nos grandes dames libertines du XVIII^ siècle, et nous voyons par ses lettres qu'elle avait lu les écrivains français contemporains : Balzac, Taine, Flaubert, Renan. Elle en parlait à Butler, et essaya de les lui faire lire. A vrai dire, passé la trentaine, il ne lut presque rien en dehors des ouvrages qui traitaient les sujets auxquels il s'intéressait : critique his- torique du Christianisme et Transformisme, et le seul écrivain français qu il connût bien fut Buffon, pour lequel il avait une grande admiration. Néanmoins il est certain que Miss Savage lui fournit tout ce qu'il était capable d'apprécier et d'assimiler dans les lettres françaises : peu de choses, mais enfin quelque chose. Oii l'influence de Miss Savage éclate surtout, c'est dans le fait qu'elle orienta Butler vers le roman, et qu'elle finit par obtenir qu'il en écrivît un. Il convient peut-être de dire que l'amitié de Miss Savage et de Butler fut purement intellectuelle, du moins en ce qui concerne l'écri- vain. La vie « sentimentale » de Butler était ailleurs. Il suffit de citer sa longue et très discrète liaison (1872-1892) avec la personne qu'il appelait Madame. C'était une Française de bonne famille que les circonstances avaient amenée à habiter Londres, où elle vivait d'une pension que lui faisait le père de son enfant.Elle avait eu des devancières, mais elle n'eut pas de rivale. Revenons à Erewhon. Refusé, sur l'avis de George Meredith (le romancier) par la maison Chapman et Hall, il fut publié, aux frais de l'auteur, par Triibner, en mars 1872. C'était un livre qui demandait à être lu attentive- ment et qui, si aucune cause n'était venu le signaler à l'attention du public, aurait passé inaperçu. Cette cause se produisit : quelque temps auparavant IX SAMUEL BUTLER avait paru La Race CjUt vient, roman fantastique, par Lord Lytton, qui ne l'avait pas signé, mais qui avait laissé courir le bruit qu'il en était 1 auteur. On crut que Ereivhon était de la même main, ou de quelque autre aristocrate connu, et tant que Butler n'eût pas annoncé que c'était son œuvre, on l'acheta. Alors le grand public s'en détourna, mais l'attention de l'élite avait été éveillée, et le livre prit d'emblée sa place au premier rang des grands ouvrages satiriques de la littérature anglaise, c'est-à-dire tout près des Voyages de Gulliver. Les rapports entre Butler et sa famille étaient déjà très tendus et, pour des questions d'intérêt, le père et le fils avaient été sur le point d'aller devant les tribunaux. La publication de Erewhon n'arrangea pas leur querelle. Un ecclésiastique ne pouvait guère approuver un livre qui contenait un chapitre comme celui des Banques Musicales. Aussi, lorsque l'année sui- vante (1873) Samuel fut appelé à Menton auprès de sa mère mourante, il ne fut pas très surpris, quand tout fut fini, d'entendre son père lui dire que c'était Erewhon qui avait été la cause principale de la mort de sa mère. A partir de la publication de Erewhon nous devons envisager S. Butler surtout comme écrivain. Il n'abandonna pourtant pas la peinture, et même en 1874, il exposa le plus important de ses tableaux : Le jour de congé de M. Heaiherley, aujourd'hui à la Tate Gallery ; et ce ne fut qu'à partir de 1 877 qu'il cessa de se considérer comme un peintre de profession. Il reconnut de bonne grâce qu'il avait échoué dans cet art (il voulait dire : qu'il n'avait pas réussi à s'y exprimer pleinement, comme il l'avait fait en littérature). Dès lors il voulut ne se regarder que comme un amateur en peinture, et il peignit encore de nombreuses toiles, pour son plaisir. On peut en voir un bon nombre à Cambridge : paysages, vues d'Italie, portraits de ses amis et de lui-même. Un de ces derniers portraits (peint en 1878) a été offert au Collège Saint- Jean par H. F. Jones en 1911. Peut-être est-il temps de donner ici un bref signalement de S. Butler. Contrairement au héros de Erewhon il était de taille plutôt petite, et il avait le teint si brun qu'une fois, en Nou- velle-Zélande, il fut pris, de loin, pour un Maori. Ses cheveux, d'un brun- roux foncé, étaient (1878) abondants, plantés un peu bas vers le milieu du front, mais découvrant largement les tempes. Ses sourcils, d'une épaisseur et d'une largeur peu communes, mais légèrement relevés vers les tempes, formaient un curieux contraste avec ses yeux, bleux, vifs, et souvent mali- cieux. Dans le portrait de 1878 — comme dans tous ceux des vingt-quatre der- nières années de sa vie, il porte la barbe (d'une coupe de forme assez fran- çaise). Entre l'achèvement et la publication de Ereivhon Butler avait commencé un second livre. Il y reprenait le sujet de son opuscule sur la Résurrection, mais en le développant, et surtout en lui donnant une forme nouvelle. II s'agissait, d'abord de déblayer le terrain pour faire place à sa théorie, et ensuite, d'exposer cette théorie. Donc, 1^ il indiquerait les données de ce SAMUEL BUTLER qu*on a appelé « le problème de Jésus », du moins en ce qui concerne la Résurrection ; 2^ il montrerait comment les grands commenteurs anglicans avaient esquivé les difficultés réelles du problème ; 3° il réfuterait la plus importante, — et, avant lui, la seule, — explication rationnelle, de la Résur- rection : la théorie dite des « hallucinations » de D. F. Strauss, et : 4*^ il lui substituerait sa propre théorie, qu'on peut appeler de « la crucifixion incom- plète ». D'autre part, comme il fallait — à cause du Rév. Thomas Butler — garder l'anonymat, il supposerait tout le livre écrit par un chrétien sincère, et comme une réfutation des théories rationalistes. D'où l'ironie du livre, si subtile, si parfaite — on songe aux Provinciales quelquefois, en le lisant, — ■ que beaucoup de gens s'y laissèrent prendre, et qu'une publication reli- gieuse, The Rock, alla jusqu'à en recom.mander la lecture aux fidèles. Tel est le Havre de Paix (1873). Butler l'envoya à Darwin, qui lui écrivit : « J'ai été frappé de la force de vos arguments pour démontrer que Jésus n est pas mort sur la croix, mais ils ne me paraissent pas tout à fait convaincants... » et plus loin il ajoutait : « Vous devriez écrire un roman ». Amsi Darwin lui donnait le même conseil que Miss Savage. C'est qu'en effet, une des meilleures parties du Havre de Paix est l'Introduction, dans laquelle on présente 1 au- teur supposé du livre, sorte de Bouvard (ou de Pécuchet) religieux, type comique digne de figurer parmi les plus remarquables personnages de la littérature d'imagination du XIX® siècle. Et du reste, dans tout le livre, il y a des traits de satire, et une force comique, vraiment dignes de Flaubert. Quant à la valeur de la théorie de Butler, — le conseil donné par Ch. Darwin peut bien être pris comme une façon discrète d'en dire son opinion. Le Havre de Paix passa presque aussi inaperçu que l'opuscule sur |a Résurrection. Cependant Miss Savage insistait toujours pour qu'il écrivît un roman. Elle lui faisait lire, pour le mettre en tram, Middlentarch, qu'il trouva détes- table, et essaya, — sans grand succès, — • de lui faire lire aussi Balzac et les romans et contes de Diderot. Ils cherchèrent ensemble des sujets. Enfin Butler en trouva un : l'histoire de quatre générations de la famille Pontifex, ou plutôt l'histoire de la famille Pontifex au cours du XIX" siècle. (11 trouva le nom de Pontifex sur une devanture de boutique, et le roman projeté s ap- pela d'abord « Ernest Pontifex, ou Ainsi va toute chair ».) Le 3 novembre 1 873, Miss Savage lui écrivait : ^< Cher M. Butler, j'ai lu dans le Times que Sa Grâce l'archevêque devait pontifier et prêcher ce soir à Islington, et je sup- pose qu'en ce moment même il est en train de pontifier. Qu'est-ce que « pon- tifier ? » Je vous en prie, renseignez-moi. En votre qualité d'historien de tous les Pontifex — sans parler que vous serez un des successeurs des Apôtres quand ils seront déménagés — vous devez pouvoir me renseigner... » Butler avait donc commencé d'écrire Ainsi va toute chair. Mais peut-on supposer qu'un homme qui a, seul, et par la seule force de sa pensée, retrouvé, réinventé la doctrine de Lamarck, s'en tient là, et XI SAMUEL BUTLER renonce à la méditation d'un tel problème pour se consacrer entièrement à un ouvrage d'un genre tout différent ? Dès ce moment (hiver 1873-74) il songeait confusément à une théorie nouvelle de la vie. A côté de cette puissance aveugle, la « Sélection naturelle », par laquelle le darwinisme pré- tendait tout expliquer, Butler avait, dès 1865, placé cet autre facteur de l'évolution : le sens du besoin, c'est-à-dire ce que Lamarck appelle « le sen- timent intérieur », cela enfin qui, chez tous les êtres organisés, répond aux excitations du milieu, et permet les adaptations. Puis, il était allé plus loin, et avait entrevu la possibilité d'assimiler les phénomènes de l'hérédité — et d'abord la transmission des caractères acquis, — aux phénomènes de la mémoire, il retrouvait ainsi une des idées sous-jacentes du lamarckisme, et la théorie (qu'il semble n'avoir jamais connue) formulée au XVIII^ siècle déjà par Maupertuis dans son « Système de la Nature » ou « Thèse d'Erlan- gen » *. Mais pour un dialecticien comme Butler, ce n'était encore là qu'un à peu près. Il alla plus loin. Comment expliquer la présence d'une mémoire dans la cellule vivante ? En démontrant qu'elle est personnellement iden- tique avec toutes les cellules dont elle provient, dont elle est descendue au cours d'une infinité de siècles. Ainsi par là, par la présence, ou l'absence, ou le bouleversement de cette mémoire, toutes les difficultés de la doctrine darwinienne, tout ce que la Sélection Naturelle n'explique pas, se trouvera expliqué : transmission des caractères acquis, stérilité des hybrides, retour aux caractères ancestraux, phénomènes de la vieillesse, etc. Arrivé à ce pcmt Butler, vit combien le darwinisme était insuffisant, et, ayant connu alors la doctrine lamarckienne il s'aperçut, — lui qui avait cru apporter au darwi- nisme quelque chose comme son couronnement philosophique — il s'aperçut qu ils se trouvait dans le camp opposé. Dès les premiers mois de 1876 il était en possession de tous les éléments de sa théorie, et avait commencé à en faire un exposé. L'exposé grandit, dépassa les dimensions prévues, et devint un livre : La Vie et l'Habitude. Livre étonnant, et qui est bien plus que l'exposé d'une doctrine de la vie. La théorie peut être discutable, mais si l'imagination y nuit à la rigueur scientifique, c'est une imagination d'une autre espèce que celle qui joue un trop grand rôle dans la théorie de la cru- cifixion incomplète ; l'imagination qui préside à La Vie et rHabitude est de même qualité que celle qui anime le poème de Lucrèce. Livre difficile, mais livre fort et généreux, et dramatique, et qui est peut-être destiné à avoir une influence considérable, dès qu'il sera mieux connu des hommes de lettres et des hommes de science. * C'est le livre d'Edmond Perrier, Philos, zoolog. avant Darwin, qui m'a fait connaître l'ouvrage de Maupertuis, rarement cité par les historiens du Transformisme. Pourtant on y trouve toute la théorie de la Pangénèse de Ch. Darwin exposée par avance. XII SAMUEL BUTLER Entre temps, il s'était produit un événement important dans la vie privée de Butler. Une grande partie de son capital, retiré de Nouvelle-Zélande et placé dans des compagnies industrielles fondées au Canada par son ami le banquier Henry Hoare, avait sombré en même temps que ces compagnies. Envoyé à Montréal par le conseil d'administration, il parvint à liquider ces affaires, mais il ne sauva que des lambeaux de sa fortune, et jusqu'en 1879 il vécut sur ce qui en restait, après quoi il dut faire appel à son père, qui ne l'aida que de mauvaise grâce, et chichement ; en sorte que les années 1874- 1886 et surtout 1879-1886 (mort de son père) furent pour lui un temps de fêne. Ce n'était pas qu'il eût de grands besoins — loin de là : même avec ses séjours en Italie, il ne dépensait pas, pour lui, le tiers de son revenu ; mais il était d'une générosité excessive, principalement à 1 égard de son ami Charles Paine Pauli, auquel il faisait une pension, qu'il voulut continuer à lui servir malgré tout. Ces soucis et cette gêne ne l'empêchèrent pas de travailler, et c'est à Mon- tréal même que furent écrites quelques-unes des plus belles pages de La Vie et l'Habitude. Ce grand livre — peut-être son chef-d'œuvre — parut le 4 décembre 1877, le jour où il entra dans sa 42^ année. L'année suivante, au mois d'août, il séjourna à Varese, Arona, Faido, etc., et Henry Festing Jones, qui avait fait sa connaissance en 1 874, vint l'y rejoindre. A son retour à Londres (fin septembre) il reprit un livre qu'il avait commencé quelque temps auparavant. C'était L'Evolution, Autrefois et Aujourdlmi. Il y comparait les théories de Bufîon, d'Erasme Darwin et de Lamarck avec celle de Ch. Darwin. Cette fois, il a nettement pris position contre Charles Darwin, et ce livre (1879) tout en faisant un exposé très clair et plein d'aperçus ingénieux, de l'histoire du 1 ransformisme avant Darwin, est surtout un réquisitoire contre le darwi- nisme. 11 est curieux de voir cet évolutionniste convaincu se rencontrer si souvent avec Quatrefages dans la critique de la doctrine de la Sélection Naturelle. L'Evolution, Autrefois et Aujourd'hui fut suivi de deux autres ouvrages consacrés à défendre et à étendre la théorie exposée dans La Vie ei l'Habitude : La Mémoire inconsciente (1880) et La Chance, ou l'Adresse ? (1887). Ces livres eurent pour conséquence une querelle personnelle avec Darwin et des attaques violentes dirigées contre Butler. Et une polémique suivit le troisième : Romanes, Ray Lankester et Herbert Spencer y prirent part. En 1881 Butler intercala dans la série de ses livres sur le Transformisme un ouvrage dans lequel toute sa vie italienne se trouvait pour ainsi dire condensée, avec des digressions sur ses thèmes favoris : ce fut Les Alpes et les sanctuaires du Piémont et du Tessin, dont l'Introduction se termine par ces mots : « J'ai adopté l'Italie pour seconde patrie, et je voudrais lui dédier ce livre en témoignage de gratitude pour le bonheur qu'elle m'a donné. » Ce volume est illustré de dessins de Butler et de ses amis et compa- XIII SAMUEL BUTLER gnons d'excursléns, Charles Gogin et H. F. Jones. Butler publia en 1888 un second livre consacré à l'Italie, mais qui traite plus spécialement de l'ar- tiste extraordinaire* dont il avait découvert l'œuvre dès 1871, au Sacro Monte de Varallo-Sesia. C'est Ex Voto qu'il dédia aux habitants de Varallo, dont le conseil municipal lui avait ofïert un « banquet civique » sur le Sacro Monte même, en 1887 : en effet, n'avait-il pas révélé à un certain nombre de touristes anglais toute une région charmante, et jusque-là presque incon- nue, de l'Italie septentrionale? Un troisième livre sur l'Italie, Verdi Prati resta à l'état de projet ; mais on en trouve quelques fragments dans Les Carnets. Au printemps de 1883, Butler fit une surprise à H. F. Jones : se trouvant avec lui à l'atelier de Heatherley, qu'il fréquentait encore assidûment, il entraîna H. F. Jones dans une chambre où il y avait un piano, et il lui joua un menuet qu'il avait composé récemment. A partir de cette époque Butler ajouta donc à ses travaux la composition musicale. Revenu depuis longtemps au culte exclusif de celui qu'il considérait comme « le plus grand de tous les musiciens », Handel, il voulut montrer qu'on pouvait composer des pièces légères dans le style de Handel. Après de nombreuses discussions, il entraîna H. F. Jones dans son parti, et les deux amis commencèrent à écrire des menuets, des gavottes et des fugues pour piano, qui formèrent un recueil publié en 1885. Après quoi ils écrivirent une cantate intitulée Narcisse (1888), écrite en style handélien, encore que le sujet et les paroles en soient du genre burlesque. A partir de 1890, Butler, désirant se perfectionner dans la tech- nique de l'art qu'il avait d'abord cultivé comme un passe-temps, se mit à étudier le contrepoint, tout en travaillant à un Oratorio dramatique, Ulysse (publié après sa mort, en 1904. par H. F. Jones, qui fut, là aussi, son collabo- rateur). Nous voyons, d'après la correspondance de Butler avec Miss Savage, qu'il était en train d'achever en 1883-1884 son roman, Ainsi va toute chair. Il était terminé en 1885, quand la nouvelle soudaine de la mort de Miss Savage (après une opération chirurgicale) vint tristement surprendre Butler. Il avait eu l'intention de revoir et de corriger, peut-être même de récrire, cet ouvrage ; mais après la mort de Miss Savage, il n'y toucha plus. Il ne voulut pas, non plus, le publier avant que certaines personnes, qui lui avaient servi de modèles — à leur insu — n'eussent disparu, et c'est pour ces raisons que Ainsi va toute chair ne parut que deux ans après sa mort. En 1886 un des « modèles » de Butler disparut : c'était le Rév. Thomas Butler qui, n'ayant pu déshériter complètement son fils aîné (le cadet, Thomas, étant mort en 1884) lui laissa d'amples revenus. Du reste, Butler, qui avait 50 ans, ne changea rien à son train d'existence, et ne quitta pas son petit appartement * Tabachetti. XiV 9t SAMUEL BUTLER de Clifîorcl's Inn. Le seul « luxe » qu'il se paya fut de prendre à son service un jeune homme, Alfred Cathie, qui lui servit à la fois de valet de chambre, d'intendant et de secrétaire, et qu'il traitait plutôt en ami qu'en serviteur. Il vendit toute l'argenterie de famille qui lui revint dans la succession de son père, et ce ne fut qu'à la veille de sa mort que l'idée lui vint d'acheter un hôtel particulier, d'avoir des domestiques, et de commencer à vivre d'une manière plus confortable. En avril-mai-juin 1890 il donna à la « Universal Review » (à laquelle il collabora irrégulièrement de 1 888 à décembre 1 890) une série d'articles * sur VImpasse du Darwinisme. Ce fut sa dernière contribution à la littérature du Transformisme. Mais il ne se désintéressa jamais complètement de la question, et observa de près les développements ultérieurs du Darwinisme : la faveur puis la défaite du Weismannisme. Sans doute, s'il avait vécu plus longtemps, il aurait eu quelque chose à dire sur le mouvement qui sortit, vers 1900, de la mise en lumière des hypothèses et des découvertes de Mendel. Vers la fin de sa vie, nous voyons oar les notes de ses Carnets qu'il avait conçu l'idée de rattacher les lois de la biologie aux lois de l'énergie, et qu'il avait ébauché — mais sans la préciser — une théorie analogue par certains points à celle que M. H. Guillemmot ^"^ vient d'exposer sous le nom de « loi de l'Op- tion Vitale ». Il est certain que les livres à sujet scientifique, qui forment un bon tiers de l'œuvre de Samuel Butler, sont plus importants comme ouvrages litté- raires que comme ouvrages scientifiques ; mais si on considère leurs dates de publication, on doit reconnaître qu'ils méritent une place, et non des moindres, dans l'histoire des théories transformistes. Ils ont ceci de commun avec le poème de Lucrèce, qu'il faut les considérer au double point de vue de la littérature et de l'histoire d'un grand mouvement scientifique. N'a-t-il pas été le premier à oser dire, à l'apogée de la gloire de Charles Darwin, que le Transformisme était né en France un siècle auparavant, et à apprendre aux savants de son temps que c'était dans Bufîon, dans Erasme Darwin et chez Lamarck qu'il fallait chercher les premières hypothèses touchant l'évolution organique ? N'a-t-il pas été, chronologiquement, le premier des néo- lamarckiens ? N'a-t-il pas, seul et le premier, fourni une hypothèse et tenté une explication logique de cette « mémoire de la cellule vivante » à laquelle tant de biologistes ont fait appel, depuis Haeckel jusqu'à Le Dantec? Et cependant, quelle place a-t-on faite à son nom et à ses travaux dans les * La plupart des articles donnés par S. B. à des revues se trouvent réunis actuellement dans le volume intitulé L'Humour d'Homère (avec une impor- tante Introduction de H. F. Jones), et dans Dieu connu et Dieu inconnu, qui contient des conclusions métaphysiques touchant le Transformisme. ** La Matière et la Vie. (Flammarion, 1919.) XV SAMUEL BUTLER histoires du Transformisme parues depuis la publication de La Vie et IHa- hitude ? Pour deux ou trois auteurs qui le citent (Vianna de Lima dans son Exposé sommaire *, et M. Yves Delage ** dans une note à son chapitre sur les théories de Cope et de Orr), combien l'ignorent ? Très probablement, il faut voir dans cet oubli le résultat de la campagne de silence et de dénigre- ment menée par les partisans de Darwin contre Butler. Toutefois, il semble que, même dans le monde scientifique, on commence à lui rendre justice en Angleterre, et le principal artisan de cette espèce de réhabilitation est précisément — cela lui fait honneur — Sir Francis Darwin. Les dix ou douze dernières années de la vie de Samuel Butler furent remplies par des travaux d'un genre tout différent de ceux qui l'avaient occupé jusque-là, encore qu'ils ne furent que des prétextes, ou plutôt des moyens, pour lui, d'exprimer sa philosophie et sa personnalité. Ce fut, d'abord, une biographie du D^ Samuel Butler, — son grand-père, — que les historiens de la pédagogie et de l'érudition anglaises attendaient depuis longtemps. En rassemblant et en classant toutes les lettres de l'évêque de Lichfield et de ses correspondants, il a composé un tableau très remarquable de la société anglaise entre les dix dernières années du XVIII® siècle et 1839. La Vie et les Lettres du D^ Samuel Butler parut en 1 896 (Butler y travaillait depuis 1 889-90). De tous ses livres, ce fut, après Erewhon, celui que la critique accueillit le mieux — ou le moins mal. Cette même année 1896 Charles Gogin peignit le portrait de Butler qui est maintenant à la National Portrait Gallery. En même temps qu'il travaillait à la biographie de son grand-père, Butler poursuivait une autre étude : celle des poèmes homériques. En cherchant un sujet pour l'oratorio handélien qu'il voulait composer avec H. F. Jones, il avait songé aux aventures d'Ulysse, et, une fois ce sujet adopté, il avait voulu se rafraîchir la mémoire en relisant VOdyssée. On ne perd jamais le bénéfice d'une solide instruction classique : la lecture (à 54 ans) de VOdyssée le transporta. Dès lors il eut constamment Homère entre les mains et dans la pensée, au point de savoir les deux poèmes presque entièrement par cœur. Mais un esprit critique comme le sien ne devait pas se contenter de jouir de cette poésie : il y avait le '•<■ problème d'Homère «, d'autant plus tentant qu'en s'y plongeant on ne pouvait que mieux goûter la poésie homérique.En 1892 il faisait, au Collège des Travailleurs, une conférence sur Y Humour d'Homère^ et scandalisait tous les érudits habitués à ne voir dans les poèmes homériques qu'un < texte » capable seulement d'interprétations philologiques et non d'une * A. Vianna de Lima, Exposé sommaire des théories transformistes de Lamarck, Darwin et Haeckel. (Delagrave, 1 886.) ** Yves Delage, L'Hérédité et les grands problèmes de la biologie gêné' raie. (Schleicher, 1903.) XVI SAMUEL BUTLER interprétation humaine. Il avait déjà presque terminé une Traduction de l Odyssée lorsqu'il conçut une hypothèse touchant le lieu oii une partie au moins du poème avait été composée : Trapani et le Mont Eryx, en Sicile, correspondaient à la description homérique du port de Schérie. Quelques mois plus tard il partait pour la Sicile, et ce fut dans une revue sicilienne, et en italien, qu'il donna la première ébauche de sa théorie de VOdyssée (1893). Dès lors il fit de fréquents séjours à Trapani et dans la régi®n, et son hypo- thèse se fortifia et grandit. Il arriva peu à peu, et en s'entourant de toutes les garanties scientifiques possibles, à établir que VOdyssée avait dû être composée à Trapani. Et il ajouta à cette hypothèse ce corollaire un peu inattendu : que VOdyssée était l'œuvre d'une femme, et cette femme : Nausikaa. Tel est le sujet de La Femme auteur de l'Odyssée (1897). Cependant, il avait appro- fondi aussi le problème de V Iliade (dont il donna une traduction en 1898), mais sans lui apporter d'hypothèse nouvelle. En 1 895 il avait fait un voyage en Grèce et dans la Troade pour se rendre compte par lui-m»mc de la valeur des conclusions auxquelles étaient arrivés les archéologues, et il reconnut que ces conclusions étaient acceptables. Sa traduction de VOdyssée parut en 1900, Il avait à peine abandonné ses études homériques qu'il fut séduit par le problème des Sonnets de Shakespeare et, dépouillant toute la littérature sha- kespearienne comme il avait dépouillé toute la littérature homérique, il donna au résultat de ses recherches la forme d'une Edition des Sonnets classés d'après l'ordre chronologique réel (selon lui) et accompagnés d'un commen- taire (1899). On peut trouver trop hardies ses hypothèses, tant en ce qui concerne Homère qu'en ce qui concerne Shakespeare, mais, à ne considérer que la valeur purement philologique de ces travaux, il faut reconnaître qu'il a fait un vigoureux et noble effort pour introduire dans les méthodes de l'érudition moderne, à côté de l'interprétation timide des spécialistes, une interprétation plus libre, une interprétation d'humaniste. Si on réfléchit à tout le travail matériel que supposent des entreprises de ce genre et aux voyages qu'elles nécessitent, — si on songe qu'en même temps Butler continuait à peindre et à composer de la musique, et si on ajoute encore à cela les soins qu'il donnait à l'administration de sa fortune, on reste étonné de l'activité et de l'énergie de cet homme de 60 ans. La fréquentation des Sonnets de Shakespeare lui avait inspiré l'idée d'exprimer sous cette forme quelques-unes des pensées qui le hantaient alors, et surtout la pensée de cette immortalité « dans les esprits et les actions des hommes », — cette « vie par délégation » que certains privilégiés : peintres, poètes, musiciens, les plus grands d'entre les hommes, vivent dans la vie de l'humanité. Et il composa une magnifique série de Sonnets qui, avec quelques courts poèmes écrits entre 1874 et 1894 (un Psaume de Montréal — satirique — et deux poèmes de forme whitmanienne) constitue, sinon son œuvre poétique, du moins son œuvre en vers : car il prenait le mot poésie XVÏI a SAMUEL BUTLER dans son sens étymologique, et considérait la prose comme une des formées, — et la plus susceptible de perfection peut-être — de la poésie. Dès 1896 Butler avait songé à écrire une suite à Erewhon. Sa théorie de la Résurrection, qu'il jugeait solide, lui avait souvent suggéré l'idée de considérer tout le Christianisme comme la conséquence d'une seule erreur initiale : le miracle supposé de la Résurrection. Tel fut le germe de Nouveaux Voyages à Erewhon (1901). Il n'y est pas question du Christianisme : Butler a tenu à ne blesser aucune croyance, et surtout à ne pas tourner en ridicule une religion cjue ses opinions conservatrices lui faisaient regarder — du moins dans l'Eglise de Rome — comme un terrain d'entente possible entre le panthéisme (un « panthéisme modeste ^) com.me le sien) et la tradition religieuse européenne. C'est donc en Erewhon qu'a lieu le miracle supposé et que les conséquences de ce miracle se déroulent aux yeux étonnés du pauvre homme à qui on l'attribue. C'est en partie grâce à M. Ber- nard Shaw que Butler trouva l'occasion de publier ce livre dans des condi- tions plus avantageuses pour lui et plus honorables pour le public et les édi- teurs anglais que celles dans lesquelles avaient paru tous ses autres livres. En même temps que Nouveaux Voyages à Erewhon Butler donnait une édition révisée de Ereichon. Il en profitait pour introduire dans cet ouvrage un aperçu de sa théorie de La Vie et r Habitude et deux nouveaux morceaux satiriques (les chapitres sur « Les droits des anim.aux » et « Les droits des végétaux »). Il a tenu à dire, dans la Préface de cette édition, qu'il aurait voulu pouvoir suppnmicr certaines pages, dont il était « honteux ». Chose curieuse : ces passages sont précisément les premiers chapitres, ce début de roman d'aventures, ces descriptions des paysages de Nouvelle-Zélande qui servent si bien d'amorce pour mener le lecteur en Erewhon. Ainsi, il terminait sa carrière littéraire « en Erewhon », comme il l'avait commencée. D'autres ouvrages restaient à l'état de projets : sur l'Italie, sur Tabachetti ; peut-être un appendice à La Femme auteur de l'Odyssée. En tout cas il lais- sait cinq tomes * de notes m.anuscntes sur tous les sujets qu'il avait abordés au cours de sa vie, — une des plus belles vies d'aventures intellectuelles qu'on puisse imaginer. Il avait près de 66 ans et ses forces baissaient : l'anémie et les vertiges dont il souffrait depuis quelques années augmentaient. Malgré tout, le 28 mars 1902, il voulut partir pour la Sicile. En route ses malaises s'aggravèrent. Il profita cependant de son passage à Rome pour vérifier une citation concernant VOdyssée : un passage d'Eustathius (commentateur d'Homère) où il est question d'une légende égyptienne qui attribuait les poèmes originaux dont Homère aurait tiré Y Iliade et VOdyssée, à une femme. * Ces tomes contiennent les notes choisies par lui-même dans les Carnets de poche où il les jetait. D'où le nom de Carnets donnés à ces tomes et au volume qu en a extrait M. II. F. Jones (1912). XVill SAMUEL BUTLER Le 1 4 mai 1 902, il écrit du Bertolini's Palace Hôtel (cle Naples) à Madame Ful- ler Maitland une lettre qui est Une véritable lettre d'adieux définitifs : il ne se faisait guère d'illusions sur son état. Rentré à Londres, il dut quitter Clif- ford's Inn pour une maison de santé. Il y mourut le 18 juin (66 ans). Et le 21 juin, son corps, selon ses dernières volontés, était incinéré et ses cendres enterrées sans rien qui en marquât la place. Tous les ouvrages importants de toutes les littératures ont été traduits en français, dans cette langue que Joseph de Maistre a nommée la Langue Universelle. On n'a qu'à feuilleter la Bibliographie de la Littérature fran^ çùlse de G. Lanson pour voir que l'une après l'autre toutes les grandes œuvres — c'est-à-dire les œuvres à grande influence — de la Littérature anglaise, sont entrées dans l'histoire de la Littérature française, et souvent, par là même, dans l'histoire d'autres littératures. Il était donc nécessaire que Samuel Butler fût traduit à son tour, et traduit maintenant. Bien qu'ef- frayé de ma responsabilité, j'ai consenti à être l'interprète de cet écrivain, et j'ai fait mon possible pour le traduire sans le trahir. C'est sur la proposition des éditeurs de la Nouvelle Revue Française, que j'ai assumé cette tâche. Il s'agissait de traduire quatre ouvrages de Butler • Erewhoriy Nouveaux Voyages à Erewhon, Ainsi va toute chair, et Les Carnets de Samuel Butler, auxquels j'ai ajouté, avec 1 assentiment des éditeurs, La Vie et rHabitude. Ces 5 volumes sont aujourd'hui traduits, et paraîtront aux éditions de la Nouvelle Revue Française autant que possible dans l'ordre suivant : Erewhon, Ainsi va toute Chair, La Vie et l'Habitude, Nouveaux Voyages à Erewhon, et Les Carnets. Je ne veux pas terminer cette Introduction sans remercier les personnes qui m'ont aidé matériellement dans mon travail : M. Henry Festing Jones, qui m'a si obligeamment ouvert sa riche collec- tion de manuscrits et de souvenirs butlériens, et qui m'a fait un accueil dont le souvenir m'accompagnera toujours ; M. A. T. Bartholomew qui, sur la recommandation de M. H. F. Jones, m'a si bien reçu à Cambridge et m'a donné accès à tous les livres, tableaux et souvenirs qui forment la Collection Butler, au Collège Saint-Jean ; M. C. W. Previté Orton, qui a bien voulu m'accompagner dans mes visites à la Collection Butler et à la Bibliothèque du Collège Saint- Jean ; Mon ami André Gide, qui a eu la bonté de relire mes manuscrits et de me proposer d'heureuses corrections ; Et enfin M. Emery Walker, qui a tiré pour moi trois reproductions du portrait de S. Butler par Ch. Gogin. Je voudrais remercier aussi les personnes qui, — sans que cela implique leur adhésion aux théories et doctrines soutenues par Samuel Butler, — m'ont donné, par l'intérêt qu'elles ont pris aux progrès de mon travail, de précieux encouragements. Elles sont nombreuses, mais je voudrais nommer celles XIX SAMUEL BUTLER qui ont le plus de droits à ma gratitude : Madame Lucien Muhlfeld, Arnold Bennett, Emile Henriot, Jacques Rivière et S. E. Don Higinio Formigôs Latorre. VALERY LARBAUD. Sens, Juin 1915. Alicante, Mars 1919. XX AVERTISSEMENT Comme on la vu dans lesquisse biographique placée en tête de ce volume, Erewhon est essentiellement un recueil d'essais humoristiques et satiriques reliés par une fiction romanesque. C'est donc une Utopie ; plus exactement : un voyage dans un pays imaginaire ; et par là, — par sa forme, — // descend en ligne directe des « Voyages de Gulliver » de Swift, qui eux-mêmes descendent non moins directement des « Histoires comiques » (Voyages aux Etats de la Lune et du Soleil) de Cyrano de Bergerac. Dans les ouvrages qui ont cette forme, la fiction romanesque ri est quun acces- soire ', mais cest un accessoire important, et que les grands artistes qui s en sont servis nont pas négligé. Erewhon commence et s'achève comme un roman d'aven- tures, et il contient même un véritable personnage de roman : le narrateur sup- posé, auquel Butler n'a pas jugé nécessaire de donner un nom *, mais qu'il a nettement caractérisé par des traits comiques {cf. sa cupidité et sa piété ; ses vaniteuses réflexions lorsqu'il est séparé d'Yram, etc.). Mais Butler, — aussi bien que Swift — sait dominer l'artifice qu'il emploie, et il en prend à son aise avec son intrigue. Swift, selon les besoins de son cBuvre, crée de nouveaux pays imaginaires où il fait aborder son héros. Butler se contente d'arrêter, pour un temps, la marche des événements et tout le mécanisme de sa fiction, et il le fait avec la plus calme désinvolture, en montrant bien qu'il ne se soucie pas du tout de la vraisemblance. Même, s'il lui faut trouver des noms propres, il prend des mots ou des noms anglais qu'il écrit à rebours (cf. les Notes (à la fin du volume) sur « Erewhon », « Yram », Nosnibor », etc.) . C'est qu'en effet il a autre chose à faire qu'à nous raconter des aventures. Et cependant c'est une aventure qu'il nous raconte, son aventure à lui-même : mais c'est une aventure intellectuelle, toute morale et philosophique. Il a vécu et souffert, comme tout le monde ; mais, au contraire de la plupart des hommes, il n'a pas vécu et souffert en vain. Blessé, il s'est réfugié en lui-même ; il s'est regardé vivre et souffrir, et, s'étant ainsi séparé des hommes pendant tout le temps qu'a duré sa méditation, il a pu, en revenant à eux, les voir avec d'autres yeux, et découvrir l'humanité et la société comme son héros découvre ce peuple bizarre, jusque-là ignoré du reste de la Terre : le peuple d' Erewhon. C'est l'aventure de quelques autres esprits, et notamment de Pascal. Mais Pascal est chrétien et a pour guide l'Eglise, tandis que Butler est panthéiste et croit en l'Évolution. C'est dire à quel point ils sont opposés. Mais sans doute cela explique- t-il aussi comment, chez Pascal, la constatation, même lorsqu'elle a le ton de la * Dans Nouveaux Voyages à Erewhon, il nous révélera son nom (inventé après coup) : M. Higgs. XXI AVERTISSEMENT satire, est toujours subordonnée à l'explication, tandis que chez Butler la satire prend le pas sur tout le reste; et comment, alors que Pascal prend surtout ï homme en général et la société sous ses caractères permanents, Butler s'attache tout particulièrement à la société anglaise de son temps, encore quil ne perde pas de vue l'humanité dans ce quelle a d'essentiel. Ainsi, la puissance tyrannique de l'opinion, de la peur du quen dira-t-on, symbolisée par « Madame Grundy >' en Angleterre et par la déesse Ydgrun en Erewhon, était en effet un des traits saillants de la société anglaise sous le règne de Victoria : mais il est évident que le Continent, et la société bourgeoise en général, a eu, et a encore, l'équivalent, plus ou moins atténué, de cette tyrannie ; de même pour les Banques Musicales : le type de dévot que représente M"^^' Nosnibor se rencontre dans tous les pays ; et les procédés de colonisation indiqués dans le dernier chapitre ! Oui, tout cela est anglais d'abord, et anglais du XÎX^ siècle ; mais cela est, aussi, humain. Quant à la forme de satire employée par Butler, elle est dans la plus pure tradition anglaise. Sans doute les traits de satire directe (à la manière de Vol" taire et de Chamfort) ne sont pas rares chez lui ; mais la méthode qu'il suit constamment dans Erewhon est la méthode indirecte : c est-à-dire humoris' tique. Or on a pu dire que presque tous les principaux écrivains de la langue anglaise ont été plus ou moins des humoristes *. Mais l'humour n'est qu'une forme, n'est qu'un procédé littéraire — déroutant pour les lecteurs qui n'en ont pas l'habitude et souvent rebutant pour ceux qui le connaissent bien : car, en tant que torocédé, il est toujours le même : un truc à la portée de tout le monde, une attitude facile à prendre. Mais, au delà de cette forme banale, il y a un contenu qui peut varier à l'infini, selon le tempérament des différents humoristes. C'est ce qu'a montré M. L. Cazamian dans une étude ** intitulée : « Pourquoi nous ne pouvons définir l'humour ». Nous ne le pouvons pas parce qu'il y a autant d'humours qu'il y a d'humoristes originaux. Le procédé consiste à trans- poser l'expression dans un ton d'imperturbable ironie ou de feinte naïveté : mais cela n'empêche pas que l'expression ainsi transposée reste tout aussi person- nelle que si elle était directe et véritablement naïve. L'humour de Swift, de Sterne, de Samuel Butler, c'est leur style, c'est leur génie. V.L * David Masson dans l'Introd. au t. XIII des Œuvres complètes de Thomas de Quincey, — précisément le vol. qui contient « De l'Assassinat considéré comme un des Beaux- Arts. » "*"* La Revue Germanique, année 1906. xxn PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION U auteur se permet de faire re- marquer que Erewhon se pro- nonce comme un mot de trois syllabes, toutes brèves, E-ré-whon. XXIII PRÉFACE DE LA SECONDE Edition La faveur du public m ayant permis de voir s'épuiser en fort peu de temps une édition c/Erewhon plus considérable que la moyenne des édi- tions, fai profité d'un second tirage pour faire quelques corrections néces- saires et pour ajouter quelques passages aux endroits où il me parut quils seraient à leur place. Ces passages sont peu nombreux^ et fai l'intention bien arrêtée de ne plus toucher à cet ouvrage. Peut-être ne trouvera-t-on pas mauvais que je dise ici quelques mots à propos de La Race qui vient, livre dont le succès a été considéré^ par presque tout le monde, comme la cause qui a produit Erewhon. C'est une erreur, bien naturelle sans doute, mais cest une erreur. En réalitéy Erewhon était achevé, à l'exception des vingt dernières pages et d'une ou deux phrases insérées çà et là, de temps à autre, dans la masse du texte, avant que la première annonce de La Race qui vient eût paru. Un ami m'ayant fait remarquer, à propos d'une des premières en date de ces annonces, qu'elles paraissaient indiquer qu'il s'agissait d'un livre assez semblable au mien, je portai Erewhon, le 1^^ mai 1871, chez un éditeur bien connu et le laissai entre ses mains pour qu'il l'examinât. Puis je partis en voyage et, après avoir appris que l'éditeur en question refusait de publier mon manuscrit, je le laissai de côté pendant cinq ou six mois. Comme j'étais dans un endroit peu fréquenté de l'Italie, je ne vis aucun exemplaire ni aucun compte rendu critique de La Race qui vient. A mon retour j'évitai à dessein d'ouvrir ce livre, jusqu'à ce que f eusse renvoyé mes dernières épreuves corrigées à l'imprimeur. Alors, f éprouvai un vif plaisir à le lire, mais je fus en effet surpris de trouver de très nombreux points de ressemblance entre ces deux livres, qui sont cependant absolument indépendants l'un à l'égard de l'autre. Je regrette que certains critiques se soient plu à Voir dans les chapitres sur les Machines une tentative pour réduire à l'absurde la théorie de M. Darwin. Rien ne pouvait être plus éloigné de mes intentions, et rien ne pourrait m'être plus désagréable, que la moindre tentative faite pour ridiculiser XXV PRÉFACE DE LA SECONDE ÉDITION M. Darwin ; mais il faut avouer que je ne m en dois prendre quà mai- même de cette erreur du publie ; car je sentais bien que mon intention ne serait pas comprise, et cependant j'ai préféré n^^ pas affaiblir ces chapitres par des explications : je savais bien que la théorie de M. Darwin nen souffrirait pas. Pour ma part, la seule chose qui m'inquiétât, c était de savoir jusquà quel point je pouvais, moi, me risquer à laisser croire que je me moquais de cela même peur quoi fai la plus profonde adniiration. Toutefois, je suis surpris que le titre du livre contre lequel un pareil exemple de Vahus spécieux de l'analogie pourrait sewMer dirigé ne soit venu à l esprit d'aucun critique. Ce titre, je ne vais pas non plus Findiquer ici ; mais je crois que cette allusion le désigne assez clairement *. Quelques personnes dont je respecte les opinions ont cru que je niais le libre-arbitre. L'homme qui nie le libre-arbitre est un ennemi qui ne mérite pas de quartier. Je croyais pourtant avoir été assez explicite ; mais enfin j'ai fait quelques additions au chapitre sur les Mécontents : elles serviront, je pense, à rendre toute nouvelle erreur impossible. Un correspondant anonyme (qui, d'après son écriture, doit être un ecclésiastique) m'a dit que, puisque je citais un des exemples de la gram- maire latine, f aurais dû au moins le citer correctement, et qu'il fallait écrire « agricolas > et non pas « agricolœ » ; et il ajoutait quelque remarque où il y avait les mots « n'importe quel élève de quatrième..., etc., etc. », remarque que je ne transcrirai pas ici, mais qui m'a mis fort mal à mon aise. On peut répondre que fai dû me tromper : soit volontairement, soit par ignorance, soit enfin par inadvertance ; mais assurément au temps où nous sommes, tout le monde avouera qu'il serait présomptueux de fixer des limites à l'immensité omniprésente de la vérité, et qu'il est plus raisonnable d'admettre que chacune des trois causes qui peuvent m'avoir fait errer a eu sa part dans mon erreur apparente. L'art d'écrire des choses qui sonnent juste et qui cependant sont fausses a fait tant de réputations et donne du plaisir à un si grand nombre de lecteurs, que je ne pouvais guère me dispenser de le pratiquer ; mais la grammaire latine est un sujet sur lequel certains des plus jeunes membres de la société ne plaisantent pas, et c'est pourquoi cette fois-ci fai écrit « agricolas ». J'ai aussi dit adieu (non sans regret) au mot « infortuniam », mais je n'ai pas osé toucher aux autres inexactitudes de ce genre. Il faut que je demande l'indulgence du lecteur pour les contradictions * Voir les notes du trad. à la fin du volume, XXVÏ PRÉFACE DE LA SECONDE ÉDITION qui se trouvent dans mon livre, et je sais quelles sont nombreuses. La faute, pourtant, en est aux habitants d'Erewhon eux-mêmes, car ce sont des gens vraiment difficiles à comprendre. Les anomalies les plus évidentes ne semblaient gêner en rien lexercice de leur raison. Et du reste, tant quils ne voyaient pas largent sortir effectivement de leurs poches, et tant quils n éprouvaient aucune souffrance physique immédiate, ils refusaient d écouter tous les raisonnements par lesquels on leur démontrait combien d'argent et de bonheur leur propre sottise leur faisait gaspiller. Mais cela même avait une conséquence dont f aurais eu tort de me plaindre, car cela me permettait de leur dire presque à leur barbe quils passaient leur vie à se tromper eux-mêmes ; à quoi ils répondaient que c était bien vrai, mais que cela n avait aucune importance. Je ne veux pas terminer sans exprimer mes plus sincèrery remerciements aux critiques et au public pour lindulgence et rattention quils ont accor- dées au récit de mes aventures. 9 juin 1872. XXVII PRÉFACE DE L'ÉDITION RÉVISÉE Mon éditeur me demande de dire quelques mots sur les origines de cet ouvrage, dont il offre aujourd'hui au public une édition revue et augmentée. Je vais donc rapporter tout ce que je puis me rappeler à ce sujet, après un laps de temps de plus de trente ans. La première portion d' « Erewhon » qui fut écrite, fut un article intitulé : « Darwin chez les Machines » et signé Cellarius. Je l'écrivis dans le district du Haut-Rangitata de ce qui s'appelait alors la « Pro" vince « de Canterbury, en Nouvelle-Zélande, et larticle parut à Christ^ church, dans le journal La Presse, le 13 juin 1863. Un exemplaire de cet article figure sur la liste de mes ouvrages dans le catalogue du Musée Bri" tannique. Je peux dire en passant, que les premiers chapitres d* « Erewhon )> proviennent aussi — avec telles modifications qui par la suite me parurent convenables, — du dictrict du Haut-Rangitata. Un article sur le même sujet parut dans La Presse peu de temps après le premier ; mais je nen possède aucun exemplaire. J'y traitais les Machines d'un point de vue différent et ce fut l'origine des pages 270-270 de la présente édition de « Erewhon ». Ce point de vue me fit aboutir à la théorie que f ai exposée dans « La Vie et l'Habitude », qui parut en novembre 1877. Je me suis contenté de mettre un simple aperça de cette théorie (que je crois tout à fait solide) dans la bouche d'un philosophe érewhonien au chapitre XXVII de ce livre. En 1865, je récrivis, en l'augmentant, « Darwin chez les Machines », pour le Reasoner, publication éditée à Londres par M. G. J. Holyoake, Cet article parut le \^^ juillet 1865 sous le titre : « La Création MécU" nique », et on peut le lire au Musée Britannique. Je le récrivis de nouveau, en l'augnientant, jusqu'à ce qu'il prit la forme sous laquelle il a paru dans la première édition de « Erewhon ». La portion de « Erewhon » que f écrivis ensuite fut « Le Monde des non-nés » dont f envoyai une première ébauche à la publication de M. Ho-- lyoake ; mais comme je n'ai pas pu la trouver parmi les exemplaires du Reasoner qui sont au Musée Britannique, j'en conclus que cette ébauche XXIX PRÉFACE DE L'ÉDITION RÉVISÉE ne fut pas acceptée. Pourtant, je crois bien quelle patut dans une revue londonienne de mêmes tendances que le Reasoner, peu après le 1^^ juil^ let 1865 ; mais je nen possède pas d'exemplaire. C'est Vers cette épGqiie-là, que j'écrivis aussi Id matière de ce qui devait être les <' Banques Musicales >\ et la mise en jugement d'un homme accusé d'être phtisique. Ces trois morceaux détachés constituent, je crois, tout ce qui fut écrit de « Erewhon » avant 1870. Entre 1865 et 1870 je n'écrivis presque rien : j'avais alors l'espoir d'obtenir, comme peintre, un succès qu'il ne m'a pas été donné d'obtenir. Mais pendant l'automne de 1870, alors que je commençais à être de temps en temps accroché aux Expositions de l'Académie Royale, mon ami feu Sir (alors Monsieur) F. N. Broome, me conseilla de compléter les articles que f avais écrits, et de les raccorder ensemble pour en faire un livre. Cette idée me séduisit ; mais comme je ne travaillais à mon manuscrit que les dimanches, il me fallut plusieurs mois pour terminer mon livre. Je vois, d'après ma seconde Préface, que f avais porté cet ouvrage à MM. Chapman et Hall le 1^^ mai 1871, et qu'après qu'ils l'eurent refusé (sur l'avis de quelqu'un qui, depuis, s'est fait un des plus grands noms parmi les écrivains d'aujourd'hui) je le laissai dormir, puis le portai à M. Trûbner au commencement de 1872. En ce qui concerne le refus de ce livre par MM. Chapmann et Hall, je pense que leur lecteur les conseilla sagement. Il leur avait, me dirent-ils, déclaré que c'était un ouvrage philosophique, peu fait pour être apprécié d'un public nombreux. J'espère que si j'avais été à la place de leur lecteur, et que ce livre m'eût été soumis, je leur aurais donné le même conseil. « Erewhon » parut dans les tout derniers jours de mars 1872. J'attribue son succès inattendu, surtout à deux premiers articles favorables, l'un dans la Pall Mail Gazette du 12 avril, et l'autre dans le Spectator du 20 avril. Il eut aussi une autre cause. Un jour, je me plaignais à un ami de ce que, en dépit de V excellent accueil fait à Erewhon, mes livres suivants étaient tous morts-nés. Il me dit : « Vous oubliez le charme unique que possédait Erewhon et qu'aucun de vos autres livres ne peut avoir. » Je demandai quel était donc ce charme, et on me répondit : ^* Le son d'une voix nouvelle, et d'une voix inconnue. » La première édition de Erewhon fut épuisée en trois semaines. Je n'avais pas fait prendre d'empreintes et on se mit aussitôt à recomposer. Je fis quelques changements et additions, sans importance, et ajoutai une Préface, dont je ne peux pas dire que je sois particulièrement fier ; mais on ne devrait pas permettre à un auteur inexpérimenté, dont un XXX PRÉFACE DE L'ÉDITION RÉVISÉE succès inattendu a quelque peu tourné la tête, d'écrire une préface. Je fis encore quelques légers changements avant quon ne prît les empreintest mais à partir de ïété 1872, les nouvelles éditions qui furent demandées de temps en temps furent stéréotypées sur les planches faites alors. Maintenant que fai fait, un peu trop au long je le crains, ce qu on m'avait demandé de faire, je voudrais ajouter quelques mots pour mon propre compte. Je suis encore assez content des portions J'Erewhon qui ont été plusieurs fois récrites; mais de celles qui nont été écrites qu une fois je retrancherais volontiers quarante ou cinquantes pages si je le pouvais. Mais cela ne se pourra pas, car mon livre ne tombera dans le domaine public que dans un peu plus de douze ans, je crois. C'est pourquoi, il m a fallu le revoir d'un bout à l'autre pour en faire disparaître les inélégances, dont le nombre était plus grand que je n'aurais cru, — et aussi afin d y ajouter des morceaux assez substantiels pour lui assurer une prolongation d'existence, du moins jusqu'à l'expiration des droits d'auteur. Si donc, au lieu de retrancher une cinquantaine de pages, fai été obligé d en ajouter une soixantaine invita Mmerva, la faute n'en est ni à mon éditeur ni à moi, mais aux lois de la propriété littéraire. Cependant, je puis affirmer au lecteur que, bien que faie trouvé que c était une tâche ingrate que de reprendre en mains un ouvrage dont je m'étais cru débarrassé depuis trente ans, et d'une grande partie duquel je suis honteux, fai fait de mon mieux pour que les nouveaux morceaux fussent d'une qualité si voisine de celle des meilleures parties anciennes, que seuls les plus fins critiques pussent deviner à quels endroits se trouvaient les vides dil y a trente et quarante ans. Enfin, si mes lecteurs remarquent une différence considérable entre la technique littéraire J'Erewhon et celle des Nouveaux Voyages à Erev^^hon, je w.e permettrai de leur faire observer que fai mis, ainsi qu'on l a vu plus haut, près de dix ans pour écrire Erewhon, et malgré tout ce temps consacré à sa composition, je ne l'ai écrit qu'avec beaucoup de difficulté ; tandis que les Nouveaux Voyages à Erewhon furent écrits sans peine entre novembre 1900 et les derniers jours d'avril 1901. // n'y a pas d'idée fondamentale qui serve de base à Erev/lion, alors que dans l ouvrage qui en est la suite, mon effort pour montrer les effets produits^ par un seul grand miracle supposé, domine tout l'ensemble. Dans Erewhon il n'y avait pour ainsi dire pas d'intrigue, et je n'avais guère cherché à donner de la vie et une individualité aux personnages. J'espère que dans les Nouveaux Voyages à Erewhon ces deux défauts ont été presque com- plètement évités. Erev/hon n'était pas un tout organique ; les Nouveaux XXXI PRÉFACE DE L'ÉDITION RÉVISÉE Voyages à Erewhon peuvent prétendre en être un. Et cependanty bien quau point de vue « métier » je ne doute pas que ce dernier livre ne soit en progrès sur le premier, je serai agréablement surpris si on ne me dit pas que Erewhon, avec tous ses défauts, est le meilleur des deux. 7 août 1901. SAMUEL BUTLER. XXXII CHAPITRE PREMIER TERRES INCULTES Que le lecteur me pardonne si je ne dis rien de mes antécédents, ni des circonstances qui m'amenèrent à quitter mon pays natal. Ce récit les ennuierait et me serait pénible. Il suffira que je dise que, lorsque je partis, c'était avec l'intention d'aller dans une colonie nou- velle et d'y trouver, ou peut être même d'y acheter, des terres doma- niales incultes, favorables à l'élevage du bétail ou des moutons. Par ce moyen j'espérais pouvoir m'enrichir plus rapidement qu'en Angle- terre. On verra que j'échouai dans mon entreprise et que, bien que j'aie trouvé beaucoup de choses singulières et nouvelles, il m'a été impossible d'en retirer aucun avantage pécuniaire. Sans doute, je crois avoir fait une découverte qui, si je puis être le premier à en profiter, me vaudra une récompense supérieure à tout l'or du monde, et me placera dans une situation telle qu'il n'y a guère plus de quinze ou seize personnes, depuis la création du monde, qui en aient atteint une semblable. Mais pour cela, il faut d'abord que je me procure une grosse somme d'argent ; et je ne sais pas comment l'obtenir, si ce n'est en intéressant le public à mon histoire, et en per- suadant aux gens charitables de se montrer, '^t de me venir en aide. C'est dans cet espoir que je publie aujourd'hui mes aventures ; mais je ne le fais qu'avec répugnance, car je crains qu'on ne mette en doute mon histoire, si je ne la raconte pas toute entière ; et pourtant je n'ose pas la raconter toute entière, de peur que d'autres, mieux fournis d'argent que moi, ne prennent les devants. Je préfère courir le risque de n'être pas cru plutôt que celui de me voir couper l'herbe sous le pied, et c'est pour cela que je n'ai pas dit où j'allai en quittant l'An- gleterre, et que je ne veux pas nommer l'endroit à partir duquel com- mença la partie la plus importante et la plus pénible de mon voyage. Ce qui surtout me rassure, c'est que je sais que la vérité porte sa marque propre, et que mon histoire convaincra par la seule force des preuves intrinsèques de son authenticité. Aucun homme sincère ne doutera de ma sincérité. 1 1 ËREWHON J'arrivai à destination dans un des derniers mois de 1868, mais je Jusque-là elle avait été inhabitée, à l'exception des côtes, fréquentées par quelques tribus sauvages. La partie connue des Européens con- sistait en une bande côtière d'environ treize cents kilomètres de long, et offrant trois ou quatre bons mouillages, et en une étendue de pays qui s'enfonçait vers l'intérieur sur une largeur variant entre trois cents et quatre cent cinquante kilomètres, jusqu'aux premiers contreforts d'une chaîne de montagnes extrêmement élevée, qu'on apercevait de très loin dans la plaine et qui était couverte de neige éternelle. La côte était parfaitement connue au nord et au sud de la région dont j'ai parlé, mais ni d'un côté ni de l'autre il n'y avait le moindre mouillage sur une étendue de huit cents kilomètres, et les montagnes, qui descen- daient presque dans la mer, étaient couvertes d'épaisses forêts, en sorte que nul colon n'aurait songé à s'y établir. Il en allait autrement de ce golfe de terre. Les ports y étaient en nombre suffisant ; le pays était modérément boisé, et admirablement propre à la culture. Il comprenait aussi des millions et des millions d'arpents des prairies les plus belles du monde, et de celles qui conve- naient le mieux à toutes espèces de bétail et de troupeaux. Le climat était tempéré et très sain. Il n'y avait pas de bêtes sauvages, et les indi- gènes n'étaient pas à craindre, car ils étaient peu nombreux, assez intelligents, et dociles. On comprendra sans peine que les Européens, une fois qu'ils eurent pris pied sur ce territoire, n'aient pas tardé à mettre à profit ses res- sources. Des moutons et du bétail furent amenés, et l'élevage se déve- loppa rapidement. Des hommes prirent leur cinquante ou cent mille arpents de plaine, s'avançant, l'un après l'autre, dans l'intérieur, si bien qu'en quelques années il n'y eut pas entre la mer et les premières montagnes un seul arpent qui ne fût occupé ; et des « stations )>, soit pour les troupeaux soit pour le bétail, s'éparpillèrent, à des intervalles de trente à quarante kilomètres, sur toute l'étendue du pays. Les pre- mières chaînes montagneuses arrêtèrent pour quelque temps la mciiée des pionniers. On pensait qu'il y avait trop de neige sur ces chaînes et pendant trop de mois chaque année ; que les troupeaux se perdraient parce que le terrain se prêtait trop mal à leur garde ; que le coût du transport de la laine, des hauteurs jusqu'au flanc du bateau. CHAPITRE PREMIER dévorerait le profit du fermier ; et que l'herbe était trop dure et trop acide pour que les moutons pussent y trouver une nourriture suffi- sante. Mais, Tun après l'autre, les colons tentèrent l'expéiience, et on fut étonné de la voir si bien réussir. Les hommes, pénétrant tou- jours plus avant dans la montagne, rencontrèrent une très vaste région de l'autre côté de la première chaîne, région comprise entre cette chaîne et une autre encore plus élevée, bien que ce ne fut pas la plus haute, la grande chaîne neigeuse qu'on apercevait du pays des plaines. Cette seconde chaîne, toutefois, semblait marquer les limites extrêmes du pays pastoral ; et ce fut là, dans une petite station nou- vellement établie, que je fus d'abord embauché comme « cadet )>, et que bientôt je reçus un emploi régulier. Je venais d'avoir vingt-deux ans. Ce pays et ce genre de vie m.e plaisaient beaucoup. Mon travail quotidien consistait à monter jusqu au sommet d'une haute montagne, pour redescendre le long d'un de ses contreforts jusqu'à la plaine, afin de voir si aucune tête des troupeaux n'avait franchi leurs limites respectives, j'avais à surveiller les moutons, mais sans être obligé de les avoir tout près de moi, ni de les rassembler en un seul troupeau, et il me suffisait d'en voir un assez grand nombre çà et là pour être sûr que tout allait bien. Cela n'était pas bien compliqué, puisqu'il n*y en avait pas plus de huit cents. Et comme ce n'était que des brebis nourricières, elles étaient assez tranquilles. J'en connaissais individuellement un bon nombre : par exemple deux ou trois brebis noires, et un ou deux agneaux noirs, et d'autres qui avaient quelque signe distinctif grâce auquel je les reconnaissais. Je regardais si elles y étaient, et si je les voyais toutes, et que le trou- peau parût assez gros, je pouvais être sûr que tout allait bien. C'est étonnant comme l'œil s'habitue vite à reconnaître s'il manque vingt moutons sur deux ou trois cents. J'avais une jumelle et un chien, et j'emportais avec moi du pain, de la viande et du tabac. Partant à la pointe de l'aube, je ne finissais ma tournée qu'à la nuit faite, car la m.ontagne que j'avris à gravir était très haute. En hiver elle était cou- verte de neige, et alors il n'était pas nécessaire de surveiller le troupeau d'en haut. J'avais ordre, si je voyais des crottes ou des empreintes de moutons sur l'autie versant de la montagne (où il y avait une vallée, avec un ruisseau, qui n'était qu'un cul-de-sac) de suivre ces traces et de chercher les bêtes ; mais je n'en vis pas une seule fois : les mou- tons redescendaient toujours de leur côté de la montagne, un peu par habitude, et un peu parce qu'ils y trouvaient un herbage frais et abon- 3 ÉREWHÔN dant, qui avait été brûlé au commencement du printemps, juste avant mon arrivée, et qui était en ce m.oment admirablement vert et épais, tandis que celui de l'autre versant, qui n'avait jamais été brûlé, était acre et dur. C'était une vie monotone, mais très same ; et on n est pas très exi- geant quand on se porte bien. Le pays avait l'aspect le plus gran- diose qu'on puisse imagmer. Combien de fois suis-je resté assis au flanc de la montagne à regarder les coteaux ondulés, avec les taches blanches des deux cabanes au loin, et le petit carré de jardin derrière elles ; le parc au bétail avec un carré de belle avoine verte, plus haut que les cabanes ; et les cours et les hangars à laine au-dessous dans la plaine ; tout cela vu comme par le gros bout de la jumelle, tant l'air était clair et brillant, ou comme sur une carte en relief étalée à m.es pieds. Sur l'autre versant s'étendait une plaine en pente, jusqu'à un fleuve très large, de l'autre côté duquel il y avait d'autres montagnes élevées, où la neige de l'hiver s'attardait encore. En remontant le fleuve, qui se divisait et coulait en plusieurs bras sinueux sur un lit de plus de trois kilomètres de large, je voyais H seconde grande chaîne, et j'apercevais une gorge étroite où le fleuve s'enfonçait et disparaissait. Je savais qu'il y avait une autre chaîne encore au delà de celle-ci ; mais, sauf d'un seul endroit non loin du sommet de ma propre montagne on n'en pouvait rien voir. De ce point-là pourtant, je découvrais, quand il n'y avait pas de nuages, un pic isolé, couvert de neige, à une distance énorme, et que je jugeais devoir être presque aussi haut que les plus hautes montagnes du globe. Jamais je n'oublierai la solitude absolue de cet horizon, où la lointaine petite ferme était l'unique rappel de l'industrie humaine : l'immensité des montagnes et des plaines, du fleuve et du ciel ; les étonnants effets atmosphériques : quelquefois des m.ontagnes noires sur un ciel blanc, et ensuite, après un refoidissement du temps, des montagnes blanches sur un ciel noir. Parfois elles m'apparaissaient à travers des cassures et des tourbillons dans les nuées ; et parfois, ce qui était mieux encore, je gravissais ma montagne dans le brouillard, dont je dépassais la limite et, montant toujours plus haut, je voyais à mes pieds un océan de blancheurs que crevaient d'innombrables cimes semblables à des îles. Tandis que j'écris ceci, il me semble y être encore : je crois voir encore les coteaux, les cabanes, la plaine, le lit du fleuve, ce chemin de désolation creusé par les eaux sauvages, avec son lointain mugisse- CHAPITRE PREMIER ment de flots. Oh ! le spectacle étonnant de tant de solitude solennelle ! avec les tristes nuages gris, au-dessus de moi, et pas un bruit, si ce n'est le cri d'un agneau perdu au flanc de la montagne, et qui bêle comme si son cœur allait se fendre. Alors, arrive quelque vieille brebis maigre et flétrie, avec une voix creuse et bourrue et un air rébarbatif. Elle remonte, en trottant, de quelque pâturage succulent ; la voici qui fouille du regard ce ravin, et cet autre ; puis elle écoute, la tête levée, pour saisir la plainte lointaine et lui obéir. Ah ! ils se sont aperçus : ils courent l'un vers l'autre. Hélas, ils se sont trompés tous les deux ; la brebis n'est pas la mère de cet agneau ; ils n'ont aucun lien de parenté ; il n'y a pas d'amitié entre eux ; et ils se séparent froidement. Chacun d'eux devra bêler plus fort, et errer plus loin encore. Puissent- ils avoir l'un et l'autre le bonheur de rencontrer les leurs avant la nuit. Mais voilà que je rêve au lieu de poursuivre mon récit. Je ne pouvais pas m'empêcher de me demander ce qu'il pouvait bien y avoir en amont du fleuve et derrière la seconde chaîne. Je n'avais pas d'argent, mais si je pouvais seulement trouver un pays exploitable j'aurais pu, en faisant un emprunt, le garnir de bétail, et alors ma for- tune était faite. Sans doute, la chaîne paraissait si énorme qu'il ne sem- blait guère possible d'y peicer une route, ou d'en construire une pour la franchir ; mais personne ne l'avait encore explorée, et c'est étonnant comme on arrive à faire passer des sentiers (et même des chemins muletiers) dans toutes sortes d'endroits qui de loin paraissent imprati- cables. Le fleuve était si vaste qu'il devait draîner un bassin intérieur ; du moins, c'est ce que je me disais. Et, bien que tout le monde pré- tendît que ce serait folie que d'essayer de faire de l'élevage plus avant dans les terres, je savais que seulement trois ans plus tôt on disait la même chose à propos de la région que les troupeaux de mon maître remplissaient aujourd'hui. Je ne pouvais pas m'empêcher de songer à tout cela, quand je me reposais, assis au flanc de la montagne. J y pensais en faisant mes rondes quotidiennes ; et cette idée s'emparait de plus en plus de mon esprit. Si bien qu'enhn je résolus d'en avoir le cœur net : après la tonte, je sellerais mon cheval, j'emporterais le plus de provisions possible, et j'irais voir par moi-même ce qu'il en était. Mais au-delà de ces pensées surgissait en moi l'idée de la grande chaîne. Qu'y avait-il de l'autre côté ? Ah ! qui l'aurait pu dire ? Il n y avait personne, dans le monde entier, qui en eût la moindre idée, excepté ceux-là même qui se trouvaient de l'autre coté, — si touterois EREWHON il y avait quelqu'un. Pouvais-je espérer la franchir ? C'eût été la plus grande victoire que je pusse souhaiter de remporter ; mais c'était une trop vaste entreprise pour l'envisager dès ce moment. J'essaierais de franchir la première chaîne, et verrais jusqu'où je pourrais aller. Même si je ne trouvais pas de terres exploitables, qui sait si je ne trouverais pas de l'or, ou des diamants, ou du cuivre, ou de l'argent ? Parfois, lorsque je me couchais à plat-ventre pour boire dans un ruisseau, j'apercevais de petits points jaunes parmi le sable. Etait-ce de l'or ? Les gens disaient que non ; mais les gens disent toujours qu'il n'y a pas d'or, jusqu'au jour où l'on en trouve en abondance. Il y avait beau- coup d'ardoise et de granit, et je savais que ces minéraux indiquent presque toujours la proximité de l'or. Et même si on n'en eût pas trouvé ici en quantité suffisante pour en tirer un bénéfice, on pouvait en trouver en grandes quantités dans les chaînes principales. Mon esprit était tout plein de ces idées, et je ne parvenais pas à les en chasser. CHAPITRE DEUXIÈME DANS LE HANGAR A LAINE Enfin on fit la tonte ; et parmi les tondeurs se trouvaient un vieil indigène qu'on avait surnommé Chovvbok, bien que son véritable nom fût, je crois, Kahabuka. C'était une espèce de chef mdigène ; il savait un peu l'anglais, et il était très bien avec les missionnaires. Il ne travaillait pas comme tondeur avec les autres, mais il faisait semblant d'aider dans les cours, son but véritable étant de se faire donner des grogs, qu'on distribue libéralement à l'époque de la tonte. On ne lui en donnait pas beaucoup, car il avait une tendance à se mon" trer méchant quand il était ivre ; et il ne lui en fallait pas beaucoup pour le devenir. Cependant on lui en donnait de temps en temps, et, si on avait envie de le faire parler, c'était le meilleur moyen qu on pût employer avec lui. L'idée me vint de le questionner, et de tirer de lui tous les renseignements que je pourrais ; et je la mis à exécution. Tant que je ne l'interrogeai que sur les premières chaînes tout alla bien. Il n'y était jamais allé, mais les traditions de sa tribu voulaient qu'il n'y eût là aucun pays propre à l'élevage ; rien, en réalité, que des maquis et quelques vallées qui servaient de lits à des torrents. Il était très difficile d'y aller. Pourtant il y avait des passages : Un, par exemple, en remontant notre propre fleuve, mais non pas directement en sui- vant son lit, car le goulet était impraticable. Chowbok n'avait jamais vu personne qui y fût allé. N'y avait-il donc pas assez de terres de ce côté-ci ? Mais quand j'en vins à la chaîne principale, il changea soudain de contenance. Il parut mal à son aise, et se mit à tergiverser et à se dérober. J'eus vite fait de comprendre que là-dessus aussi sa tribu avait des traditions. Mais aucun effort, aucune flatterie, ne put lui en arracher une syllabe. A la fin, je fis allusion au grog, et bientôt il feignit de consentir. Je lui en donnai. Mais dès qu'il l'eût bu, il fit semblant d'être ivre, puis s'endormit, ou me fit croire qu'il dormait : j'eus beau lui donner des coups de pied, il ne bougea pas. J'étais furieux, car je m'étais privé de mon grog sans avoir rien pu tirer de Chowbok. Aussi le lendemain je résolus de le faire parler avant de lui en donner, ou sinon, de ne pas lui en donner du tout. Aussi, EREWHON quand la nuit vint et tandis que les tondeurs, Touvrage lâché, mangeaient leur souper, je mis ma part de rhum dans un pot de fer-blanc, et fis signe à Chowbok de me suivre dans le hangar à laine. Il ne se fit pas prier et se glissa à ma suite sans que personne eût observé notre manège. Quand nous fûmes sous le hangar, nous allumâmes une chandelle de suif, et, l'ayant fichée dans le goulot d'une vieille bouteille, nous nous assîmes sur des ballots de laine et nous mîmes à fumer. Un hangar à laine est un lieu où l'on est au large, et qui est construit sur un plan à peu près semblable à celui des cathédrales, avec deux ailes latérales remplies de stalles pour les moutons ; une grande nef à l'extrémité de laquelle travaillent les tondeurs ; et un espace encore au delà ,amé- nagé pour les trieurs et les emballeurs. Cela me donnait toujours une agréable sensation d'antiquité (chose précieuse dans un pays neuf), bien que je ne fusse pas sans savoir que le plus ancien des hangars à laine de la colonie n'avait guère plus de sept ans, et que celui-ci n'avait que deux ans, d'existence. Chowbok fit comme s'il s'attendait à rece- voir son grog tout de suite, bien que tous deux nous sûmes parfaite- ment ce que désirait chacun de nous, et que nous étions en train de jouer une partie l'un contre l'autre : lui pour un grog et moi pour des renseignements. Le combat fut rude. Pendant plus de deux heures il avait essayé de me faire lâcher prise en me racontant des mensonges que je n'avais pas crus. Durant tout ce temps -là, nous avions lutté moralement corps à corps, et nous n'avions pas remporté le moindre avantage l'un sur l'autre. A la fin, pourtant, je devins certain qu'il céderait et qu avec un peu de patience encore, je lui arracherais son secret. Comme, par un jour froid d'hiver, quand on a battu le beurre (ainsi que j'ai eu à le faire plus d'une fois) et qu'on l'a battu en vain, sans qu'il donne aucun indice de sa formation, enfin on comprend, au son, que la crème s est engourdie, et puis tout d'un coup le beurre apparaît formé ; c est ainsi que j'avais battu Chowbok jusqu'au moment où je m'aperçus qu il était arrivé, pour ainsi dire, à l'engourdissement, et qu'en con- tinuant à le presser doucement et fermement j'aurais la victoire. Tout à coup, sans un mot d'avertissement, il roula deux ballots de laine (il était très vigoureux) au milieu du plancher, et, par-dessus, il en plaça un autre en travers. Il saisit un sac vide, se le jeta sur les épaules comme un manteau, sauta sur le tas de ballots, et s'y assit. En un instant tout son être fut transformé. Ses épaules remontantes tombèrent; il mit ses pieds l'un contre l'autre, les chevilles et les oiteils se tou- 8 CHAPITRE II chant ; il se colla les bras le long du corps, les mains à plat sur ses cuisses ; il leva très haut la tête et la tint très droite, tandis que ses yeux regardaient fixement devant lui ; mais il grimaçait horriblement, et l'expression de sa figure était véritablement démoniaque. Même dans ses meilleurs moments, Chowbok était fort laid, mais à cet instant- là il dépassa toutes les limites concevables de la hideur. Sa bouche s'élargit presque d'une oreille à l'autre, avec un rictus affreux qui découvrait toutes ses dents ; ses yeux, tout en restant parfaitement fixes, lançaient des éclairs, et son front se plissait avec une effroyable expiession de méchanceté. Je crains que cette description n'ait rendu que le côté ridicule de son aspect ; mais le ridicule et le sublime se touchent, et la grotesque et infernale grimace de Chowbok approchait du sublime, et l'attei- gnait peut-être. J'essayai d'en rire, mais je sentis une espèce d'horreur courir à la racine de mes cheveux et par tout mon corps tandis que je le regardais en me demandant ce qu'il pouvait bien vouloir me faire entendre. Il demeura ainsi pendant une minute environ, tout droit sur son séant, immobile comme une statue, et faisant cette affreuse grimace. Puis, d'entre ses lèvres, sortit un sourd gémissement pareil à celui du vent et qui montait et descendait par gradations infiniment petites, pour s'enfler presque en un cri ; puis le son s'affaiblit et se perdit. Après quoi Chowbok sauta du haut des ballots et leva ses deux mains en écartant ses doigts, comme pour me dire « Dix ». Mais je ne compris pas alors. Je demeurai béant d'étonnement. Chowbok roula les ballots à leur place, très vite, et se tint devant moi tout frissonnant, comme rempli d'une grande terreur. L'horreur se lisait sur ses traits — cette fois-ci malgré lui, — comme si c'eût été l'épouvante fiaturelle d'un homme qui vient de commettre un crime inouï contre des puissances incon- nues et surhumaines. Il secouait la tête et jabotait, et plusieurs fois il désigna du doigt la direction des montagnes. Il ne voulut pas même tremper les lèvres dans le grog, mais, au bout de quelques secondes, il courut à la porte du hangar et s'enfuit dans le clair de lune. On ne le revit plus que le lendemain à l'heure du souper. 11 s'y présenta d'un air de chien couchant, et plein d'une déférence abjecte à mon égard. Je n'avais pas la moindre idée de ce qu'il avait voulu me faire com- prendre. Comment aurais-je pu en avoir la moindre idée ? Tout ce dont j'étais certain, c'est qu'il avait une idée qui, pour lui, était vraie 9 EREWHON et terrible. Pour moi, c'était assez que je crusse qu'il m'avait commu- niqué le meilleur de sa science, et même toute sa science. Cette pensée enflammait mon imagination plus que s'il m'avait raconté, pendant des heures, des histoires compréhensibles. Je ne savais pas ce que les grandes chaînes neigeuses pouvaient receler, mais je ne pouvais, désormais, douter que ce devait être quelque chose qui valait la peine d'être découvert. Pendant les quelques jours qui suivirent, je tins Chowbok à distance, et ne laissai voir aucune envie de l'interroger davantage. Quand je lui adressais la parole, ]e l'appelais Kahabuka, ce qui le flattait beaucoup. Il semblait avoir pris peur de moi, et agissait comme un homme qui aurait été en mon pouvoir. Et comme j'avais pris la résolution de partir à la découverte dès que la tonte serait hnie, je me dis que ce serait une bonne idée que d'emmener Chowbok avec moi. Je lui annonçai donc que j'avais résolu de faire une tournée d'exploration de quelques jours dans la première chaîne, et qu'il y viendrait aussi. Je lui promis qu'il aurait un grog tous les soirs, et je mis en avant la possibilité de trouver de l'or. Je ne dis rien de la grande chaîne, parce que je savais qu'il aurait peur. Je tâcherais de l'emmener aussi loin que possible en remontant notre fleuve, et de pousser jusqu'à sa source. Alors je continuerais tout seul le voyage, si je m'en sentais le courage ; sinon je reviendrais avec Chowbok. Ainsi, aussitôt que la tonte fut achevée, et la laine expédiée, je demandai un congé et l'obtins. J'achetai aussi un cheval de somme et un bât, afin de pouvoir emporter beaucoup de vivres, des couvertures, et une petite tente. Je monterais mon cheval et chercherais des gués pour passer le fleuve ; Chowbok suivrait et mènerait le cheval de somme, sur le dos duquel il passerait aussi les gués. Mon maître me laissa prendre du thé et du sucre, du biscuit de mer, du tabac et du mouton salé, avec deux ou trois bouteilles de bonne eau-de-vie ; car, maintenant que la laine était partie, de grandes quan- tités de provisions reviendraient sur les chariots vides. Tout étant prêt enfin, et tous les ouvriers de la station étant venus pour nous voir partir, nous nous mîmes en route, pas très longtemps après le solstice d'été de 1870. CF^ A PITRE TROISIÈME EN REMONTANT LE FLEUVE Le premier jour, tout alla bien. Nous suivions les grands espaces plats le long du fleuve, où l'herbe avait été déjà brûlée deux fois, de sorte qu'il n'y avait pas de broussailles épaisses pour nous retarder, encore que le terrain fût parfois difficile et que nous dussions souvent passer dans le lit du fleuve. A la tombée de la nuit, nous avions par- couru environ quarante kilomètres, et nous campâmes près de l'endroit où le fleuve s'enfonçait dans la gorge. Le temps était délicieusement tiède, bien que la vallée dans laquelle nous étions campés dût être au moins à deux mille pieds d'altitude. Le lit du fleuve était à cet endroit d'une largeur d'environ trois kilo- mètres, et entièrement couvert de galets sur lesquels le fleuve coulait en se divisant en plusieurs bras sinueux qui lui donnaient, vu de haut, l'apparence d'un écheveau de ruban tout embrouillé et brillant au soleil. Nous savions qu'il était sujet à des crues fréquentes et abon- dantes ; mais même si nous ne l'avions pas su, nous l'aurions deviné, en voyant les branches d'arbres submergés qui avaient dû être roulés sur de longs parcours, et la masse de débris végétaux et minéraux qui s'accumulaient à la partie la plus basse de leurs troncs, prouvant qu'à certaines époques tout le lit du fleuve devait être couvert par un torrent mugissant d'une profondeur de beaucoup de pieds, et d'une fureur indomptable. En ce moment, le fleuve était en baisse, et il n'y avait guère que cinq ou six bras trop profonds et trop rapides pour être passés à gué par un piéton, même vigoureux, mais qu'un cavalier pouvait franchir sans danger. Sur chaque rive il y avait encore quelques arpents de terrain plat, qui allait s'élargissant de plus en plus en aval du fleuve et devenait les vastes plaines que nous regardions du haut de la cabane de mon maître. Derrière nous, se dressaient les éperons les plus bas de la seconde chaîne, conduisant sans transition à la chaîne elle-même. Et à une distance de moins d'un kilomètre s'ouvrait la gorge où le fleuve s'étranglait, et devenait violent et dangereux. Il est impossible de décrire la beauté de ce spectacle. Un côté de la vallée était tout bleu de l'ombre du soir, à travers laquelle apparaissaient II EREWHON confusément des forêts et des précipices, des pentes et des sommets ; tandis que l'autre côté brillait encore de l'or du couchant. L'immense fleuve destructeur perpétuellement en mouvement ; et les beaux oiseaux d'eau, qui vivaient en grand nombre sur les îlots et qui étaient si peu sauvages que nous pouvions nous approcher tout près d'eux ; l'inef- fable pureté de l'air ; la tranquillité solennelle d'une terre qui ne con- naissait pas l'homme : pouvait-il y avoir un ensemble plus délicieux et plus exaltant ? Nous nous mîmes à préparer notre campement, tout à côté d'un énorme fourré qui descendait de la montagne sur la plaine, et nous attachâmes nos chevaux sur le terrain le plus dégagé que nous pûmes trouver et le plus libre de tout objet autour duquel ils auraient pu enrouler leur corde et se lier trop court. Nous n'osâmes pas les laisser libres, de peur qu'en s'écartant, et en suivant le fleuve, ils ne revinssent à la station. Ensuite nous ramassâmes du bois, et allumâmes du feu. Un pot de fer-blanc rempli d'eau fut mis à bouillir sur la braise. Nous jetâmes deux ou trois bonnes pincées de thé sur l'eau bouillante et le laissâmes infuser. Nous avions pris une demi-douzaine de canetons pendant la journée, et sans peine, parce que les vieux canards faisaient tant de manières pour tâcher de nous éloigner des jeunes — feignant d'être grièvement atteints comme on dit que font les pluviers, — que nous étions tou- jours sûrs de les trouver en allant dans la direction opposée à celle que suivaient les vieux, jusqu'à ce que nous entendissions crier les petits ; et alors nous les prenions à la course, car, bien qu'ils fussent presque adultes, ils ne savaient pas voler. Chowbok les pluma un peu et les flamba beaucoup ; puis nous les découpâmes et les fîmes bouillir dans un autre pot ; et ainsi s'achevèrent nos préparatifs. Il faisait nuit quand nous terminâmes notre repas. Le silence et la fraîcheur de la nuit ; le cri aigu, de temps à autre, de la gelinotte des bois ; la rougeur du feu ; le bruissem^ent du fleuve ; la sombre forêt, et le premier plan formé par nos selles à bâts et nos couvertures, tout cela faisait un tableau digne d'un Salvator Rosa ou d'un Nicolas Poussin. J'aime à me le rappeler maintenant ; mais alors je n'y faisais pas attention : nous ne savons presque jamais quand nous sommes heureux, mais c'est là une idée dangereuse, car si savions quand nous sommes heureux, nous saurions peut-être encore m.ieux quand nous sommes malheureux, et j'ai quelquefois pensé qu'il y a autant d'igno- rants dans un cas que dans l'autre. Celui qui a écrit : « fortunatos 12 CHAPITRE III nimium sua si bona norint agricolas », aurait pu écrire aussi véridi- quement : « infortunatos nimium sua si mala norint » ; et il y en a peu parmi nous qui ne soient protégés contre la plus vive douleur par leur inhabileté à comprendre ce qu'ils ont fait, ce qu'ils souffrent, et ce qu'ils sont réellement. Sachons gré au miroir de ne nous montrer que notre apparence. En cherchant bien nous trouvâmes, au milieu de ce terrain plein de cailloux, un petit espace aussi peu raboteux que possible. Nous ramassâmes de l'herbe et nous nous arrangeâmes pour avoir un petit creux où reposer nos hanches. Nous attachâmes nos couvertures avec des courroies autour de notre corps, et nous nous couchâmes. Dans la nuit je m'éveillai et vis les étoiles sur ma tête et le clair de lune qui illuminait les montagnes. Le fleuve biuissait toujours. J'entendis un de nos chevaux appeler en hennissant son compagnon, et je fus assuré qu'ils étaient toujours là. Physiquement et moralement, j'étais dispos, mais je me disais aussi que j'avais certainement beaucoup d'obstacles à surmonter. J'éprouvais une délicieuse sensation de paix, une pléni- tude de contentement qu'on ne peut, je crois, connaître que si on a passé plusieurs jours de suite à cheval ou tout au moins au grand air. Au matin, nous trouvâmes les feuilles de thé de la veille gelées au fond de nos pots, bien que nous ne fussions qu'au commencement de l'automne. Notre déjeuner fut pareil à notre souper, et dès six heures nous étions en route. Au bout d'une demi-heure, nous pénétrions dans la gorge, et à un tournant nous saluâmes une dernière fois, en les per- dant de vue, les terres de mon maître. La gorge était étroite et escarpée ; le fleuve n'y avait plus que quel- ques mètres de largeur, et hurlait et tonnait contre des rochers d'un poids de plusieurs centaines de quintaux. C'était un bruit assourdis- sant, car le volume des eaux était considérable. Nous mîmes deux heures pour faire moins de deux kilomètres, non sans danger, tantôt dans le fleuve et tantôt sur le roc. Il y avait cette noire odeur humide des rochers couverts d'une végétation visqueuse, qu'on sent auprès d'une cascade énorme d'où sans cesse monte une poussière d'écume. L'air était froid et gluant. Je ne comprenais pas comment nos chevaux faisaient pour ne pas glisser, surtout celui qui portait les vivres ; et je ciaignais presque autant d'avoir à revenir que d'avancer. Je crois que cela dura l'espace de cinq kilomètres environ, mais plus de la moitié du jour était écoulée quand la gorge s'élargit un peu, et qu'un petit cours d'eau venu d'une vallée tributaire s'y jeta. Il n'était pas possible 13 EREWHON d avancer en suivant le bras prmcipal du fleuve, car les rochers descen- daient perpendiculaire ment, comme des murs. Aussi, nous remon- tâmes l'affluent. Chov/bok d'ailieurs paraissait croire que c'était dans cette direction que se trouvait le col dont parlaient les traditions de sa tribu. Dès lors, nous courûmes moins de danger imm_édiat ; mais la fatigue fut plus grande ; et ce ne fut qu'avec des peines infinies, à cau3v3 des rocs et de la végétation enchevêtrée, que nous parvinmes h gî imper, avec nos chevaux, sur le dos-d'âne duquel descendait ce ruisseau. A ce moment-là les nuages nous environnaient, et il pleuvait à torrents. De plus, il était six heures et nous étions épuisés de fatigue. Nous n'avions pas fait plus de dix kilomètres en douze heures. Sur le dos -d'âne poussait une herbe grossière qui était alors en graine et par conséquent très nourrissante pour les chevaux. Il y avait aussi abondance d'anis et de laiteron, dont ils sont friands à l'excès. Aussi nous les mîmes en liberté et préparâmes notre camp. Tout était trempé de pluie, et nous étions à moitié morts de froid. En vérité, nous étions tiès mal à notre aise. Il y avait des broussailles à l'entour, mais pour avoir du feu, nous dûmes éplucher l'écorce mouillée de quelques branches mortes et remplir nos poches avec les éclats secs de l'inté- rieur. Cela fait, nous réussîmes à faire du feu ; et une fois qu'il fut allumé, nous fîmes en sorte de ne pas le laisser s'éteindre. Nous dé- ployâmes la tente et vers neuf heures nous étions relativement réchauf- fés et séchés. Le lendem.ain matin, le temps était beau. Nous levâmes le camp, et après nous être avancés un peu, nous nous aperçûmes qu en descendant sur un terrain m.oins difficile que celui de la veille, nous rejoindrions le lit du fleuve qui, en amont de la gorge, s'élargis- sait de nouveau ; m.ais un coup d'œil suffit à nous montrer qu'il n'y avait aucun pâturage utilisable, rien que de petites vallées couvertes de broussailles de chaque côté du fleuve, et des montagnes absolument dépourvues de valeur. Mais du mxoms nous étions arrivés en vue de la chaîne pnnclp^lle. Il n'y avait pas à en douter. Les glaciers s'écroulaient au fl.anc des montagnes comm.e de? cataractes et paraissaient descendre jusqu'au ht du fl.euve. Il n'était pas difficile de les atteindre en suivant le fleuve, qui était large et coulait en plaine ; m.ais cela semblait vrai- ment bien inutile, car la chaîne principale paraissait inabordable, et du reste je savais m.ain tenant tout ce que j'avais voulu savoir de la nature du pays au-delà de la gorge : il n'y avait pas d'argent à en tirer, à moins qu'il n'y eût des minerais, mais je n'en voyais pas plus de traces que dans la région inférieure. Néanmoins je résolus de suivre le fleuve 14 CHAPITRE III et de ne revenir sur mes pas que lorsque jV serais forcé. Je remonte- rais chaque affluent aussi loin que je le pourrais, en procédant à de soigneux lavages pour voir s'il y avait de l'or. Chowbok avait plaisir à me voir faire cette recherche, mais elle n'aboutit jamais à rien, car nous ne trouvâmes même pas la couleur. Son aversion pour la grande chaîne paraissait être passée, et il ne refusait pas de s'en approcher. Je suppose qu'il s'imaginait qu'il n'y avait pas lieu de craindre que j'essayasse de la traverser, et de ce côté -là de la chaîne, rien ne l'ef- frayait ; en outre, nous pouvions trouver de l'or. Mais en réalité il savait très bien ce qu'il avait résolu de faire si jamais il me voyait en approcher de trop près. Nous passâmes trois semaines en exploration, et jamais le temps ne me parut plus court. Il faisait beau, mais les nuits devenaient de plus en plus froides. Nous suivîmes tous les cours d'eau sauf un, et à chaque fois nous reconnûmes qu'ils nous conduisaient à un glacier évidemment impassable, du moins pour deux hommes seuls et dépourvus de cordes. Une rivière restait, que j'eusse déjà suivie, si Chowbok ne m'avait pas raconté qu'un matin, pendant que je dormais encore, il s'était levé et l'avait suivie sur une distance de six ou sept kilomètres, au bout desquels il avait constaté qu'il était impossible d'aller plus loin. Depuis longtemps je m'étais aperçu que Chowbok était un grand men- teur, et je résolus d'y aller voir par moi-même. J'y allai donc, et, lom d'être impraticable, le voyage me parut tout à fait facile. Au bout de huit ou dix kilomètres, j'aperçus au fond de la vallée un col, qui, bien que recouvert d'une épaisse couche de neige, n'était pas un glacier, et semblait véritablement faire partie de la grande chaîne. Rien ne peut exprimer la violence de ma joie. Tout mon sang bouillonnait d'espérance et d'enthousiasme; mais en regardant où était Chowbok qui me suivait, je m'aperçus avec surprise et indignation qu'il était retourné sur ses pas et redescendait la vallée avec toute la vitesse dont il était capable. Il m'avait quitté. CHAPITRE QUATRIÈME LE COL Je lançai l'appel colonial, mais il fit la sourde oreille. Je partis à sa poursuite, mais il avait pris trop d'avance. Alors je m'assis sur une pierre et je me mis à réfléchir posément à cette affaire. Il était évident que Chowbok avait fait tout son possible pour m 'empêcher de remonter cette vallée, alors qu'il n'avait montré aucune mauvaise volonté à me suivre partout ailleurs. Qu'est-ce que cela signifiait, — si- non que j'étais désormais sur l'unique voie par laquelle les secrets de la grande chaîne pouvaient être découverts ? Eh bien, que faire ? Revenir au moment même où il devenait évident que j'étais sur la bonne piste ? Je ne le pouvais guère ; et pourtant continuer seul la route serait a la fois malaisé et périlleux. Il eût été déjà assez difficile de revenir au pâturage de mon maître et de redescendre les gorges rocheuses sans avoir la possibilité d'être secouru par quelqu'un s'il m arrivait un accident ; mais avancer à une grande distance, sans compagnon, c'était presque de la folie. Des accidents qui sont sans importance quand on a quelqu'un près de soi (par exemple une entorse, ou une chute dans un endroit dont il serait facile de sortir si quelqu'un vous tendait la main ou un bout de corde), peuvent devenir mortels pour un homme isolé. Plus j'y réfléchissais et moins 1 aventure me tentait ; mais je devins encore plus incapable de me décider à revenir lorsque, regardant le col au fond de la vallée, je remar- quai que sa pente douce et couverte de neige pouvait être gravie avec une aisance relative : il me semblait distinguer la route à suivre depuis 1 endroit où j'étais jusqu'au sommet du col. Après y avoir mûrement réfléchi, je résolus d'avancer jusqu'à ce que je parvinsse à un endroit réellement dangereux ; mais alors je reviendrais sur mes pas. De cette façon, j'espérais arriver au moins jusqu'au sommet du col et savoir ce qu'il y avait de l'autre côté. Je n'avais pas de temps à perdre, car il était maintenant entre dix et onze heures du matin. Par bonheur j'étais bien équipé, car en quit- tant le camp et les chevaux à l'autre bout de la vallée, je m'étais, selon mon habitude, muni de tout ce qui pouvait mètre nécessaire pour 16 CHAPITRE IV quatre ou cinq jours. Chowbok en portait la moitié, mais il avait laissé tomber tout son bagage, sans cloute au moment où il s'était enfui, car je le trouvai par terre en courant après lui. J'avais donc ses provi- sions aussi bien que les miennes. En conséquence je pris autant de biscuit que je pensais en pouvoir porter, et aussi un peu de tabac, du thé et quelques allumettes. J enveloppai tout cela (avec un flacon presque plein d'eau-de-vie, que j'avais gardé dans ma poche de crainte que Chowbok ne mit la main dessus) dans mes couvertures, et je ser- rai bien les courroies, faisant du tout un long rouleau d'environ sept pieds de longs et six pouces de diamètre. Puis j'attachai les deux bouts ensemble et passai ce rouleau autour de mon cou et par-dessus une épaule. C'est la manière la plus commode de porter un bagage lourd, parce qu'on peut se reposer en faisant passer le fardeau d'une épaule sur l'autre. Je bouclai mon pot de fer et une hachette autour de ma ceinture, et ainsi équipé je commençai à remonter la vallée, furieux d'avoir été joué par Chowbok mais bien résolu à ne pas revenir avant de m'y voir contraint. Je passai et repassai plusieurs fois le cours d*eau sans difficulté, car il y avait beaucoup de gués excellents. A une heure j'étais au pied du col ; je grimpai pendant quatre heures, les deux dernières sur la neige où il était plus facile d'avancer. Vers cinq heures je n'étais plus qu'à dix minutes du sommet et dans un état de surexcitation tel que je n'en avais, je crois, jamais connu. Dix minutes plus tard, l'air froid de l'autre versant déferlait sur moi. Je regardai. Je n étais pas sur la grande chaîne. Je regardais encore. Il y avait un horrible fleuve, boueux et vio- lemment agité, qui rugissait sur un immense lit, à des milliers de pieds au-dessous de moi. Je me tournai du côté du couchant, et ne pus rien voir en remontant la vallée : je constatai seulement qu'il y avait d'énormes glaciers qui devaient entourer la source du fleuve, et dont il devait sortir. Je regardai encore, et cette fois je demeurai immobile d'étonnement. Juste en face de moi il y avait un col facile à franchir, et à travers ce col j'eus une brève échappée sur une étendue infinie de lointaines plaines bleues. Facile à franchir ? Oui, tout à fait facile ; couvert d'herbe menue presque jusqu'au sommet, qui n'était, pour ainsi dire qu'un sentier ouvert entre deux glaciers, desquels dégringolait un ruisseau insigni- fiant qui suivait des pentes abruptes mais non impraticables, pour 17 2 EREWHON atteindre enfin le niveau du grand fleuve et former une alluvion où croissaient des herbes et un bosquet d'arbres rabougris. Avant même que j'eusse acquis la certitude que mes yeux ne m'avaient pas trompé, un nuage était monté du fond de la vallée en face, et les plaines avaient disparu. Quel coup de chance pour moi ! Si j'étais arrivé cinq minutes plus tard, le nuage aurait surplombé ce col et je n'aurais jamais su qu'il en existait un. Et maintenant que le nuage le cachait, je commençais à me demander si ma mémoire ne me trompait pas, et à me dire que ce n'était peut être rien que la ligne bleue d'une brume lointaine qui avait rempli la hssure. Tout ce dont j'étais certain, c'est que le fleuve qui coulait dans la vallée au-dessous de moi, devait être le premier, en allant veis le Nord, après celui qui passait devant la station de mon maître ; de cela, pas de doute possible. Mais comment aurais-je pu croire que ma chance, tout en me faisant cher- cher un passage à la source d'une rivière qui ne menait nulle part, m'aurait amené à l'endroit précis d'où je pourrais découvrir l'unique brèche que présentaient les bastions d'un bassin plus septentrional ? C'était trop beau pour être vrai. Mais au moment même où mon doute était le plus fort, une déchirure se fit dans le nuage en face de moi, et pour la seconde fois, je vis des lignes bleues et des ondulations de col- lines qui allaient en s'affaiblissant pour se perdre dans un lointain horizon de plaines. Cela, c'était réel et je ne m'étais pas trompé.  peine m*étais-je tout à fait convaincu de cette réalité, que déjà les deux bords du nuage se rejoignaient et que je ne pouvais plus rien voir. Eh bien, que ferais-je ? La nuit allait bientôt mé surprendre, et je me sentais déjà glacé pour être resté debout et immobile après la fatigue de l'ascension. Rester où j'étais, ce n'était pas possible ; il fal- lait avancer ou reculer. Je trouvai un rocher qui m'abrita du vent et bus un grand coup au flacon d'eau-de-vie, ce qui me réchauffa et me réconforta sur-le-champ. Je me demandai : « Pourrai-je descendre jusqu'au lit du fleuve qui est au-dessous de mioi ? « Il m'était impossible de savoir si des préci- pices ne m'en interdiraient pas l'accès. Et si j'atteignais le fleuve, oserais-je le traverser ? Je suis excellent nageur ; mais, une fois livré à cet effroyable tourbillon de flots, je seiais lancé n'importe où il vou- drait, sans rien pouvoir contre lui. De plus, il y avait mon bagage. Si je l'abandonnais je mourrais de froid et de faim, m.ais si j'essayais de traverser le fleuve avec lui, je me noierais à coup sûr. Il y avait là 18 CHAPITRE IV de quoi me faire réfléchir sérieusement, mais Tespoir de découvrir un immense territoire propice à l'élevage (que j'avais bien 1 intention de monopoliser autant que cela serait en mon pouvoir), suffit à vaincre mon hésitation ; et au bout de quelques minutes, ma résolution fut prise ; puisque j'avais fait cette découverte, si importante, d'un pas- sage conduisant à une région qui était probablement d'une valeur aussi grande que celle qui s'étendait sur notre versant des chaînes, j'irais de l'avant et m'assurerais de sa valeur réelle, même si un échec devait me coûter la vie. Plus j'y pensais et plus je me sentais résolu, ou bien à devenir fameux, et peut-être riche, en pénétrant dans ce monde in- connu, ou bien à périr dans cette entreprise. Vraiment, je sentais que la vie ne me serait plus d'aucun prix, si, après avoir fait une telle trou- vaille, je refusais d'en saisir les bénéfices éventuels. J'avais encore une heure de grand jour pendant laquelle je pourrais commencer à descendre vers quelque endroit où je pourrais camper ; m.ais il n'y avait pas un moment à perdre. D'abord, j'avançai rapide- ment, car j'étais sur de la neige et mes pieds s'y enfonçaient assez pro- fondément pour m'empêcher de tomber, bien que je descendisse aussi vite que possible, et en ligne droite, la pente de la montagne. Mais il y avait moins de neige sur ce versant que sur l'autre, et j'en fus bientôt sorti et me trouvai sur une combe au terrain dangereux et très pier- reux où une glissade aurait pu me causer une chute mortelle. Mais tout en me hâtant je faisais attention, et j'arrivai sain et saut au fond de la combe, où je trouvai des touffes d'une herbe commune, et même çà et là un essai de buisson. Ce qu'il y avait en dessous, je ne pouvais pas le voir. J'avançai de quelques centaines de mètres, et m'aperçus que j'étais au bord d'un précipice effrayant où nul être raisonnable n'eût songé à s'aventurer. Pourtant j'eus l'idée d'explorer le ruisseau qui drainait la combe et de voir si par hasard il ne s'était creusé un lit plus praticable. En quelques minutes, je me trouvai à l'entrée d'un couloir en pente à ttaveis les rochers, dans le genre du défilé de Twll Dhu, mais de dimensions bien plus considérables. Le ruisseau s'y était dirigé et s'était creusé un canal profond dans un terrain qui paraissait moins dur que celui qui formait l'autre versant de la mon- tagne. Je suppose qu'il était d'une formation géologique différente, mais malheureusement je ne saurais dire quelle formation c'était. Ce couloir ne me disait rien qui vaille. J'y jetais un coup d'œil, puis je m'avançai un peu sur chacun de ses côtés et me retrouvai au bord de précipices affreux juste au-dessus du fleuve, qui mugissait à quelque 19 EREWHON quatre ou cinq mille pieds au-dessous de moi. Je n*osai pas songer à descendre de quelque façon que ce fut, à moins pourtant de me ris- quer dans le défilé, en qui j*eus confiance dès que l'idée me fut venue que la roche était tendre et que l'eau avait pu se creuser un canal assez uni d'un bout à l'autre. L'ombre augmentait de minute en mi- nute, mais j'avais encore une demi-heure de crépuscule devant moi, et je pénétrai (non sans peur) dans le défilé, bien décidé, si je trouvais de trop grandes difficultés, à revenir sur mes pas pour camper et at- tendre au lendemain pour chercher un autre passage. Au bout de cinq minutes j'avais tout à fait perdu la tête : le mur du défilé s'élevait à plusieurs centaines de pieds et s'inclinait tellement que je ne voyais plus le ciel. Le défilé était plein de rochers, et je tombai souvent et me fis de nombreuses contusions. A force de tomber dans l'eau j'étais tout trempé. Il n'y avait pas un grand volume d'eau, mais elle coulait avec tant de vitesse qu'il n'y avait pas moyen de lui résister. Une fois, j'eus à sauter du haut d'une cascade assez élevée dans un bassin pro- fond situé en-dessous et mon bagage était si lourd que je faillis bien me noyer. Il s'en fallut de fort peu ; mais le hasard voulut que la Pro- vidence fût de mon côté. Peu après il me sembla que le défilé s'élargis- sait, et qu'il y avait plus de broussailles. Bientôt je me trouvai sur une pente herbeuse et découverte, et, en m'avançant à tâtons le long du torrent, je rencontrai une surface unie avec quelques arbres, où il m'était possible de camper confortablement, il était temps, car la nuit était tout à fait venue. Ma première pensée fut pour mes allumettes : seraient-elles sèches ? La partie extérieure de mon bagage était entièrement mouillée, mais en déroulant les couvertures, je trouvai toutes choses sèches et chaudes à l'intérieur. Quelle joie pour moi ! Je fis du feu et je jouis délicieuse- ment de sa chaleur et de sa compagnie. Je me fis du thé et mangeai deux de mes biscuits : je ne touchai pas à mon eau-de-vie, car il ne m*en restait guère, et je serais content de la trouver si le cœur me man- quait. Tout ce que je faisais, je le faisais presque machmalement, car il m'était impossible de me faire une idée exacte de la situation où je me trouvais : tout ce que je savais, c'est que j'étais tout seul et que je ne pourrais jamais revenir par le défilé que je venais de descendre. C'est une sensation horrible que celle d'être séparé de toute l'humanité. Et pourtant j'étais encore rempli d'espoir, et dès que la nourriture et le feu m'eurent réchauffé, je me mis à faire mille rêves dorés ; mais je ne crois pas qu'aucun homme puisse garder sa raison intacte dans une 20 CHAPITRE IV pareille solitude, à moins qu'il n'ait la compagnie des animaux. On se prend à douter de sa propre identité. Je me rappelle que la seule vue de mes couvertures, ou le bruit de ma montre, suffisaient à me donner un sentiment de bien-être : c'étaient des choses qui me reliaient à d'autres hommes. Mais les cris des gelinottes me faisaient peur, et aussi ceux d'un oiseau jacasseur qui semblait rire de moi ; mais j'y fus vite habitué, et bientôt j'aurais pu croire qu'il y avait des années que je l'avais entendu pour la pre- mière fois. J'ôtai mes vêtements et roulai ma couverture intérieure autour de moi, en attendant que mes vêtements eussent séché. La nuit était très calme et je fis un feu ronflant ; de cette façon je me réchauffai vite, et enfin je pus me rhabiller. Ensuite je sanglai ma couverture autour de moi et me couchai aussi près que possible du feu. Je rêvai qu'on installait un orgue dans le hangar à laine de mon maître. Puis le hangar disparut et l'orgue se mit à grandir démesuré- ment, au milieu d'un flot de lumière éclatante, et peu à peu devint pareille à une grande ville dorée au flanc d'une montagne, avec des rangées superposées de tuyaux qui s'enfonçaient dans les falaises et dans les précipices, et dans de mystérieuses grottes, comme celles de Fingal, dans les profondeurs desquelles j'apercevais les piliers lisses qui brillaient. En avant régnaient de hautes terrasses en gradins, sur la plus élevée desquelles je distinguais un homme dont la tête dis- paraissait, inclinée sur un clavier et dont le corps se balançait de droite et de gauche au milieu d'un ouragan d'immenses harmonies en arpèges, qui éclataient avec fracas au-dessus et autour de lui. Alors quelqu'un me touchait l'épaule en me disant : « Vous ne voyez donc pas ? C'est Handel » ; mais j'avais à peine compris, et j'essayais d'escalader les terrasses et de m'approcher de lui, quand je m'éveillai ébloui par l'in- tensité et la netteté de mon rêve. Un morceau de bois avait brûlé par le milieu et ses deux extrémités étaient tombées sur la braise en faisant une flambée : c'est cela qui, je pense, m'avait donné mon rêve et me l'avait enlevé. J'éprouvais un amer sentiment de désillusion, et, m'accoudant, je fis mon possible pour revenir à la réalité et me raccoutumer à l'étrangeté de ce qui m'entourait. J'étais tout à fait éveillé. Du reste j'avais une sorte de pressentiment, comme si mon attention était retenue par quelque chose de plus que le rêve, bien qu'aucun de mes sens ne fut encore particulièrement sol- 21 ËREWHON licite. Je retins mon souffle et j'attendis. Et alors, j entendis — était-ce une illusion ? Non... : je piêtai l'oreille, j'écoutai, et f entendis un bruit, affaibli et extrêmement lointain, de musique, comme celui d'une harpe éolienne, porté par le vent, qui soufflait, frais et saisissant, des montagnes d'en face. La racine de mes cheveux frémit. J'écoutai, mais le vent avait cessé ; et, pensant que c'avait du être le vent lui-même... Non : soudain je me rappelai le bruit que Chowbok avait fait sous le hangar. Oui : c'était cela. Grâce au ciel ! quoique ce put être, c'était fini maintenant. Je me raisonnai et je reconquis ma présence d'esprit. Je me convainquis que je n'avais fait que rêver, avec un peu plus d'intensité que d'ordi- naire. Bientôt même je me mis à rire en pensant que j'étais vraiment sot d'avoir peur d'un rien, et en me disant que même si je finis^ sais mal, ça ne serait pas une si grande affaire après tout. Je récitai mes prières, — devoir que j'avais trop souvent omis, — et en peu de temps je tombai dans un sommeil véritablement reposant qui dura jusqu'au grand jour et qui me rétablit. Je me levai. En cherchant parmi les cendres de mon feu, je trouvai un peu de braise, et j'eus vite fait une nouvelle flambée. Je préparai mon déjeuner, et j'eus le plaisir de le prendre en compagnie de plusieurs petits oiseaux, qui sautil- laient autour de moi, et se perchaient sur mes chaussures et sur mes mains. Je me sentais relativement heureux, mais je puis affirmer au lecteur que mon voyage avait été infiniment plus pénible que mon récit ne le représente, et je l'engage vivement à rester en Europe s'il le peut, ou tout au m^oins dans un pays qui a été exploré et colonisé, plutôt que d'aller dans des lieux où personne n'est allé avant lui. L exploration est une chose délicieuse avant et après, mais pas très agréable pendant, à moins qu'elle ne soit tellement facile qu'elle n'en mérite plus le nom. 22 CHAPITRE CINQUIÈME LE FLEUVE ET LA CHAINE Mon premier soin fut de descendre vers le fleuve. J'avais perdu de vue le passage que j avais aperçu du sommet du col, mais je l'avais si bien repéré que ]e ne pouvais manquer de le trouver. J'étais tout meurtri et courbaturé, et mes chaussures commençaient à s'user, car j'avais marché sur un terrain difficile pendant plus de trois semâmes ; mais à mesure que le journée s'avançait et comme je m'apercevais que je n'éprouvais pas de sérieuses difficultés dans la descente, je repris confiance. Au bout de deux heures, j'arrivai à une forêt de sapins où il y avait très peu de broussailles, et je descendis rapidement jusqu'à ce que j'eusse atteint le bord d'un nouveau précipice qui me donna beaucoup d'embarras, mais enfin je réussis à le contourner, ht entre trois et quatre heures de l'après-midi, j'atteignis le ht du fleuve. D'après les calculs que j'avais faits sur l'altitude de la vallée qui se trouvait sur l'autre versant du col que j'avais traversé, j'arrivai à la conclusion que le col lui-même ne pouvait guère être à moins de neuf mille pieds au-dessus de la mer ; et j'avais heu de penser que le lit du fleuve, vers lequel je me dirigeais en ce moment, était à trois raille pied d'altitude. Le courant était d'une rapidité terrifiante, avec une pente d'au moins quarante ou cinquante pieds par mille. C'était certainement le premier fleuve au nord en venant de celui qui passait devant le pâturage de mon maître, et il devait avoir à franchir une gorge impra- ticable avant de parvenir à des régions connues (c'est du reste le cas de tous les grands cours d'eau de ce pays). On avait calculé que l'en- droit où notre fleuve sortait de la gorge pour se répandre dans les plaines était à près peu à deux mille pieds d'altitude. Dès que je fus arrivé au bord du fleuve, son aspect m'effraya encore plus que je n'aurais pensé. Il était boueux, à cause du voisinage des glaciers qui lui donnaient naissance. Le courant était large, rapide et violent, et j'entendais le bruit que faisaient les galets en s 'entrecho- quant, comme au bord de la mer. Il ne fallait pas songer à le passer à gué. Il m'était impossible de nager en portant mon bagage, et je n'osais pas m'en séparer. Je n'avais qu'un moyen : me construire 23 EREWHON un petit radeau ; chose difficile à faire, et dangereuse à employer, du moins pour un homme seul au milieu d'un tel courant. Comme il était trop tard pour faire beaucoup de choses cet après- midi, j'employai ce qui en restait à monter et à redescendre le long du fleuve, afin de découvrir le passage le plus praticable. Puis j'établis de bonne heure mon campement, et passai une bonne nuit, cette fois- ci sans musique, ce dont je fus content, parce que le rêve de la nuit précédente m'avait hanté toute la journée, bien que je fusse tout à fait sûr que ce n'était rien que l'ouvrage de mon imagination, mise en mouvement par ce que j'avais entendu faire à Chowbok, et par les émotions violentes de la soirée. Le lendemain je me mis à ramasser les hampes desséchées d'une espèce de plantes pareilles au glaieul ou à l'iris, qui se trouvaient là en abondance et dont les feuilles, une fois déchirées en lanières, étaient aussi solides que les meilleures cordes. Je les portai au bord du fleuve et, commençai à me faire une sorte de grossière plate-forme assez large pour moi et pour mon bagage, si seulement je pouvais m'y maintenir. Les hampes étaient longues de dix ou douze pieds, et très résistantes, mais creuses et légères. J'en composai tout mon radeau, en les liant en fagots à angles droits l'un sur l'autre, régulièrement et fortement, avec des lanières de la même plante, et en attachant d'autres hampes en travers. Je mis toute la jovirnée jusqu'à environ quatre heures pour achever le radeau, mais j'avais encore le temps de traverser, et résolus de le faire immédiatement. Je choisis un endroit où le fleuve était large et relativement calme, à quelque soixante-dix ou quatre-vingts mètres en deçà d'un tourbillon furieux. C'était là que j'avais construit mon radeau. Je le mis à l'eau, j assujettis mon bagage au milieu, et j'y montai moi-même, gardant en m.ain une des hampes les plus longues, en sorte que je pus me diriger à travers le courant jusqu'à ce que sa trop grande profondeur m'em- pêchât de le faire. Pendant les vingt ou trente premiers mètres cela n alla pas trop mal, mais miême dans ce court trajet, je faillis faire chavirer mon radeau en me portant trop brusquement d'une extré- mité à 1 autre. L eau devint alors bien plus profonde, et je me penchai tellement, pour toucher le fond avec la hampe, que je dus me tenir immobile, appuyé sur elle, pendant quelques secondes. Puis, quand je la relevai, le courant fut plus fort que moi, et je me vis emporter vers le tourbillon. En une seconde tout se mit à fuir autour de moi, et je ne fus plus maître du radeau. Je ne me souviens plus de rien, 24 CHAPITRE V sinon de la vitesse, et du tumulte, et des flots qui enfin me firent chavirer. Mais tout se termina bien, et je me trouvai près de la rive, n'ayant pas d'eau plus haut que les genoux, et en train de tirer mon radeau vers la terre, heureusement sur la rive gauche du fleuve, celle même où je désirais aborder. Quand je pris pied je m'aperçus que j'étais à deux kilomètres environ, peut-être moins, en-dessous du point dont j'étais parti. Mon bagage était mouillé à la surface, et moi- même j'étais ruisselant, mais j'avais réussi à faire ce que je voulais, et je savais que mes difficultés étaient, pour quelque temps, finies. Alors j'allumai m.on feu et me séchai. Cela fait, j'attrapai quelques-uns des canetons et des mouettes, très nombreux sur le ht du fleuve et aux alentours, de sorte que j'eus non seulement un bon repas (dont j'avais grand besoin, n'ayant mangé que fort peu depuis que Chowbok m'avait quitté), mais aussi d'abondantes provisions pour le lendemain. Je songeai à Chowbok, et compris combien il m'avait été utile, et quelle perte j'avais faite, pour toutes sortes de raisons, en le peidant, parce que désormais il me fallait faire moi-même bien des choses qu'il faisait pour moi et qu'il savait faire infiniment mieux que moi. De plus j'avais pris à cœur de le convertir pour tout de bon à la reli- gion chrétienne, qu'il avait déjà embrassée en apparence, bien que je ne puisse croire qu'elle se fût profondément enracinée dans son âme impénétrablement stupide. J'avais coutume de le catéchiser, assis devant le feu de notre campement, et de lui expliquer les mystères de la Trinité et du péché originel, que je connaissais moi-même fort bien, étant le petit-fils d'un archidiacre du côté de ma mère, sans parler du fait que mon père appartenait au clergé de l'Eglise anglicane. J'avais donc tout ce qu'il fallait pour convertir Chowbok, et je souhaitais d'autant plus y parvenir — en dehors de mon sincère désir de sauver l'infortunée créature d'une éternité de tourments, — que je me rap- pelais la promesse de saint Jacques, que si quelqu'un convertissait un pécheur (et Chov/bok en était un, pour sûr) « il couvrirait ainsi la multitude de ses péchés ». Je me disais donc que la conversion de Chowbok pourrait en quelque sorte compenser les inégulantés et les fautes de ma vie passée, dont le souvenir m'avait souvent point au cours des épreuves que je venais de traverser. Même, une fois, j'étais allé jusqu'à l'ondoyer, — aussi bien que je pus, — parce que je m'étais assuré qu'il n'avait pas été à la fois bap- tisé et ondoyé, et que je croyais, — comme lui-même m'avait dit qu'il avait reçu du missionnaire le nom de William, — qu'il avait été pro- 25 EREWHON bablement soumis au seul baptême sans ondoiement. Je jugeai que c'était une grande négligence de la part du missionnaire que d'avoir oublié l'ondoiement, qui est assurément la cérémonie la plus impor- tante des deux, et qui doit, à ce que j'ai toujours cru, précéder l'impo- sition du nom, aussi bien pour les adultes convertis que pour les enfants ; et quand je songeai aux dangers que nous courrions tous les deux, je résolus de ne pas attendre plus longtemps. Par bonheur il n'était pas encore midi, et je l'ondoyai aussitôt avec un des pots (les seuls vaisseaux que j'avais) révérencieusement, et, je crois, effi- cacement. Puis je me mis en devoir de lui apprendre les plus profonds mystères de notre croyance, et de faire de lui un chrétien, non pas seu- lement de nom, mais de cœur. Il est vrai que je n'y aurais peut-être pas réussi, car Chowbok avait la tête dure. Même, le soir du jour où je l'avais baptisé, il essaya pour la vingtième fois de voler l'eau-de-vie, ce qui me fit demander avec tristesse si par hasard je ne l'avais pas bien baptisé. Il avait un livre de prières, vieux de plus de vingt ans, que le missionnaire lui avait donné ; mais la seule chose qui avait fait sur lui une impression vive et durable était le titre de la Reine-Mère Adélaïde, qu'il répétait chaque fois qu'il était fortement ému ou touché, et qui paraissait véritablement avoir pour lui une profonde signification spirituelle, bien qu'il ne pût jamais séparer complètement sa personnalité de celle de Mane-Mgdeleine, dont le nom aussi le fascinait, encore qu'à un degré moindre. Certes c'était un terrain pierreux, mais en le défonçant un peu, j aurais du moins pu lui enlever toute croyance à la religion de sa tribu, ce qui eût été la moitié du chemin de fait vers sa conversion sincère au Christianisme. Or voici que tout cela était mis hors de mon pouvoir, et qu'il m'était aussi impossible de continuer à lui venir en aide spirituellement qu'à lui de continuer à me faire profiter de sa force physique. Et du reste, n'importe quelle société valait mieux que cet isolement. t 1 outes ces réflexions m'attristèrent profondément ; mais quand ^Ê j'eus fait bouillir mes canetons, et que je les eus mangés, je me sentis ^^ beaucoup plus dispos. Il me restait un peu de thé et une livre de tabac, qui me durerait encore quinze jours en fumant modérément. J'avais aussi huit biscuits de mer et, ce qui était plus précieux que tout cela, environ six onces d'eau-de-vie, que je réduisis aussitôt à quatre, car la nuit était froide. 26 CHAPITRE V Je me levai à la pointe du jour, et une heure plus tard j'étais en route, avec un sentiment d'étrangeté, pour ne pas dire de faiblesse, et qui était dû au poids de ma solitude. Mais je me reprenais à espérer quand je considérais combien de dangers j'avais surmontés, et que ce jour même me verrait au sommet de la chaîne qui me séparait des plaines entrevues. Après une ascension ininterrompue de près de quatre heures, pendant lesquelles je ne rencontrai pas d'obstacle sérieux, je me trouvai sur un plateau et tout près d'un glacier que je reconnus pour celui qui indiquait le sommet du col. Au-dessus s'élevait un entassement d'âpres précipices et de pentes de montagnes couvertes de neige. La solitude était trop grande pour mes forces : la montagne qui se trouvait sur le pâturage de mon maître était une rue encombrée en comparaison de ces lieux désolés et sévères. De plus, l'atmosphère était sombre et lourde, ce qui rendait la solitude encore plus accablante. Il y avait une obscurité d'encre sur tout ce qui n'était pas couvert de neige ou de glace. D'herbe, nulle trace. A chaque instant je sentais augmenter ce terrible doute sur ma propre identité, sur la continuité de mon existence passée et de mon existence actuelle, qui est le premier symptôme de cette folie qui saisit l'homme qui s'égare dans la brousse. Jusque-là j'avais lutté contre ce doute et l'avais vaincu ; mais le silence absolu et la désola- tion de ce désert montagneux m'accablaient, et je sentais que m.a volonté de me concentrer en moi-même commençait à se laisser entamer. Je me reposai un moment, puis j'avançai sur un sol plein d'aspé- rités, jusqu'à ce que je fusse arrivé au pied du glacier. Alors je vis un autre glacier qui descendait, du côté de l'est, dans un petit lac. Je suivis le bord occidental de ce lac, dont le sol était plus praticable, et quand je fus à peu près à mi-chemin, je m'attendis à voir les plaines que j'avais entrevues des montagnes d'en face. Mais il ne devait pas en être ainsi, car les nuages remontaient jusqu'au plus haut point du col, sans toutefois déborder sur le côté par lequel j'étais venu. Je me trouvai donc bientôt enseveli dans une vapeur ténue et froide, qui m'empêchait de voir à plus de quelques mètres à peine devant moi. Puis j'arrivai sur un grand espace de neige ancienne dans laquelle je pus sans peine suivre la trace d'empreintes à demi fondues de chèvres ; — et à un certain moment, à ce qu'il me sembla, un chien les avaient sinvies. Etais-je donc arrivé dans un pays d'élevage? Le sol, 27 EREWHON quand la neige ne le recouvrait pas, apparaissait pauvre et pierreux, et il y avait si peu d'herbe que je ne pouvais découvrir aucune appa- rence de sentier ou de véritable piste de troupeaux. Mais je ne pus m 'empêcher d'être mal a mon aise lorsque je me demandai quelle espèce de réception m'attendait, si tout à coup je tombais sur des habitants. Je roulais ces pensées, et m avançais prudemment à travers le brouillard lorsque je commençai à m'imaginer que je voyais trans- paraître vaguement en face de moi des objets plus sombres que le nuage. Quelques pas encore m'en rapprochèrent, et un frisson d'hor- reux inexprimable me parcourut lorsque je vis un cercle de formes gigantesques, d'une taille infiniment supérieure à la mienne, qui surplombaient, hideuses et grises, le voile de nuées étendu devant moi. Je suppose que je dus m'évanouir, car je me retrouvai, au bout d un certain temps, assis par terre, secoué de nausées et glacé jusqu'au moelles. Les foi mes étaient toujours là, tout à fait immobile? et silen- cieuses, aperçues vaguement à travers l'ombre épaisse, mais ayant incontestablement une apparence humaine. La pensée me vint soudain, et elle aurait dû certainement me venir du premier coup si je n'avais pas eu l'idée que j'allais voir des hommes au moment où ces formes m'étaient apparues, et si le nuage ne me les avait pas cachées, la pensée, dis-je, que ce n'était pas des êtres vivants, mais des statues. Je résolus de compter lentement jusqu'à cinquante : si, pendant ce temps-là je ne voyais aucune apparence de mouvement dans ces formes, j'aurais la certitude qu'elles n'étaient pas vivantes... Quel soulagement quand j'arrivai au bout de mes cinquante sans qu'il se fût produit le moindre mouvement ! Je recommençai à compter une fois encore ; mais rien ne bougea. Alors j'avançai craintivement, et l'instant d'après, je vis que ma supposition était juste. Je me trouvais en présence d'une sorte de Stonehenge de statues barbares, assises comme Chowbok s'était assis quand je l'avais interrogé sous le hangar, et dont les figures avaient la même expression de férocité surhumaine. Toutes avaient été assises, mais deux étaient tombées. Toutes étaient barbares, ni égyptiennes m assyriennes, ni japonaises, différentes de chacune de ces espèces, et pourtant apparentées à toutes. Elles étaient six ou sept fois plus grandes que nature, très anciennes, usées et couvertes de lichen. Elles étaient au nombre de dix. Il y avait de la neige sur leur têtes, et partout où la neige pouvait se loger. Chaque statue était formée 28 CHAPITRE V de quatre ou cinq blocs énormes ; mais comment ces blocs avaient été dressés et ajustés, ceux-là seuls qui les avaient élevés auraient pu le dire. Chacune avait sa hideur particulière. L'une semblait délirer furieusement, comme en proie à la douleur ou à un grand désespoir ; une autre était amaigrie et cadavérique, comme une victime de la famine ; une autre avait l'air cruel et idiot, mais avec le sourire le plus niais qu'on puisse imaginer. Celle-ci était tombée, et avait dans sa chute un air infiniment ridicule. Toutes avaient la bouche plus ou moins ouverte, et en les regardant de dos, je vis qu'on leur avait creusé la tête. J'avais mal au cœur et je grelottais. La solitude m*avait déjà ôté tout mon courage, et je n'avais plus la force nécessaire pour supporter la vision soudaine et inattendue d'une pareille assemblée de démons au milieu d'un si effroyable désert. J'aurais donné tout ce que je pos- sédais au monde pour revenir à la station de mon maître ; mais il n'y fallait pas songer ; ma tête cédait, et j'eus la certitude que je ne revien- drais jamais vivant. Alors, il s'éleva une rafale hurlante, accompagnée d'un gémissement poussé par une des statues qui me dominaient. La peur me fit joindre les mains. Je me sentis comme un rat pris dans une souricière, avec l'envie de me jeter sur n'importe quel objet qui se fût trouvé à la portée, et de le mordre. La violence du vent augmenta, les gémissements devinrent plus aigus, sortant de plusieurs statues et s'élargissant en un chœur. Je compris tout de suite ce que c'était, mais ce son était si étrange que mon épouvante n'en fut pas diminuée. Les êtres inhu- mains au cœur desquels le Malin avait mis le pouvoir d'imaginer ces statues, avaient fait de leurs têtes des espèces de tuyaux d'orgue, de telle sorte que leurs bouches saisissaient le vent et résonnaient quand il soufflait. C'était quelque chose de hideux. Aucun homme, si courageux qu'il fût, n'aurait pu supporter un pareil concert, fait par de telles bouches et dans un tel lieu. Je les chargeai de toutes les injures que ma langue put prononcer, tout en m 'enfuyant loin d'elles dans le brouillard. Et même après que je les eus perdues de vue et qu'en retournant la tête je ne vis plus que les tourbillons de nuées qui volaient deirière moi, j'entendais encore leur chant lugubre, et il me semblait que l'une d'elles allait me poursuivre en courant et me saisir pour m'étrangler. Je puis dire ici que, depuis mon retour en Angleterre, )*ai entendu un de mes amis jouer sur l'orgue quelques accords qui m'ont très 29 EREWHON nettement rappelé les statues d'Erewhon (car le pays dans lequel je venais de pénétrer s'appelle Erewhon). Elles se dressèrent très dis- tinctement dans ma mémoire dès que mon ami eût commencé à jouer. Voici ce morceau, qui est du plus grand de tous les musiciens * : Préluda. : arpeggio. ■ 1 I l-' &j- - g - ) - L. J ^3^~3^ -1^- 4^ - - ^ Voir Handel : Compositions pour le clavecin, publiées par Litolf, p. 78. 30 CHAPITRE SIXIÈME EN EREWHON Je suivais maintenant un étroit sentier au long d'un petit cours d'eau. J'étais trop heureux de trouver dans ma fuite un chemm facile pour me rendre compte de tout ce que signifiait l'existence de ce sen- tier. Pourtant, la pensée me vint bientôt qu'il fallait que je fusse dans un pays habité, mais jusqu'alors inconnu. Qu'allais-je donc devenir aux mains des habitants ? Allait-on s'emparer de moi et m 'offrir en holocauste à ces hideux gardiens du col ? C'était possible. Je frissonnai en y pensant, mais les terreurs de la solitude m'avaient déjà vaincu tout à fait ; et j'étais si hébété, transi et désolé, qu'il m'était impos- sible de me raccrocher fermement à une idée parmi la foule de pensées qui tourbillonnaient dans mori cerveau. Et je fuyais toujours ; je descendais la pente interminable. Je ren- contrai d'autres cours d'eau ; puis il y eut un pont : quelques troncs de sapins jetés en travers du ruisseau ; mais cela me rassura, car les sauvages ne construisent pas de ponts. J'en ressentis une joie telle qu'il n'est pas possible d'en donner l'idée avec des mots sur du papier : ce fut un moment, peut-être le moment le plus émouvant et le plus inattendu de toute ma vie ; le seul, je crois, — à part trois ou quatre exceptions, — que je serais trop heureux de revivre s'il m'était pos- sible de revenir en arrière. Je sortis enfin de la région des nuages et débouchai dans un brusque éclatement de radieuse lumière du soir. J'étais face au Nord-Ouest et recevais la clarté du soleil en pleine figure. Oh ! de quelle joie cette lumière me remplit! Mais ce que je vis ! Une étendue de pays aussi vaste que celle qui fut révélée à Moïse quand, debout sur le Sinaï, il contem.pla cette Terre Promise dans laquelle il ne devait pas entrer. Le beau ciel de couchant était cra- moisi, et doré, et bleu, et argent, et pourpre ; ardent et reposant ; et dans ce ciel se perdaient dés plaines sur lesquelles j'apercevais maintes villes et cités, dont les monuments avaient de hautes flèches et des dômes arrondis. Plus près, à mes pieds, s'étageaient à l'infini des crêtes et des profils de montagnes, avec des pans de lumière der- rière des pans d'ombre et des pans d'ombre derrière des. pans de 3t EREWHON lumière ; des gorges et des ravins aux arêtes dentelées. Je voyais de vastes forêts de sapins et les plaques brillantes d'un fleuve majestueux qui serpentait dans les plaines ; et encore de nombreux villages et hameaux, quelques-uns tout près de moi, et c'étaient surtout ceux-là qui arrêtèrent mon attention. Je me laissai tomber au pied d'un grand arbre, et considérai ce que j'avais de mieux à faire ; mais je ne pus rassembler mes esprits. J'étais recru de fatigue ; et bientôt, me sen- tant réchauffé par le soleil, et tranquillisé, je m'endormis profondé- ment... Je fus réveillé par des tintements de clochettes, et en me ledres- sant je vis quatre ou cinq chèvres qui paissaient près de moi. Dès que je bougeai, ces bêtes tournèrent la tête vers moi, avec un air d'étonne- ment infini. Elles ne se sauvèrent pas, mais elles se tenaient immobiles et me regardaient dans tous les sens, comme je les regardais moi- même. Puis il y eut un bruit de paroles et de rires, et deux belles jeunes filles parurent ; elles pouvaient avoir de dix-sept à dix-huit ans, et étaient vêtues d'une sorte de casaque de toile, avec une ceinture autour de la taille. Elles me virent. Je demeurai assis sans bouger, et les regardai, ébloui de leui extrême beauté. Pendant un instant elles me regardèrent et se regardèrent avec une expression de stupéfaction ; puis elles poussèrent un petit cri d'effroi et s'enfuirent eïT courant de de toutes leurs forces. — « Ah ! c'est comme ça ! » me dis-je en les regardant détaler. Je compris que je ferais mieux de rester où j'étais et d'attendre mon destin, quel qu'il dût être ; et, même s'il y avait eu un meilleur plan d'action possible, je n'aurais pas eu assez de forces pour l'exécuter. Puisque je devais nécessairement entrer tôt ou tard en contact avec les habitants autant valait que ce fût tout de suite. Le mieux était de ne pas paraître les craindre ; et j'aurais l'air de les craindre si je m'en- fuyais, pour me faire prendre à cor et à cri le lendemain ou le surlen- demain. Donc, je me tins bien tranquille et j'attendis. Au bout d'une heure environ, j'entendis des voix lointaines et le bruit d'une conver- sation animée ; et quelques minutes après je vis les deux jeunes filles qui conduisaient une troupe de six ou sept hommes bien armés d'arcs, de flèches et de piques. Il n'y avait rien à faire ; aussi demeurai-je par- faitement immobile, même après qu'ils m'eurent aperçu, et jusqu'à ce qu'ils fussent arrivés tout près de moi. Alors nous nous regar- dâmes attentivement durant un bon moment. Les hommes, aussi bien que les jeunes filles, avaient le teint très foncé mais pas plus que ne l'ont les Italiens du Sud, ou les Espagnols. 32 CHAPITRE VI Les hommes ne portaient pas de pantalons, mais étaient vêtus à peu près comme les Arabes que j'ai vus en Algérie. Leur aspect était des plus impressionnants, car ils étaient aussi forts et aussi bien faits que les jeunes filles étaient belles ; et ils n'étaient pas seulement beaux à voir, mais l'expression de leur visage était courtoise et bienveillante. Je pense qu'ils m'auraient tué sur-le-champ si j'avais fait le moindre mouvement violent, mais ils me donnèrent l'impression que je n'avais rien à craindre d'eux tant que je me tiendrais tranquille. Je n'ai pas coutume d'aimer les gens à première vue, mais ces hommes-là me produisirent une impression beaucoup plus agréable que je n'aurais cru possible, si bien qu'en examinant leurs figures l'une après l'autre, je cessai absolument de les craindre. C'étaient tous des hommes ro- bustes. J'aurais été capable de lutter avec chacun d'eux séparément, car on m'a dit que j'ai lieu de me glorifier selon la chair plus' que selon tout le reste (j'ai en effet plus de six pieds de haut, et suis fort en pro- portion), mais deux quelconques d'entre eux auraient eu vite fait de me maîtriser même si mes récentes aventures ne m'avaient pas réduit à l'état de faiblesse où j'étais. Ma couleur semblait surtout les étonner. En effet je suis blond, j'ai les yeux bleus et le teint clair. Ils ne pouvaient pas comprendre à quoi cela tenait ; mes vêtements aussi semblaient dépasser leur compréhension. Leurs regards ne cessaient pas de se promener sur toute ma personne ; et plus ils me regardaient, et moins ils paraissaient s'expliquer mon existence.  la fin je me levai et, m'appuyant sur mon bâton, je dis, en m*adres- sant à celui qui paraissait être leur chef, tout ce qui me vint à l'esprit. Je m'exprimai en anglais bien que je fusse très certain qu'il ne compren- drait pas. Je dis que je ne savais absolument pas dans quel pays je me trouvais ; que j'y étais entré presque par hasard, après une suite d'aventures qui avaient failli plusieuis fois me coûter la vie ; et que j'espérais qu'ils me protégeraient contre tout danger, maintenant que je me trouvais entièrement à leur merci. Je dis tout cela tranquille- ment et avec fermeté et presque sans changer d'expression. Ils ne me comprirent pas, mais ils se regardèrent avec des marques d'approba- tion, et parurent satisfaits (à ce qu'il me sembla) de ce que je ne donnais aucun signe de frayeur et de ce que je ne paraissais pas me considérer comme leur inférieur. A vrai dire j'étais trop épuisé pour garder même un sentiment de crainte. Ensuite un d'entre eux montra du doigt la montagne, dans la direction des statues, et fit une grimace qui imitait l'une d'elles. Je me mis à rire en frissonnant d'une manière 33 3 EREWHON expressive, sur quoi tous éclatèrent de rire aussi, et se mirent à bavarder vivement entre eux. Je ne pouvais rien comprendre à ce qu'ils disaient, mais je crois qu'ils trouvaient qu'en osant franchir le cercle des statues j'avais fait une bonne plaisanterie. Alors un d'eux s'avança et me fit signe de le suivre, ce que je fis sans hésiter, car je n'osais pas les contra- rier ; d'ailleurs ils me plaisaient assez, et j'étais à peu près sûr qu'ils n'avaient pas l'intention de me faire du mal. Au bout d'un quart d'heure environ, nous arrivâmes à un petit hameau bâti au flanc d'une colline, avec une rue étroite et des maisons en désordre serrées les unes contre les autres. Les toits étaient grands et surplombants. Quelques fenêtres, mais bien peu, avaient des vitres. Dans l'ensemble ce village ressemblait beaucoup à ceux qu'on ren- contre lorsqu'on descend les cols les moins fréquentés des Alpes vers la Lombardie. Je ne dirai rien de l'émotion provoquée par mon arrivée. Qu'il suffise qu'on sache que m.algré la vive curiosité que j'éveillai je n'eus à souffrir aucune impolitesse. On me conduisit dans la plus grande demeure, qui me parut être celle des personnes qui m'avaient capturé. Là je fus reçu d'une façon hospitalière, et on plaça devant moi un souper composé de lait et de viande de chevreau avec une espèce de galette d'avoine, que je mangeai de bon appétit. Mais pen- dant tout le temps que je fus à table, je ne pus m'empêcher de tourner mes regards veis les deux belles jeunes filles que j'avais vues les pre- mières, et qui paraissaient me considérer comme leur prise légitime, et en vérité je l'étais, car je me serais jeté au feu pour l'une et pour l'autre. Ensuite, ce fut l'inévitable surprise de me voir fumer, dont je fais grâce au lecteur ; mais je notai que lorsqu'ils me virent enflammer une allumette, il se fit un tumulte d'étonnement dans lequel je fus frappé de discerner un mélange de blâme. Pourquoi ce blâme, je n'en savais rien. Alors les femmes se retirèrent et je restai seul avec les hommes, qui employèrent tous les moyens imaginables pour me parler ; mais nous ne pûmes pas nous comprendre. Une seule chose était claire : j'étais tout seul, et j'étais venu de bien loin de l'autre côté des mon- tagnes. A la fin ils se lassèrent, et le sommeil me gagna. Je fis com- prendre par signes que je dormirais sur le plancher dans mes couver- tures ; mais ils me donnèrent un de leur lit couvert d'une bonne couche de fougères desséchées et d'herbe, sur lequel je fus à peine étendu que je dormais déjà profondément. Je ne m'éveillai que fort tard dans la journée qui suivit et me retrouvai dans la hutte avec deux hommes 34 CHAPITRE VI qui me gardaient et une vieille femme qui faisait la cuisine. Quand j'ouvris les yeux les hommes parurent contents et me parlèrent, comme pour me dire bonjour, sur un ton aimable. Je sortis pour me laver dans un ruisseau qui passait a quelques mètres de l'habitation. Mes hôtes étaient toujours aussi occupés de moi ; ils ne me perdaient jamais de vue, suivaient mes moindres gestes et tous s'entre-regardaient à chaque instant pour connaître leurs impres- sions. Ils s'intéressèrent beaucoup à mes ablutions, car ils semblaient avoir douté que je fusse en tout et pour tout un être humain comîne eux. Même ils saisirent mes bras et les palpèrent, et exprimèrent leur satisfaction quand ils virent qu'ils étaient forts et bien musclés. Puis ils examinèrent mes jambes, et surtout mes pieds. Quand ils eurent fini, ils hochèrent la tête entre eux d'un air d'approbation ; et quand j'eus peigné et brossé mes cheveux, et que je me fus arrangé aussi proprement et aussi bien que les circonstances me le permettaient, je pus voir que leur respect pour moi augmentait considérablement, et qu'ils n'étaient pas du tout sûrs de m'avoir traité avec assez de défé- rence, question que je ne suis pas qualifié pour résoudre. Tout ce que je sais, c'est qu'ils furent très bons pour moi, ce dont je les remerciai de grand cœur, car mon aventure aurait bien pu tourner autrement. De mon côté, je les aimais et les admirais, car leur tranquille sang- froid et leur aisance pleine de dignité m'avaient fait dès l'abord une agréable impression. Et du reste leur façon d'agir avec moi ne me faisait pas sentir non plus que ma personne leur fût antipathique ; mais seu- lement que j'étais un phénomène absolument nouveau et inouï, qu'ils ne pouvaient pas s'expliquer. Leur type se rapprochait de celui des plus robustes Italiens plus que de tout autre ; leur politesse aussi était éminemment italienne dans sa complète absence de vanité person- nelle. J'ai beaucoup voyagé en Italie et j'étais frappé de leur voir faire de petits gestes des mains et des épaules, qui me rappelaient à chaque instant ce pays. Je sentais que ce que j'avais de mieux à faire, c'était de continuer comme j'avais commencé, et d'être, à tout hasard, sim- plement moi-même, tel que j'étais, et de voir ce qu'il en adviendrait. C'est à cela que je pensais tandis qu'ils attendaient que j'eusse achevé ma toilette, et en en revenant. Alors ils me servirent pour mon déjeuner du pain grillé et du lait, et de la viande frite, qui était quelque chose d'intermédiaire entre du mouton et de la venaison. Leurs façons de cuisiner et de manger étaient européennes, bien qu'ils n'eussent qu'une brochette en guise de fourchette, et une sorte de couperet 35 EREWHON comme couteau. Plus je regardais les différents objets qui se trouvaient dans la maison et plus j'étais frappé de leur caractère quasi-européen, et si seulement les murs avaient été couverts d'extraits des Nouvelles Illustrées de Londres et de Punch, j'aurais pu me croire dans une cabane de berger sur le pâturage de mon maître. Et pourtant chaque objet était légèrement différent. C'était en quelque sorte comme pour les oiseaux et les fleurs de l'autre côté de la chaîne, comparés aux oiseaux et aux fleurs d'Angleterre. A mon arrivée j'avais eu plaisir à voir que presque toutes les plantes et les oiseaux ressemblaient aux espèces anglaises les plus communes : ainsi il y avait un rouge-gorge, une alouette, un roitelet, et des pâquerettes et des pissenlits ; pas tout à fait pareils à ceux d'Angleterre, mais presque pareils, et vraiment assez sem.blables pour qu'on pût leur donner les mêmes noms. Eh bien, de même ici, les manières de ces deux hommes, et les objets qu'ils avaient chez eux, tout cela était presque exactement le même qu'en Europe. Ce n'était pas du tout comme lorsqu'on va en Chine ou au Japon, où tout ce qu'on voit est nouveau. A la vérité, je fus tout de suite frappé par le caractère primitif de leurs objets usuels, car ils paraissaient être de cinq ou six siècles en retard sur l'Europe dans leurs inventions ; mais c'est le cas dans bien des villages d'Italie. Pendant tout le temps que dura mon déjeuner, je cherchai à deviner à quel rameau de la race humaine ils pouvaient appartenir ; et soudain il me vint une idée qui me fît rougir d'émotion quand je me la formulai. Se pouvait-il qu'ils fussent les tribus perdues d'Israël, dont j'avais entendu dire par mon grand-père et par mon père qu'elles existaient encore dans une région inconnue et attendaient leur retour définitif en Palestine ? Se pouvait-il que la Providence m'eût désigné, moi, pour être l'instrument de leur conversion? Oh ! quelle idée c'était là! Je posai ma brochette et les examinai d'un regard rapide. Ils n'avaient aucune trace du type juif : leurs nez étaient nettement grecs et leurs lèvres, bien que pleines, n'étaient pas juives. Comment aurais-je pu résoudre cette question ? Je ne savais ni le grec ni l'hébreu, et même si j'arrivais à comprendre le langage qu'on parlait dans ce pays je ne pourrais pas reconnaître les racines d'aucune de ces deux langues. Je n'avais pas été assez longtemps parmi eux pour connaître leurs coutumes ; mais ils ne me faisaient pas l'impression d'être un peuple religieux. Cela aussi était naturel : les dix tribus avaient toujours été déplorablement irréligieuses. Mais ne pourrais-je pas les faire changer ? Ramener les dix tribus d'Israël 36 CHAPITRE VI à la connaissance de la seule vérité : vraiment ce serait me couvrir d'une gloire immortelle. La contemplation de cette perspective me ht battre le cœur avec force, furieusement. Quelle position cela m'assu- rerait dans l'autre monde, et peut-être même dans celui-ci ! Quelle folie de ma paît si je ne profitais pas d'une telle occasion ! Je serais classé immédiatement api es les Apôtres, sinon au même rang qu'eux. A coup sûr, je serais au-dessus des petits prophètes, et peut-être au- dessus de tous les écrivains de l'Ancien Testament excepté Moïse et Isaïe. Pour un avenir tel que celui-là, j'aurais sacrifié tout ce que j'avais sans hésiter une seconde, si j'avais pu raisonnablement en être assuré. J'avais toujours sincèrement approuvé le labeur des missions ; et quelquefois j'avais souscrit mon obole pour leur entretien et leur développement ; et à vrai dire j'avais toujours admiré, et envié, et respecté les missionnaires, plus que je ne les avais véritablement aimés. Mais si ce peuple était les dix tribus perdues d'Israël, le cas était singulièrement différent : l'occasion était trop excellente pour être négligée, et je pris la ferme résolution, si je voyais quelques signes qui me parussent confirmer mon impression que j'étais réellement tombé sur les tribus égarées, de les convertir. Je peux dire aussi que cette découverte est celle à laquelle j'ai fait allusion au début de mon récit. Le temps n'a fait que fortifier l'impression que j'avais reçue d'abord et, bien que je sois demeuré dans le doute pendant quelque temps, maintenant ma certitude est entière. Quand j'eus fini de manger, mes hôtes s'approchèrent et dési- gnèrent la vallée qui conduisait à leur propre pays, comme pour me dire que je devais les y suivre ; en même temps ils me prirent par les bras et firent comme s'ils voulaient m 'entraîner, mais sans user de violence. Je me mis à rire et passai ma mam sur ma gorge, en dési- gnant la vallée, comme pour dire que je craignais d'être mis à mort en arrivant là-bas ; mais ils me comprirent aussitôt, et secouèrent la tête avec beaucoup de force, pour me montrer que je ne courais aucun danger. Leur attitude me rassura complètement ; et au bout d'une demi-heure environ, j'avais empaqueté mon bagage, et j'étais impa- tient de continuer mon voyage, me sentant singulièrement fortifié et réconforté par une bonne nourriture et un bon sommeil, tandis que mes espérances et ma curiosité étaient éveillées au plus haut degré par la situation extraordinaire dans laquelle je me trouvais. Mais mon enthousiasme avait déjà commencé à se refroidir ; et je 37 EREWHON me disais qu'après tout ce peuple n'était peut-être pas les dix tribus ; et que dans ce cas, je n'avais plus qu'à regretter que mon espoir de faire fortune, qui m'avait conduit dans de telles fatigues et dans un si grand danger, fût à peu près anéanti par le fait que ce pays était rempli jusqu'à déborder d'une population qui avait déjà dû mettre en valeur ses richesses les plus accessibles. De plus, comment pourrais-je m'en aller ? Car il y avait dans les allures de mes hôtes quelque chose qui me disait qu'ils me tenaient et qu'en dépit de toute leur bienveil- lance, ils entendaient ne pas me lâcher^ 38 CHAPITRE SEPTIÈME PREMIÈRES IMPRESSIONS Nous suivîmes un sentier alpestre pendant quelques kilomètres, tantôt à des centaines de pieds au-dessus d'un torrent grondant qui descendait des glaciers, et tantôt presque sur ses bords. La matinée éfeit froide et quelque peu brumeuse, car l'automne avait fait de grands progrès dans ces derniers jours. Quelquefois nous traversions des forêts de sapins ou plutôt d'ifs, mais qui ressemblaient à des sapins ; et je me souviens que de loin en loin nous passions devant une petite chapelle sur le bord de la route, dans laquelle se trouvait une statue d'une grande beauté, représentant quelque personnage, homme ou femme, dans tout l'éclat de la jeunesse, de la force et de la beauté, ou bien d'une maturité ou d'une vieillesse majestueuses. Mes hôtes inclinaient toujours la tête en passant devant ces chapelles, et j'étais scandalisé de voir que des statues, qui n'avaient aucune laison d'être évidente, sinon qu'elles rappelaient quelque beauté ou quelque excel- lence individuelle extraordinaire, recevaient un aussi grave hommage. Pourtant je ne laissai voir aucun étonnement ni aucun blâme ; car je me rappelai qu'une des injonctions de l'Apôtre des Gentils est d être tout à tous, et que je ferais bien de m'y conformer pour le moment. Peu après avoir dépassé une de ces chapelles nous tombâmes soudam sur un village qui sortit tout à coup de la brume ; et je commençai à craindre d'avoir à souffrir de la curiosité des gens ou de leur aversion. Mai? il n'en fut rien. Ceux qui me conduisaient parlèrent, en passant, a un grand nombre de personnes qui firent aussitôt paraître beaucoup d'étonnement. Toutefois mes guides étaient bien connus et la poli- tesse naturelle des gens les empêchait de m importuner de quelque façon que ce fût ; mais ils ne pouvaient pas se défendre de m'observer, ni moi de les observer à mon tour. Je puis bien dire dès à présent ce que mon expérience m'apprit dans la suite, à savoir, qu'avec tous leurs défauts et l'extraordinaire fausseté de leurs idées sur bien des sujets, ce sont bien les gens les mieux élevés avec lesquels je sois entré en contact. Ce village était exactement pareil à celui dont nous venions, seule- 39 EREWHON ment un peu plus grand. Les rues étaient étroites et non pavées, mais assez proprement tenues. Il y avait de la vigne grimpante sur les murs de la plupart des maisons, dont quelques-unes avaient des enseignes sur lesquelles étaient peints une bouteille et un verre, et cette vue me mit singulièrement à mon aise. Même sur ce rebord de la société humaine il y avait une végétation rabougrie de petits commerces, qui avait poussé et qui vivait tant bien que mal quoique dans un climat commercial des plus glacés. Il en était de cet endroit comme de tout ce que j'avais vu depuis mon arrivée : toutes choses étaient, comme genres, les mêmes qu'en Europe, et la différence n'était que dans les espèces. Et je souris en voyant à une devanture des bocaux de sucre d'orge et de bonbons pour les enfants, comme chez nous ; seulement, le sucre d'orge était en plaques au lieu d'être en bâtons tordus, et coloré en bleu. Il y avait beaucoup de vitres dans les plus belles maisons. Enfin je dois dire que les habitants étaient d'une beauté physique tout simplement étonnante. Je n'ai absolument rien vu, jamais, qui pût leur être comparé. Les femmes étaient robustes et d'allure majestueuse, tandis que leur tête était plantée sur leurs épaules d'une façon si gracieuse que les mots ne sauraient l'exprimer. Chacun de leurs traits était achevé : les paupières, les cils et les oreilles, tout cela était presque toujours parfait. Leur teint valait celui des plus beaux portraits italiens : il était d'un olivâtre très clair, mais rendu vermeil par l'éclat que donne une santé parfaite. Leur expression était divine ; et tandis qu'elles jetaient sur moi des regards timides en entr 'ouvrant les lèvres dans l'excès de leur surprise, toute pensée de les convertir disparaissait chez moi devant des sentiments qui étaient beaucoup plus d'ici-bas. Chacune à son tour m'éblouissait, et je n'eusse pu rien dire d'elles, sinon que chacune était la plus belle que j'eusse jamais vue. Même dans leur âge mûr elles étaient encore agréables, et les vieilles femmes grisonnantes, au seuil de leurs maisonnettes, avaient une dignité, pour ne pas dire une majesté, qui n'appartenait qu'à elles . Les hommes étaient aussi bien faits que les femmes étaient belles. J'ai toujours aimé et vénéré la beauté ; mais j'étais littéralement confondu en présence d'un type si achevé : un composé de tout ce qu'il y a d'excellent dans les types égyptien, grec et italien. Les enfants étaient innombrables et extrêmement gais. Ai-je besoin de dire qu'ils avaient leur part entière de la beauté répandue partout ? J'exprimai par gestes mon admiration et mon plaisir à mes guides ; et ils s'en 40 CHAPITRE VII montrèrent très contents. Je dois ajouter que chacun semblait cultiver avec fierté son apparence personnelle et que les plus pauvres (per- sonne d'ailleurs ne paraissait riche) étaient proprement et soigneuse- ment mis. Je pourrais remplir bien des pages avec des descriptions de leur vêtement et des ornements qu'ils portaient, et avec les mille détails qui me frappèrent alors avec toute la force de la nouveauté ; mais je ne peux pas m 'attarder à cela. Quand nous fûmes sortis du village, le brouillard se dissipa, et nous découvrîmes de magnifiques perspectives de montagnes couvertes de neige, avec leurs contreforts les plus proches de nous ; tandis qu'en qu'en face j'apercevais de temps à autre par échappées les grandes plaines que j'avais contemplées la veille au soir. Le pays était très bien cultivé, le moindre espace libre étant planté de châtaigniers, de noyers et de pommiers. Il y avait beaucoup de chèvres et aussi une espèce de moutons noirs, petits, dans les marécages voisins du fleuve, qui allait s'élargissant à chaque instant et coulait entre des rives plates, dont les collines s'éloignaient de plus en plus. Je vis quelques moutons au museau arrondi et à la queue énorme. Il y avait beaucoup de chiens, et très anglais d'apparence ; mais je ne vis aucun chat, et du reste ces animaux sont inconnus en Erewhon, où ils sont remplacés par une espèce de petit terrier. Au bout d'environ quatre heures de marche depuis notre point de départ, et après avoir traversé encore deux ou trois villages, nous arri- vâmes à une ville importante, et mes guides essayèrent à plusieurs reprises de me faire comprendre quelque chose, mais je ne saisis pas la moindre parcelle de leur pensée ; sinon que je n avais rien à craindre. Je fais grâce au lecteur de la description de cette ville, et le prie seulement de songer à Domodossola ou à Faido. Qu'il me suffise de dire que je fus amené devant le premier magistrat et que sur son ordre on me fit entrer dans une chambre où se trouvaient deux autres personnes, les premières que j'ai vues qui ne fussent ni belles ni bien portantes. Même, l'un de ces hommes était évidemment très malade et avait de violentes quintes de toux de temps à autre en dépit des efforts qu'il faisait pour les réprimer. L'autre avait l'air pâle et souf- frant, mais il était admirablement maître de lui, et il était impossible de savoir ce qu'il avait. Tous deux parurent étonnés de voir quelqu'un qui était évidemment un étranger, mais ils étaient trop malades pour s'approcher de moi et se faire une idée claire de ce que j'étais. Ces deux-là furent appelés les premiers hors de la chambre. Au bout d'un 41 EREWHON quart d'heure on m appela à mon tour ; et je m'avançai avec un peu de crainte et beaucoup de curiosité. Le premier magistrat était un homme d'un aspect vénérable, la barbe et les cheveux blancs, et avec une expression pleine de sagacité. Il m'examina minutieusement pendant près de cinq minutes, en pro- menant ses regards depuis le sommet de ma tête jusqu'à la plante de mes pieds, de haut en bas, puis de bas en haut ; et il ne parut pas être mieux renseigné après cet examen qu avant. A la hn il me posa une seule question, courte, qui sans doute voulait dire : « Qui êtes-vous ? » Je répondis en anglais, très posément, comme s'il eût dû me com- prendre, et je tâchai d'être aussi simplement naturel que je le pouvais. Son étonnement parut aller en augmentant, et il se retira, pour revenir avec deux autres personnages qui lui ressemblaient beaucoup. Alors ils m'emmenèrent dans une pièce de l'intérieur et les deux nouveau- venus me déshabillèrent pendant que leur chef regardait. Ils tâtèrent mon pouls, ils regardèrent ma langue, ils m'auscultèrent, ils palpèrent tous mes muscles ; et après chacune de ces opérations ils regardaient leur chef et faisaient un signe de la tête, en disant quelque chose sur un ton de grande satisfaction, comme pour exprimer que j étais tout à fait sain. Ils tirèrent même mes paupières, et regardèrent, je suppose, si elles étaient injectées de sang, mais elles ne l'étaient pas. Enfin ils s'arrêtèrent, ayant tous acquis, je crois, la certitude que je n avais aucune tare ni maladie, et même que j'étais très robuste. Sur ce, le vieux magistrat me fit un discours qui dura près de cinq minâtes, et que les deux autres parurent trouver plein d'à-propos, mais auquel je ne compris rien. Dès qu'il eut fini, ils se mirent à fouiller mon bagage et mes pochés. Cela ne me causa aucune inquiétude, car je n'î'vais pas d'argent sur moi, ni rien dont ils pussent avoir besoin ou dont la perte pût m être sensible. C'est du moins ce que je croyais ; mais je m'aperçus bientôt de mon erreur. D'abord tout se passa bien. Ils parurent très perplexes lorsqa ils trouvèrent ma pipe et me demandèrent avec instances de m'en sr:rvir devant eux. Quand je leur eus montré à quoi elle me servait, ils pa- rurent surpris mais nullement fâchés, et il me sembla qu'ils en aimaient l'odeur. Mais en continuant leurs recherches ils découvrirent ma montre, que j'avais cachée dans la plus secrète de mes poches et que j'avais oubliée quand ils avaient commencé à me fouiller. Dès qu'ils l'eurent vue ils parurent préoccupés et mal à leur aise. PuisHls me la firent ouvrir pour en montrer les rouages ; et quand je l'eus ouverte 42 CHAPITRE VII ils firent paraître beaucoup de mécontentement, ce qui me déconcerta d'autant plus que je ne pouvais pas comprendre en quoi j'avais pu les offenser. Je me souviens qu'au moment où ils l'avaient découverte j avais songé à Paley, et à ce qu'il nous dit, qu'un sauvage, en voyant une montre, conclurait aussitôt que c'était une chose fabriquée. Sans doute ces gens -là n'étaient pas des sauvages, mais j'étais quand même sûr qu'ils arriveraient à cette même conclusion, et je me disais que l'ar- chevêque Paley avait dû être véritablement un homme d'une sagacité extraordinaire, quand je fus arraché à mes réflexions par l'expression d'horreur et d'épouvante qui se répandit sur les traits du magistrat, expression qui me fit croire que ma montre était considérée par lui non comme une chose fabriquée, mais bien plutôt comme le Fabrica- teur et de lui-même et de l'Univers^ ou tout au moins comme l'une des des causes premières de toutes choses. Alors il me vint à l'idée que cette interprétation pouvait aussi faci- lement que l'autre venir à l'esprit d'un peuple ignorant complètement la civilisation européenne, et j'en voulus un peu à Paley de m avoir égaré à ce point. Mais bientôt je m'aperçus que j'avais mal interprété l'expression du visage du m.agistrat, et que ce qu'il éprouvait n'était pas de la crainte, mais de la colère. Pendant deux ou trois minutes il me parla sur un ton sévère et solennel. Puis, se rappelant que cela ne servirait de rien, il donna l'ordre de me conduire, par une enfilade de corridors j dans une vaste salle qui était, comme je l'appris plus tard, le musée de la ville, et où je vis quelque chose qui me surprit infi- niment plus que tout ce que j'avais vu jusque là. r Cette salle était remplie de vitrines contenant toute sorte de curiosités: dès squelettes, des oiseaux et des animaux empaillés, des sculptures en pierre (quelques-unes étaient semblables, en plus petit, aux statues du col) ; mais ce qui occupait la plus grande place dans ce musée, c'étaient des machines de toute espèce, brisées. Les plus grands échantillons avaient urte vitrine pour eux tout seuls et des étiquettes couvertes de caractères que je ne pouvais pas lire. Il y avait des frag- ments de machine à vapeur, tout cassés et rouilles. Dans le tas, je reconnus un cylindre et un piston, un balancier rompu, un morceau d'un arbre de couche qui était posé par terre à côté des restes de la machiné; Il y avait encore Une très vieille voiture dont les roues, à ce que je pus voir malgré la rouille et le délabrement, avaient été origi- nairement construites pour aller sur des rails d'acier. En somme 43 EREWHON il y avait là des fragments d'un grand nombre de nos inventions les plus modernes ; mais ils semblaient tous être vieux de plusieurs siècles, et avoir été placés où ils étaient non pas pour servir de modèles, mais comme curiosités. Ainsi que je l'ai déjà dit, tous étaient endommagés ou cassés. Nous passâmes près d'un grand nombre de vitrines, et enfin nous arrivâmes devant une, dans laquelle se trouvaient plusieurs pendules et deux ou trois vieilles montres. Le magistrat s'y arrêta et, ayant ouvert la vitrine, se mit à comparer ma montre avec les autres. Le mécanisme était différent, mais les deux objets étaient évidemment identiques. Là-dessus il se tourna vers moi et me fit un discours d'un ton grave et plein de reproches, en désignant du doigt à plusieurs reprises les montres de la vitrine et la mienne ; et il ne parut se radoucir un peu que lorsque je lui eus fait signe qu'il valait mieux qu'il prît ma montre et la mît avec les autres. Cela réussit à le calmer un peu. Je dis en anglais (je comptais sur le ton et le geste pour transmettre ma pensée) que, si on avait trouvé sur moi quelque objet de contre- bande, je le regrettais infiniment ; que je n'avais pas eu du tout l'in- tention d'esquiver les droits de douane, et que j'abandonnerais bien volontiers ma montre si, par là, j'expiais mon délit involontaire. Aussitôt il s'apaisa et me parla sur un ton plus doux. Je crois qu'il avait compris que j'avais péché par ignorance ; mais je suis persuadé que ce qui contribua surtout à le calmer, ce fut mon attitude qui, tout en restant très respectueuse, montrait assez que je n'avais nulle- ment peur de lui ; ce fut cette attitude ferme, et aussi le fait que j'avais les cheveux blonds et la peau blanche, comme il l'avait dé}à fait remar- quer par gestes et comme tout le monde l'avait fait remarquer. Plus tard j'appris que le fait d'être blond était considéré comme un très grand mérite, car c'était une des choses les plus rares et qui pro- voquait au plus haut point l'admiration et l'envie à l'égard de toutes les personnes blondes. Quoi qu'il en soit, on me confisqua ma montre ; mais nous avions fait la paix, et je fus reconduit dans la salle où j avais été interrogé. Là, le magistrat me fit un autre discours, après quoi on me conduisit dans un bâtiment voisin qui était, je le vis bientôt, la prison de la ville, mais dans laquelle on me donna un appartement spécial à l'écart des autres prisonniers. Ma chambre contenait un ht, une table, des chaises, une cheminée et une table à toilette. Il y avait une autre porte qui s'ouvrait sur un balcon, avec un escalier qui des- cendait dans un assez grand jardin muré. L'homme qui me conduisit 44 CHAPITRE VII à cette chambre m'exprima par signes que je pouvais descendre et me promener dans le jardm quand je voudrais, et me fit entendre qu'on allait bientôt m'apporter quelque chose à manger. On me permit de garder mes couvertures et les quelques objets que j'avais roulés à l'in- térieur, mais il était clair que je devais me considérer comme prison- nier. Pour combien de temps ? Il m'était impossible de le savoir. Là-dessus cet homme me laissa seul. 45 CHAPITRE HUITIÈME EN PRISON Et alors, pour la première fois, je perdis courage tout à fait. Il me suffira de dire que j'étais sans le sou, et prisonnier dans un pays étranger où je n'avais pas un ami, et parmi un peuple dont je ne connaissais ni les coutumes ni la langue. J'étais a la merci d'hommes avec lesquels je n'avais presque rien de com.mun. Et pourtant, préoccupé comme je l'étais par ma situation extrêmement difficile et douteuse, je ne pouvais m'empêcher de me sentir profondément intéressé par les gens au milieu desquels j'étais tombé. Que signifiait cette salle remplie de vieilles machines, que je venais de voir ? Que signifiait le déplaisir qu'avait témoigné le magistrat en découvrant ma montre ? Ces gens-là avaient fort peu de machines actuellement. Ce fait m'avait frappé à maintes reprises, bien que je n'eusse pas encore passé plus de vingt- quatre heures chez eux. Ils étaient à peu près aussi avancés que des Européens du XII^ ou du XIII^ siècle, certainement pas davantage. Et cependant ils avaient dû avoir, à une certaine époque, la connais- sance la plus complète de nos inventions les plus récentes. Comment se pouvait-il qu'ayant été jadis tellement en avance sur nous ils fussent aujourd'hui en retard d'autant ? Il était évident que ce n'était pas ignorance. Du premier coup ils avaient reconnu ma montre pour une montre, et le soin avec lequel les machines brisées étaient conservées et étiquetées prouvait qu'ils n'avaient pas perdu le souvenir de leur ancienne civilisation. Plus j'y songeais, et moins je comprenais. Mais enfin j'arrivai à la conclusion qu'ils avaient dû exploiter leurs mines de charbon et de fer jusqu'à les épuiser, ou presque, de sorte que l'usage de ces métaux était réservé exclusivement à la plus haute aristocratie. Ce fut l'unique explication que je pus trouver ; et, bien que dans la suite je dusse apprendre que je m'étais complètement trompé, à ce moment j'étais persuadé que c'était la seule explication possible. Il n'y avait pas plus de quatre ou cinq minutes que j'étais arrivé à cette conclusion quand la porte s'ouvrit et qu'une jeune femme fit son entrée avec un plateau et une très appétissante odeur de repas. Je la contemplai avec admiration tandis qu'elle étalait une nappe et 46 CHAPITRE VIII posait sur la table un plat d'apparence savoureuse. En la regardant j*eus l'impression que ma situation avait déjà pris une bien meilleure tournure, car sa vue suffit à me réconforter grandement. Elle n'avait guère plus de vmgt ans, était d'une taille supérieure à la moyenne, vive et vigoureuse et pourtant d'une grande finesse de traits. Ses lèvres étaient charnues et douces, ses yeux brun -foncé étaient frangés de cils longs et recourbés ; ses cheveux bien tressés laissaient son front à découvert ; son temt était vraiment merveilleux ; son corps avait autant de robustesse qu on en peut demander à la plus parfaite beauté féminine, mais pas davantage ; ses mains et ses pieds auraient pu servir de modèles à un sculpteur. Après avoir posé le ragoût sur la table elle se retira en me jetant un regard de pitié ; sur quoi, me rappe-r lant quel est le proche parent de la pitié, je résolus de me faire plaindre un peu plus encore. Quand elle revint avec une bouteille et un verre, elle me trouva assis sur le ht, la figure dans les mains, comme le vivant portrait du désespoir et, comme tous les portraits, assez peu sin- cère. En l'observant entre mes doigts quand elle sortit de la chambre, je vis bien qu'elle était remplie de compassion pour moi. Dès qu'elle eut le dos tourné, je me mis en devoir de manger mon dîner, que je trouvai excellent. Elle revint desservir au bout d'une heure environ ; et avec elle parut un homme qui avait un grand trousseau de clefs pendu à sa ceinture, et dont les allures me prouvèrent qu'il était le geôlier. Je sus plus tard qu'il était le père de la belle créature qui m'avait apporté à dîner. Je ne suis pas plus hypocrite qu'un autre, et j'avais beau faire, je ne pouvais pas paraître bien malheureux. Je m'étais déjà remis de mon abattement, et je me sentais très bien disposé à l'égard de mon geôlier et de sa fille. Je les remerciai de leurs bontés pour moi ; et, bien qu'ils ne pussent me comprendre, ils se regardèrent, et rirent, et bavardèrent, et enfin le brave homme dit je ne sais quoi qui devait être une plaisanterie, car la fille éclata d'un rire joyeux et s'enfuit en courant, laissant son père débarrasser la table. Peu après j'eus un autre visiteur, qui n'était pas aussi avenant, et qui paraissait avoir beaucoup d'estime pour lui-même et très peu pour moi. Il avait un livre sur lui, des plumes et du papier, tout cela d'apparence très an- glaise ; et cependant ni le papier, ni l'impression du livre, ni la reliure, ni les plumes, ni l'encre, n'étaient absolument les mêmes que chez nous. il me fit comprendre qu'il avait pour mission de m'apprendre la 47 EREWHON langue du pays, et que nous allions commencer tout de suite. Cela me fit grand plaisir, d'abord parce que je serais plus à mon aise une fois que je pourrais comprendre et me faire comprendre ; et ensuite parce que je pensais bien que les magistrats ne me feraient pas ap- prendre la langue du pays s'ils avaient l'intention de me trciiter avec cruauté dans la suite. Nous commençâmes sur-le-champ et j'appris les noms de tous les objets qui se trouvaient dans ma chambre, et aussi les nombres et les pronoms personnels. A mon grand regret je m'aperçus que la ressemblance de toutes choses avec leurs équiva- lents européens, que j'avais observée si souvent jusque-là, ne s'éten- dait pas jusqu'au langage ; car il me fut impossible de découvrir la moindre analogie entre celui-ci et n'importe lequel de ceux que je parlais tant soit peu ; ce qui me fit penser que j'étais peut-être en train d'apprendre l'hébreu. Mais je ne puis continuer à tout raconter par le menu. D'ailleurs, mes journées s'écoulèrent dès lors avec une monotonie qui m'aurait pesé sans la société d'Yram, la fille du geôlier, qui s'était prise d'une grande sympathie pour moi, et qui me traitait avec beaucoup de bien- veillance. L'homme venait tous les jours m 'enseigner la langue du pays ; mais mon véritable dictionnaire et ma vraie grammaire, c'était Yram, et je les étudiais si bien que je fis des progrès extraordinaires, étant devenu capable, au bout d'un mois, de comprendre presque tout ce que j'entendais dire à Yram et à son père. Mon professeur se montra fort satisfait, et me dit qu'il ferait aux autorités un rapport très favo- rable. Sur ce, je lui demandai s'il savait ce qu'on avait l'intention de faire de moi. Il me dit que mon arrivée avait provoqué une grande émotion dans tout le pays, et qu'on me garderait étroitement prison- nier jusqu'à l'arrivée des instructions du Gouvernement. Il me dit que la seule chose qui gâtait mon affaire, c'est qu'on m'avait trouvé en possession d'une montre ; et lorsque, ensuite, je lui demandai comment cela se faisait, il me raconta une longue histoire à laquelle, à cause de ma connaissance imparfaite de la langue, je ne compris rien du tout, sinon que c'était un délit extrêmement grave, presque aussi grave (du moins c'est ce que je crus lui entendre dire) que d'avoir la fièvre typhoïde. Mais il ajouta qu'il pensait que mes cheveux blonds me sauveraient. J'avais la permission de me promener dans le jardin. Le mur était très élevé, et j'imaginai de jouer à une espèce de jeu de balle au mur, avec les mains seules, exercice qui m'empêcha de souffrir de ma réclu- 48 Cti^PITRE VIII sion ; mais c'était vraiment stupide que d'être forcé de jouer tout seul. Au bout d'un certain temps les gens de la ville et des environs commen- cèrent à importuner mon geôlier pour qu'il leur permît de me voir, et il le leur permit, moyennant de bons pourboires. Ces gens se mon- trèrent aimables à mon égard ; même trop, car ils avaient tendance à me traiter comme une célébrité, chose qui m'était odieuse. Du moins, c'étaient surtout les femmes qui me traitaient ainsi ; mais elles devaient prendre garde à Yram, qui était une jeune personne d'un naturel jaloux, et qui veillait de près sur moi et sur mes visiteuses. Toutefois j'avais tant d'amitié pour elle, et je dépendais si complète- ment d'elle pour presque tout ce qui me rendait la vie facile et agréable, que je pris grand soin de ne pas la contrarier, et nous demeurâmes d'excellents amis. Les hommes étaient bien moins curieux et je ne crois pas qu'ils seraient venus de leur propre mouvement, si les femmes ne les avaient amenés pour leur servir d'escorte. J'étais charmé de leur belle prestance et de leurs façons cordiales et pleines de bon- homie. Ma nourriture était simple mais toujours variée et saine, et le bon vm rouge était admirable. J'avais découvert dans le jardin une espèce d'herbe que je faisais exsuder en tas et que je séchais ensuite, et j'ob- tenais de la sorte une manière de tabac. Ainsi donc, grâce à Yram, à l'étude de la langue du pays, aux visites, à la balle au mur dans le jardin, à ma pipe et à mon lit, le temps passait plus vite et plus agréa- blement que je n'aurais cru. Je me fabriquai aussi une petite flûte ; et comme je ne suis pas un trop mauvais exécutant, je m'amusais de temps en temps à jouer des morceaux d'opéras et des airs tels que : where and oh where et Home, sweet home. Cela me faisait grandement valoir, car les gens du pays ne connaissaient pas la gamme diatonique et pouvaient à peine croire leurs oreilles lorsqu'ils entendaient quelques- unes de nos mélodies les plus ordinaires. Souvent aussi ils me fai- saient chanter, et rien ne m'était plus facile que de remplir de larmes les yeux d'Yram en chantant : Villikins et sa Dinah, Billy Taylor, La fille de lattrapeur de rats et toutes les chansons dont je pouvais nae sou- venir. Deux ou trois fois j'eus des discussions avec eux parce que je refu- sais de rien chanter le dimanche (je tenais compte des jours dans mon calepin) si ce n'est des chants religieux et des airs d'hymnes. J'ai le regret de dire que j'avais oublié les paroles des hymnes et que c'est pour cela que je ne chantais que les airs. Mes visiteuses semblaient 49 4 EREWHON n*avoir guère ou même pas du tout de sentiment religieux, et on eût dit qu'elles n'avaient jamais entendu même parler de l'institution divine du Sabbat ; en sorte qu'elles attribuaient mon observance du repos dominical à un accès de morosité qui me prenait régulièrement tous les sept jours. Mais elles étaient très tolérantes, et l'une d'elles me dit fort aimablement qu'elle savait combien il était impossible de s'empêcher d'être morose parfois, mais qu'elle pensait que je ferais bien de consulter quelqu'un si cela devenait plus sérieux. Je ne parvins pas à comprendre cet avis, mais je fis semblant de le recevoir comme si c'eût été chose toute naturelle. Une seule fois Yram me traita d'une manière à la fois méchante et déraisonnable ; du moins j'en jugeai ainsi à ce moment-là. Voici comment la chose se passa : j'avais joué à la balle au mur dans le jardin et j'avais pris trop chaud : malgré la fraîcheur du temps, — car l'au- tomne touchait à sa fin et Lieu-Froid (c'est la traduction du nom de la ville où j'étais en prison) était à trois mille pieds d'altitude, — j'avais quitté ma veste et mon gilet pour jouer, et je pris un sérieux refroi- dissement en me reposant trop longtemps en plein air sans me couvrir. Le lendemain j'avais un gros rhume et me sentais vraiment très souf- frant. Peu habitué à être même légèrement malade, et me disant que ce serait charmant de me faire choyer et dorloter par Yram, je ne fis assurément aucun effort pour paraître moins souffrant que je ne l'étais ; même, je me souviens que je mis les choses au pis, et m'entêtai à me considérer comme un vrai malade. Quand Yram m'apporta mon déjeuner je me plaignis assez piteusement de mon malaise, m'at- tendant à recevoir les expressions de sympathie et d'encouragement que m'auraient données, chez moi, ma mère et mes sœurs. Mais pas du tout. Elle s'emporta aussitôt, et me demanda ce que cela signifiait, et comment j'osais me risquer à parler d'une telle chose, surtout quand je savais dans quel lieu je me trouvais. Elle avait bien envie de le dire à son père ; la seule chose qui la retenait, c'était qu'elle craignait que les conséquences ne fussent trop graves pour moi. Elle parlait avec tant d'indignation et de fermeté, et sa colère était si évidemment sin- cère, que j'en oubliai aussitôt mon rhume, et la priai d'aller tout de suite le dire à son père si elle en avait envie, ajoutant que je n'avais nullement l'intention de me faire protéger par elle contre quoi que ce fût. Puis, me radoucissant, — après lui avoir dit tout ce que je pus trouver de plus acerbe, — je lui demandai qu'est-ce que j'avais fait de mal, et lui promis de me corriger dès que je le saurais. Elle vit que 50 CHAPITRE VIII mon ignorance n'était pas feinte et que je n'avais pas eu l'intention de la traiter malhonnêtement ; et là-dessus il me fut révélé que la maladie, de quelque nature qu'elle fût, était considérée en Erewhon, comme immorale et criminelle au premier chef, et que même pour avoir pris froid, j'étais exposé à comparaître devant les magistrats et à m'entendre condamner à la prison pbur une longue période de temps. Cette déclaration eut pour effet de me rendre muet d'éton- nement. Je poursuivis la conversation aussi bien que me le permettait mon imparfaite connaissance de la langue, et j'aperçus confusément quelle était l'attitude d'Yram à l'égard des maladies ; mais même alors je ne la compris pas bien. D'ailleurs je n'avais encore aucune idée des autres extraordinaires perversions d'esprit qui existaient chez les Erewhoniens, mais avec lesquelles j'allais bientôt me familiariser. Aussi ne vais -je rien dire ce de qui se passa entre nous à cette occasion, sinon que nous fîmes la paix et qu'elle m'apporta en cachette un verre d'eau et d'alcool bien chaud avant de me coucher et un tas de couvertures supplémen- taires, et que le lendemain matin j'étais guéri. Je ne me rappelle pas m être jamais débarrassé d'un rhume en moins de temps. Cet incident m'expliqua bien des choses qui jusqu'alors m'avaient étonné. J'appris que les deux hommes qui avaient comparus devant les magistrats le jour de mon arrivée dans le pays, avaient été arrêtés pour mauvaise santé, et condamnés à une longue détention avec tra- vaux forcés. Ils étaient en train d'expier leur crime dans cette même prison, et le lieu où ils se promenaient était une cour séparée de mon jardin par le mur contre lequel je lançais mes balles. Cela m'expliquait les bruits de toux et les plaintes que j'avais souvent entendus derrière le mur. Il était haut et je n'avais pas osé y grimper dans la crainte d être vu du geôlier, qui aurait pu croire que j'essayais de m 'évader ; mais je m'étais souvent demandé quelle sorte de gens il y avait de l'autre côté, et j'avais voulu le demander au geôlier. Mais je le voyais rarement, et avec Yram j'avais bien d'autres sujets de conversation. Un second mois passa vite, pendant lequel je fis tant de progrès dans la langue que je pouvais comprendre tout ce qu'on me disait et m exprimer avec assez d'aisance. Mon professeur déclara qu'il était émerveillé de mes progrès. J'eus grand soin de les attribuer à la peine qu'il s'était donnée et à l'admirable méthode selon laquelle il 51 EREWHON m'expliquait tout ce qui me paraissait difficile. Ainsi nous devînmes très bons amis. J'avais de plus en plus de visiteurs. Dans le nombre il y en avait, hommes et femmes, qui me charmaient infiniment par leur simplicité, leur manque absolu de vanité, leurs manières agréables et vives, et enfin, et surtout, par leur extrême beauté. 11 y en avait d'autres, moins bien élevés, mais quand même de bonne mine et d'un commerce agréable. D'autres enfin n'étaient que des poseurs. Au bout du troisième mois, le geôlier et mon professeur vinrent ensemble me faire visite et me dirent que les instructions du Gouver- nement étaient arrivées. Leur teneur était que, si ma conduite avait été satisfaisante et avait paru en général raisonnable, et si on ne pou- vait avoir aucun soupçon touchant ma santé et ma vigueur corporelles ; et s'il était bien vrai que mes cheveux étaient blonds, mes yeux bleus et mon teint clair; il fallait m'envoyer immédiatement à la capitale pour que le Roi et la Reine pussent me voir et s'entretenir avec moi. Mais quand je serais là-bas, on me rendrait ma liberté, et je toucherais une pension suffisante pour mes besoins. Mon professeur me dit encore qu'un des plus grands négociants m'avait envoyé une invitation à descendre chez lui et à me considérer comme son hôte aussi longtemps que je voudrais. « C'est un homme charmant ^\ poursuivit-il, « mais il a souffert terriblement d'une (il prononça un mot très long que je ne pus saisir tout à fait, mais qui était beaucoup plus long que « kleptomanie ») et il est à peine remis d'avoir escroqué d'une grosse somme d argent dans des circonstances particulièrement pénibles. Mais il est mainte- nant hors d'affaire, et les redresseurs disent que sa guérison a été véri- tablement merveilleuse. Je suis sûr que vous l'aimerez. » 52 CHAPITRE NEUVIÈME VERS LA CAPITALE Sur ces mots le brave homme sortit de ma chambre avant que j'eusse trouvé le temps d'exprimer l'étonnement que me causait pareil langage dans la bouche de quelqu'un qui semblait être un membre respectable de la société. « D'avoir escroqué une grosse somme d'argent dans des circonstances particulièrement pénibles ! » m'écriai-je à part moi, « et me demander d'aller passer quelque temps chez lui ! Je n'en ferai rien ; ce serait me compromettre dès mon arrivée aux yeux de tous les honnêtes gens, et anéantir toutes^mes chances, soit de les convertir s'ils sont les tribus perdues d'Israël, soit de tirer d'eux un profit matériel s'ils ne les sont j:as ! Non, je feiai n'importe quoi plutôt que d'accepter cette invitation )\ Et quand je revis mon profes- seur je lui avouai que la proposition qu'il m'avait faite ne me disait rien qui vaille, et que je n'en voulais plus entendre parler. En effet, grâce à mon éducation et à l'exemple de mes parents et aussi, je l'espère, dans une certaine mesure, grâce à mon instinct inné, j'ai une aversion très sincère pour toutes les pratiques déloyales en matière d'argent, bien que personne n'ait plus que moi le respect de l'argent, pourvu qu'il soit honnêtement gagné. Ma réponse le surprit grandement et il me dit que je serais bien sot de persister dans mon refus. « M. Nosnibor, poursuivit-il, est un homme d'au moins 500.000 HP, » (en effet les Erewhoniens comptent et classent les hommes selon le nombre de livres qu'ils sont assez riches pour soulever et, d'une manière plus rapide, par chevaux-vapeur) ; « et il tient une table excel- lente. De plus, ses deux filles comptent parmi les plus belles femmes d'Erewhon ». Tout cela, je l'avoue, ébranla fort ma résolution, et je demandai s il jouissait d'une certaine considération dans la meilleure société. « Assurément «, me fut-il répondu ; « il est l'homme le plus haut placé de tout le pays. » 1^ Et il me dit qu'à la façon dont je m'exprimais on aurait pu croire que la personne qui m'offrait l'hospitalité avait eu la jaunisse ou une 53 (( EREWHON pleurésie, ou qu'il avait eu des malheurs, et que je redoutais la conta- gion. « Je ne crains pas beaucoup la contagion ^\ dis-je, perdant patience ; mais j'ai quelque souci de ma réputation ; et lorsque je sais qu'un homme s'approprie injustement l'argent des autres, soyez certain que je me tiens aussi loin de lui qu'il m'est possible. S'il était malade ou pauvre... » « Malade ou pauvre ! )^ interrompit le professeur, d'un air tout alarmé ; « voilà donc quelles sont vos notions sur les convenances sociales ! Vous voudriez fréquenter les plus bas criminels et cependant vous trouvez qu'une simple escroquerie constitue un obstacle à des relations amicales. Je ne vous comprends pas. ^> « Mais moi-même je suis pauvre. » « Vous l'étiez », dit-il ; « et vous étiez de ce fait passible d'un châ- timent sévère. Et même, au conseil qui a été tenu pour examiner votie cas, ce fait a bien failli vous attirer ce que je considérerais moi-même comme une punition bien méritée » (car il se mettait en colère et je l'étais aussi), « mais la curiosité de la Reine était si grande, et elle avait un si pressant désir de vous voir, qu'elle a supplié le Roi et a obtenu qu'il vous pardonnât et vous octroyât une pension en considé- ration de votre teint méritoire. C'est heureux pour vous qu'il n'ait pas entendu ce que vous venez de dire, car il aurait certainement sup- primé la pension. » Mon cœur se serra en entendant ces paroles. Je sentis à quel point ma position était difficile, et combien c'était mal à moi de heurter de front les usages établis. Je me tus pendant un moment, puis je dis que je serais heureux d'accepter l'invitation de l'escroc ; sur quoi mon professeur s'épanouit et me dit que j'étais un homme d'esprit. Mais j'étais fort mal à mon aise. Quand il eut quitté ma chambre, je songeai à la conversation que nous venions d'avoir, mais je n'en pus rien conclure, sinon qu'elle prouvait une perversion morale plus grande encore que celle que je m'étais attendu à trouver. Et cela m'accabla ; car je ne puis supporter d'avoir des rapports fréquents avec des gens qui pensent autrem.ent que moi. Toutes sortes d'idées passaient et repassaient dans ma tête. Je songeai à la cabane de mon maître, et à la place où je m'asseyais sur le flanc de ma montagne, et où j'avais eu pour la première fois l'idée folle d'explorer le pays. Il me semblait que des années et des années avaient passé depuis que j'avais commencé mon voyage. 54 CHAPITRE IX Les aventures que j'avais eues pendant mon passage dans le défilé et au cours de mon voyage jusqu'ici me revinrent en mémoire et je pensai à Chowbok. Je me demandai ce que Chowbok leur avait dit de moi en rentrant. Ah certes, Chowbok avait bien fait de rentrer. 11 n'était pas beau ; il était même affreux ; et ça n'aurait pas bien marché pour lui, ici. Le crépuscule venait, et la pluie battait les vitres. Jamais je ne m'étais senti si malheureux, excepté pendant trois jours de mal de mer au commencement de ma traversée en venant d'Angleterre, Je restai assis à rêvasser, plongé dans une grande tristesse, jusqu'à ce qu'Yram parut avec une lumière et le souper. Elle aussi, pauvre enfant, était triste ; car elle avait appris que j'allais les quitter. Elle s'était figurée que je resterais toujours dans la ville, même après ma libération ; et je crois bien qu'elle s'était mis en tête de m'épouser, bien que je n'eusse jamais fait la moindre allusion à cela. Toutes ces choses : la conversation singulière et pénible que j'avais eue avec mon professeur, la solitude et l'abandon où je me trouvais, et la tristesse d'Yram, m'avaient plongé dans un accablement que je ne saurais décrire, et je demeurai en cet état jusqu'à ce que je me couchai et que le sommeil ferma mes paupières. Au réveil, le lendemain matin, j'allais beaucoup mieux. Il était convenu que je partirais dans un véhicule qui viendrait me prendre vers onze heures, et l'idée que j'allais voir du nouveau me mit dans une joie que même la figure en larmes d'Yram put à peine gâter. Je l'embrassai bien des fois, l'assurai que nous nous re verrions, et que d'ici là, je ne cesserais pas de me souvenir de ses bontés. Je lui donnai deux des boutons de ma veste et une mèche de mes cheveux comme souvenirs, et pris en échange une riche boucle de sa belle chevelure ; puis, après lui avoir dit mille fois au revoir, si bien que je me sentais tout ému de sa grande douceur et de son chagrin, je m'arrachai à elle et descendis vers la calèche qui m'attendait. Comme je fus heu- reux quand tout cela fut fini et que la voiture m'emporta loin de sa vue ! Mais comme je l'aurais été davantage si la voiture avait pu m 'emporter loin de son cœur aussi ! Je prie le ciel qu'il en soit ainsi maintenant, et qu'elle se soit mariée, pour son bonheur, avec un homme de sa race, et qu'elle m'ait oublié ! Alors commença un long et ennuyeux voyage, dont j'épargnerais volontiers le récit au lecteur si j'en avais l'occasion. Mais qu'il se ras- sure, et c«la pour la bonne raison que j'eus les yeux bandés pendant la plus grande partie du trajet. Chaque matin on me mettait un bandeau 55 EREWHON sur les yeux, qu'on ne m'enlevait qu'au soir en arrivant à l'auberge où nous devions passer la nuit. Nous voyagions lentement, bien que les routes fussent bonnes. Nous n'avions qu'un cheval, qui nous con- duisait pendant toute la journée de voyage, du matin au soir, six heures de route environ, sans parler d'un repos de deux heures au milieu du jour. Je ne crois pas que nous ayons fait plus de cinquante à cin- quante-cinq kilomètres par jour en moyenne. Chaque matin nous avions un nouveau cheval. Comme je l'ai déjà dit, je ne vis rien du pays. Tout ce que je sais c'est qu'il était plat et que plusieurs fois nous eûmes à traverser en bac de larges rivières. Les auberges étaient propres et confortables. Dans une ou deux des plus grandes villes elles étaient tout à fait luxueuses et la nourriture y était bonne et bien préparée. Partout je retrouvais la même grâce et la même beauté. J'étais un grand objet de curiosité pour le public ; à tel point que le cocher me dit qu'il devait garder notre itinéraire secret, et quelque- fois passer par des lieux qui n'étaient pas sur notre route directe, afin d'éviter la foule qui sans cela nous aurait attendus. Chaque matin ]e donnais audience, et je fus bientôt excédé d'avoir à dire cent fois les mêmes choses en réponse aux mêmes questions ; mais il était impossible d'en vouloir à des gens dont les manières étaient si char- mantes. Pas une seule fois il ne m'interrogèrent sur ma santé, pas même pour me demander si le voyage me fatiguait ; mais leur pre- mière question était presque toujours pour savoir de quelle humeur j'étais, demande dont la naïveté m 'étonnait, jusqu'à ce que j'y fus habitué. Un jour, comme j'étais fatigué et que j'avais froid, et que j'étais las de dire et de redire toujours les mêmes choses, je me retournai brusquement vers celui qui m'interrogeait et lui dis que j'étais furieux et que je ne pouvais guère être de plus mauvaise humeur contre moi- même et contre tout le monde que je l'étais en ce moment. A ma grande surprise, je reçus les plus aimables expressions de condo- léances, et j'entendis qu'on se répétait, dans la salle, que j'étais en colère ; sur quoi les gens se mirent à m 'offrir de bonnes choses à sentir et à manger, et qui paraissaient bien avoir quelques propriétés adou- cissantes pour l'humeur, car bientôt je me sentis plus gai, et à l'instant même on me félicita sur ma guérison. Le lendemain matin deux ou trois personnes envoyèrent leurs domestiques à mon hôtel, avec des bonbons, pour me demander si j'étais bien remis de ma mauvaise humeur. En recevant les sucreries 56 CHAPITRE IX je fus presque tenté de me mettre en colère tous les soirs ; mais les condoléances et les questions m*importunaient, et je trouvai qu'il m'était beaucoup plus commode de conserver mon tempérament naturel qui est en général assez égal. Parmi mes visiteurs quelques-uns avaient reçu une éducation libé- rale dans les Collèges de Déraison, et avaient obtenu les plus hauts diplômes d'Hypothétique, science qui fait le fond de leurs études. Ces messieurs avaient depuis embrassé diverses carrières en province, et étaient devenus redresseurs, directeurs et caissiers de Banques Musicales, prêtres de la religion, que sais-je..., et, portant avec eux leur instruction, ils répandaient un levain de culture dans toute la nation. Naturellement je les interrogeai sur la plupart des choses qui m'avaient étonné depuis mon arrivée. Je leur demandai quel était l'objet et la signification des statues que j'avais vues sur le plateau au sommet du col. On me dit qu'elles dataient d'une époque très reculée et qu'il existait plusieurs autres groupes pareils dans le pays, mais que celui que j'avais en était le plus remarquable. Ils étaient d'origine religieuse et avaient été imaginés pour apaiser les dieux de la laideur et de la maladie. Dans les temps anciens, il avait été d'usage de faire des expéditions de l'autre côté des chaînes, et de cap- turer les plus laids des ancêtres de Chowbok qu'on pouvait trouver, afin de les égorger en présence de ces divinités et d'écarter, par ce moyen, la laideur et la maladie des Erewhoniens eux-mêmes. On avait fait courir le bruit (mais celui qui me donnait ces renseignements m'affirma que ce bruit était faux) que plusieurs siècles auparavant les Erewhoniens avaient même sacrifié certains de leurs propres compatriotes qui étaient laids ou malades, afin d'en faire des exemples. D ailleurs ces détestables usages avaient été abandonnés, et cela depuis longtemps. De même aussi, le culte des statues n'existait plus. J'eus la curiosité de demander ce qu'on ferait à quelqu'un de la tribu de Chowbok s'il pénétrait en Erewhon. On me dit que personne ne le savait, attendu que ce cas ne s'était pas présenté depuis des siècles. Ils seraient trop laids pour qu'on les laissât en liberté ; mais pas assez pour tomber sous le coup de la loi. La faute qu'ils auraient commise en pénétrant en Erewhon serait morale ; mais l'art des redresseurs ne pourrait rien pour eux. Probablement, on les confierait à l'Hôpital des Ennuyeux Incurables, et on les ferait travailler à être ennuyés, pendant un nombre déterminé d'heures chaque jour, par les pensionnaires erewhoniens de l'hôpital, qui supportent très diffi- 57 EREWHON cilement d'être ennuyés les uns par les autres, mais qui mourraient bientôt s'ils n'avaient personne à ennuyer : en somme on les garde- rait pour en faire des Ennuyés de profession. En apprenant cela, il me vint à l'esprit que les gens de la tribu de Chowbok avaient peut- être entendu confusément parler du sort qui les attendrait en Erev^hon ; car l'horreur et l'épouvante de Chowbok avaient été trop grandes pour n'être inspirées que par la crainte d'être brûlé vif devant les statues. Je les interrogeai aussi sur le Musée des vieilles machines et sur la cause du recul apparent de tous les arts, sciences et inven- tions ; et j'appris qu'il y avait environ quatre cents ans les sciences mécaniques étaient bien plus avancées que chez nous, et progressaient avec une rapidité prodigieuse, lorsqu'un des plus savants professeurs d'hypothétique écrivit un livre extraordinaire (dont j'ai l'intention de donner des extraits plus loin) où il prouvait que les machines finiraient par supplanter la race humaine et par acquérir une vitalité aussi différente de celle des animaux, et aussi supérieure à celle des animaux, que celle des animaux est différente de celle des végétaux et lui est supérieure. Ses raisonnements, ou plutôt ses déraisonnements, sur cette matière, furent si convaincants qu'il entraîna tout le pays dans son parti, et qu'on fit maison nette de toutes les machines dont l'invention ne remontait pas au delà des deux cent soixante-et-onze dernières années, limite qu'on parvint à fixer à la suite d'une série de compromis. Toute espèce de perfectionnements ou d'inventions furent strictement prohibés sous peine, pour l'inventeur, d'être consi- déré, au point de vue de la loi, comme atteint de fièvre typhoïde, ce qui est regardé comme le pire de tous les crimes. C'est là le seul cas où ils ont confondu les maladies de l'esprit et celles du corps, et même dans ce cas ils ne le font que par une fiction légale reconnue comme telle. L'affaire de ma montre me revint alors à l'esprit, et je témoignai de l'inquiétude ; mais ils me rassurèrent en m'affirmant qu'une faute de cette espèce était maintenant tellement rare que les lois pouvaient se permettre quelque indulgence à l'égard d'un étranger venu de si loin, surtout d'un étranger d'une telle intégrité (physique naturelle- ment) et qui avait de si beaux cheveux blonds. De plus la montre était une vraie curiosité et allait être une précieuse acquisition pour le Musée de la capitale. C'est pourquoi, à leur avis, je n'avais pas besoin de me tourmenter à ce sujet. 38 CHAPITRE IX Mais i*ai Tintention de traiter plus à fond cette question quand je m'occuperai des Collèges de Déraison et du Livre des Machines. Environ un mois après notre départ on me prévint que notre voyage touchait à sa fin. Dès lors on ne me mit plus de bandeau, car il parais- sait impossible que je fusse jamais capable de m 'enfuir sans être repris. Nous roulâmes joyeusement par les rues d'une belle ville, au sortir de laquelle nous nous engageâmes sur une longue route large et unie, bordée de peupliers de chaque côté ; elle était légèrement élevée au-dessus de la campagne qu'elle traversait, et elle avait été jadis une voie ferrée. Les champs à droite et à gauche étaient admira- blement cultivés, mais on avait déjà fait la moisson et la vendange. Le temps s'était refroidi plus vite que la marche de la saison ne sem- blait le comporter ; d'où je conclus que nous avions dû nous éloigner du soleil, et que nous nous trouvions de quelques degrés plus loin de l'équateur qu'à notre point de départ. Même ici la végétation montrait que le climat était chaud, ce qui n'empêchait pas que les habitants fussent doués d'une grande vigueur : au contraire, c'était une race robuste et capable de résister à de dures fatigues. Pour la centième fois je fis cette remarque que, dans l'ensemble, je n'avais jamais vu leurs égaux en beauté physique ; et ils paraissaient aussi bons qu'ils étaient robustes. La plupart des fleurs étaient passées, mais leur absence était en quelque sorte compensée par l'abondance des fruits qui étaient délicieux et ressemblaient beaucoup aux figues, pêches et poires d'Italie et de France. Je ne vis aucun animal sauvage, mais il y avait beaucoup d'oiseaux et très voisins des espèces européennes ; mais non plus apprivoisés, comme de l'autre côté des chaînes. On les tirait à l'arc et aux flèches, la poudre n'étant pas connue, ou du moins pas en usage. Nous approchions de la capitale, et je découvrais de grandes tours, des fortifications et de hauts bâtiments qui ressemblaient à des palais. Je commençai à me demander avec inquiétude comment on allait me recevoir, mais jusqu'ici tout s'était bien passé, et je résolus de persé- vérer dans ma ligne de conduite, c'est-à-dire d'agir comme si j'étais en Angleterre, jusqu'à ce que je m'aperçusse que j'avais commis une bévue, et dans ce cas, de ne rien dire jusqu'à ce que j'eusse reconnu d'où soufflait le vent. Nous approchions de plus en plus. La nouvelle de mon arrivée s'était répandue, et une foule épaisse, des deux côtés de la route, me saluait avec des signes de la plus respectueuse curiosité, 59 EREWHON m*obligeant à m'incliner sans cesse à droite et à gauche pour les remercier. Quand nous fûmes à deux kilomètres environ de la capitale nous fûmes accueillis par le Maire et plusieurs Conseillers, parmi lesquels se trouvait un vénérable vieillard qui me fut présenté par le Maire (car il me semble que c'est ainsi qu'il faut l'appeler) comme le person- nage qui m'avait invité à descendre chez lui. Je saluai très bas et lui dis à quel point je me sentais son obligé, et avec quel plaisir j'acceptais son hospitalité. Il me défendit d'en dire plus, et, montrant sa voiture qui se trouvait tout près de là, me fit signe d'y prendre place. Pour la seconde fois je m'inclinai profondément devant le Maire et les Conseillers et m'en allai avec mon hôte, qui s'appelait Sénoj Nosnibor. Au bout de deux kilomètres environ, la voiture quitta la grand'route. et, contournant les murs de la ville, nous arrivâmes à un palazzo construit sur une légère éminence, à l'extrême limite de la ville. C'était la demeure de Sénoj Nosnibor, et on ne peut rien imaginer de plus beau. Elle était située près des ruines superbes et vénérables de l'an- cienne gare, qui formaient, vues des jardins de la maison, un spectacle imposant. Le terrain sur lequel la maison était bâtie, d'une étendue de dix ou douze acres, était planté en jardins disposés en terrasses, l'une au-dessus de l'autre, avec de larges escaliers pour monter et descendre la pente. Le long de ces gradins étaient dressées des statues d'un art admirable. Près des statues il y avait des vases garnis de différents arbustes que je voyais pour la première fois, et de chaque côté des escaliers s'étendaient des rangées de cyprès et de vieux cèdres, sépa- rées par de longues pelouses. Au delà on voyait des clos de vigne de choix et des vergers aux arbres chargés de fruits. On avait accès à la maison elle-même par une cour d'honneur entourée d'un portique sur lequel s'ouvraient les appartements, comme à Pompéi. Il y avait, au milieu de la cour, une piscine et une fontaine. Ayant traversé cette cour nous arrivâmes au principal corps de bâti- ment, haut de deux étages. Les pièces étaient grandes et hautes de plafond. Peut-être, au premier coup d'œil, paraissaient-elles un peu nues ; mais les gens des climats chauds préfèrent en général les pièces nues aux pièces remplies de meubles qu'aiment les gens des climats plus froids. Je remarquai aussi l'absence d'un piano à queue ou de quelque instrument de ce genre, car il n'y avait aucun moyen de faire de la musique dans aucune des pièces, sauf dans le grand salon, où 60 CHAPITRE IX se trouvaient une douzaine de grands gongs de bronze, sur lesquels les dames se mettaient parfois à taper au hasard. Il n'était pas agréable de les entendre ; mais j'ai entendu de la musique aussi mauvaise que celle-là avant mon voyage à Erewhon, et aussi depuis. M. Nosnibor me fit traverser plusieurs grandes salles au bout des- quelles nous trouvâmes un boudoir où se tenaient sa femme et ses filles. Mon professeur m'avait déjà parlé d'elles. Madame Nosnibor avait environ quarante ans, elle était encore belle, mais elle était deve- nue très grosse. Ses filles étaient dans tout l'éclat de l'adolescence et d'une beauté délicieuse. Presque dès l'abord je donnai la préférence à la plus jeune, qui s'appelait Arowhéna ; car l'aînée était hautaine, tandis que la cadette avait des manières très engageantes. Madame Nos- nibor me reçut avec une politesse parfaite et il eût fallu que je fusse bien timide et ombrageux pour ne pas me sentir tout de suite à mon aise. A peine la cérémonie de ina présentation était-elle terminée, qu un domestique annonça que le dîner était servi dans la pièce voi- sine. J'étais affamé, et le dîner était au-dessus de tout éloge. Aussi le lecteur ne sera pas surpris si je lui avoue que je me trouvais extrême- ment satisfait de mes hôtes. « Quoi, cet homme que voici a détourné de l'argent ? « pensais-je ; « non ce n'est pas possible ! » Mais je remarquai que M. Nosnibor était mal à son aise pendant le repas et qu'il ne mangeait rien qu'un peu de pain et de lait. Vers la fin du dîner parut un grand homme maigre avec une barbe noire, et mes hôtes l'accueillirent avec beaucoup de civilités : c'était le redres- seur de la famille. M. Nosnibor s'enferma dans une autre chambre avec ce personnage, et bientôt nous parvint, à travers la porte, un bruit de coups de fouet et de gémissements. J'en pouvais à peine croire mes oreilles, mais au bout d'un instant j'appris à n'en pas douter que cas plaintes étaient poussées par M. Nosnibor lui-même. « Pauvre papa >>, dit Arowhéna, en prenant tranquillement du sel, (^ par quelles souffrances terribles il a passé ! » « Oui )>, répondit sa mère, « mais je pense qu'il est hors de danger maintenant. » Alors elles m'expliquèrent en détail la maladie et le traitement que le redresseur avait prescrit et tout le succès qu'il en avait eu, — toutes choses que je garde pour un autre chapitre et que je préfère exposer sous la forme d'un résumé général des opinions des Erewhoniens sur ces matières, plutôt que de rapporter les paroles exactes dont mes 61 EREWHÔN hôtesses se servirent pour me les apprendre. Toutefois le lecteur est instamment prié de croire que non seulement dans le prochain cha- pitre mais aussi dans les suivants, je me suis efforcé de ne m'écarter en rien de la plus stricte vérité, et que je n'ai pas une seule fois volon- tairement dénaturé les opinions et les usages, bien que j'aie pu quelque- fois n*en pas saisir tous les rapports. J 62 CHAPITRE DIXIÈME OPINIONS COURANTES Voici donc ce que j'appris. Dans ce pays, si un homme tombe malade ou contracte une maladie quelconque, ou s'affaiblit physique- ment d'une manière quelconque avant soixante-dix ans, il comparaît devant un jury composé de ses concitoyens, et s'il est reconnu coupable il est noté d'infamie et condamné plus ou moins sévèrement selon les cas. Les maladies sont classées en crimes et délits comme les viola- tions de la loi chez nous : on est puni très sévèrement pour une maladie grave, tandis que l'affaiblissement de la vue ou de l'ouïe quand on a plus de soixante-cinq ans et qu'on s'est toujours bien porté jusque-là, n'est sujet qu'à une amende ou, à défaut de paiement, à la prison. Mais si un homme contrefait un chèque ou met volontairement le feu à sa maison, ou s'il vole avec effraction, ou s'il commet toute autre action qui est considérée comme un crime chez nous, dans tous ces cas, ou bien il est mis à l'hôpital et très bien soigné aux frais du public, ou bien, s'il en a les moyens, il fait savoir à ses amis qu'il vient d'être pris d'un violent accès d'immoralité, exactement comme nous faisons quand nous sommes malades, et alors ses amis viennent le voir, pleins de sollicitude, et lui demandent avec intérêt comment cela l'a pris, quels ont été les premiers symptômes, et ainsi de suite, questions auxquelles il répond avec une entière franchise ; car une mauvaise conduite, bien que regardée comme quelque chose d'aussi digne de pitié que la maladie l'est pour nous, et comme l'indication certaine d un dérangement grave chez la personne qui se conduit mal, est pourtant considérée uniquement comme le résultat d une mal- chance antérieure ou postérieure à la naissance. Mais le plus étrange de cette affaire c'est que, tout en attribuant les fautes morales à de la malchance soit dans le tempérament qu'on a, soit dans le milieu où on a été élevé, ils refusent d'admettre la mal- chance comme circonstance atténuante dans certains cas qui en Angle- terre n'éveilleraient que de la sympathie ou de la pitié. Tout espèce de guignon, ou même le fait d'avoir été victime d'autrui, est consi- déré comme une faute contre la société, attendu que ces choses mettent 63 EREWHON mal à leur aise les personnes qui en entendent parkr. Ainsi donc, le fait de perdre sa fortune, ou de perdre un ami très cher qui vous rendait de grands services, est puni presque aussi sévèrement qu'un délit physique. A vrai dire, si différentes que soient ces idées des nôtres, on trouve des traces d'opinions analogues même dans l'Angleterre du XIX^ siècle. Si quelqu'un a un abcès, le médecin dit qu'il contient des humeurs « viciées «, et les gens disent qu'ils ont du « mal » à un doigt ou une « mauvaise » jambe, ou bien qu'ils se sentent « mal » partout, alors qu'ils veulent simplement dire qu'ils sont malades. Chez les nations étrangères on peut encore plus clairement relever des opinions érewho- niennes. Par exemple, les Mahométans, aujourd'hui encore mettent leurs femmes en prison dans des hôpitaux, et les Maoris de la Nouvelle- Zélande punissent n'importe quelle infortune en pénétrant de force chez celui qui en a été victime et en cassant et brûlant tout ce qu'il possède. Les Italiens aussi expriment par le même mot l'idée de honte et celle d'infortune. Un jour j'ai entendu une dame italienne parler d'un jeune ami qu'elle avait, comme d'un être doué de toutes les vertus imaginables : « Ma », s'écria-t-elle, « povero disgraziato, ha ammazzato suo zio. ^> C^ L'infortuné jeune homme, il a tué son oncle. ») Comme, au cours d'une conversation, je citais ce mot (entendu pendant un voyage que j'avais fait, étant enfant, avec mon père, en Italie), celui à qui je le rapportais n'en parut pas surpris. Il me raconta qu'il avait été promené en voiture, dans une certaine ville, trois ou quatre ans de suite, par un jeune cocher sicilien, de manières et d'as- pect très engageants, mais qui disparut un beau jour. Comme il deman- dait ce qu'il était devenu, on lui répondit qu'il était en prison pour avoir tenté de tuer son père à coups de fusil, heureusement sans y réussir. Quelques années plus tard l'ami qui me racontait cela fut accosté avec effusion par son aimable cocher d'autrefois : « Ah, caro signore », s'écria-t-il, ^^ sono cinque anni che non lo vedo : tre anni di militare e due anni di disgrazia, etc.. » (« Mon cher Monsieur, voilà cinq ans que je ne vous ai vu : trois ans de service militaire et deux ans de malchance »), — dont les deux derniers avaient été passés en prison. Il ne montrait absolument aucune trace de sens moral. Il s'entendait très bien avec son père à présent, et cet état de choses durerait probablement, à moins que l'un des deux n'eût encore une fois la malchance de faire à l'autre une injure mortelle. 64 CHAPITRE X Dans le chapitre suivant je donnerai quelques exemples de la façon dont ce que nous appellerions infortune, malheur, ou maladie sont traitées par les Erewhoniens. Mais pour l'instant je reviens à leur façon de traiter des cas qui chez nous seraient des crimes. Comme je l'ai déjà dit ces cas, qui ne tombent pas sous le coup de la loi, sont pour- tant considéiés comme dignes de correction. En conséquence il y a une classe d'hommes instruits dans la science de l'âme, et qu'on appelle redresseurs ; car c'est la traduction la plus excate que je puisse trouver d'un mot qui littéralement signifie « quelqu'un qui redresse les tordus ». Ces hommes exercent leur profession à peu près comme les médecins chez nous, et reçoivent, avec la plus grande discrétion, des honoraires pour chaque visite ; ils sont consultés avec la même franchise et obéis avec la même docilité que nos propres médecins, c'est-à-dire, en somme, assez bien obéis ; parce que les gens savent — même s'il leur faut se soumettre à un traitement très douloureux — qu'il est dans leur intérêt de guérir le plus tôt possible, et qu'ils n'auront pas à redouter le mépris du monde, comme ce serait le cas s'ils étaient malades physiquement. Quand je dis qu'ils ne sont pas exposés au mépris, cela ne veut pas dire qu'un Erewhonien qui a, par exemple, commis une fraude, n'ait pas à craindre quelque ennui au point de vue de ses relations sociales. Ses amis le lâcheront parce qu'il sera d'un commerce moins agréable, exactement de la même façon que nout évitons de choisir nos compa- gnons parmi les gens qui sont mal vêtus ou mal portants. Il n'y a per- sonne ayant le respect de soi-même qui voudra se mettre sur un pied d'égalité en matière d'affection avec ceux qui sont moins fortunés que lui en fait de naissance, de santé, d'argent, de beauté, de talent, ou de quoi que ce soit d'autre. Et véritablement il est non seulement naturel, mais il est désirable pour toute société, humaine ou ani- male, que les heureux aient de l'aversion et même du dégoût pour les malheureux, ou tout au moins pour ceux dont on a découvert qu'ils ont été victimes de l'une des infortunes les plus graves et les moins courantes. Par conséquent, le fait que les Erewhoniens n'attachent aux crimes aucune de ces idées de culpabilité qu'ils attachent aux maladies, n'em- pêche pas les plus égoïstes d'entre eux de négliger un ami qui a, par exemple, escroqué une banque, jusqu'à ce qu'il soit complètement guéri. Mais ce fait les empêche d'avoir même la pensée de traiter les crimi- nels sur ce ton méprisant qui semble dire : « Moi, à votre place, je 65 5 EREWHON serais un homme meilleur que vous )>, ton qu ils considèrent comme tout naturel lorsqu'il s'agit d'un mal physique. Aussi, tandis qu'ils cachent leurs maladies par tous les moyens que l'hypocrisie et la ruse {)euvent inventer, ils sont d'une franchise complète en ce qui concerne es affections morales les plus graves, lorsqu'ils en sont atteints ; ce qui, il faut leur rendre cette justice, ne leur arrive pas fréquemment. Ainsi, il y en a qui sont pour ainsi dire des malades moraux imaginaires, qui se rendent infiniment ridicules par leurs craintes perpétuelles d'être très malhonnêtes, alors qu'en réalité ils sont d*assez braves gens. Mais ce sont des exceptions ; et en général ils usent, à l'égard de leur santé morale, de la même franchise et de la même réserve dont nous usons, selon les cas, à l'égard de notre santé physique. Pour les mêmes raisons, toutes les formules de salutation qui nous sont familières telles que : « Comment allez-vous ? » et les autres du même genre, sont considérées chez eux comme des marques d'une très mauvaise éducation, et les classes les plus polies ne tolèrent même pas qu'on fasse à quelqu'un le compliment banal de lui dire qu'il a bonne mine. Ils s'abordent en disant : « J'espère que vous êtes bon ce matin >\ ou bien : « J'espère que vous êtes remis de l'humeur hargneuse que vous aviez la dernière fois que je vous ai vu ». Et si celui qu'on salue en ces termes n'a pas été bon, ou s'il est encore mal luné, il le déclare aussitôt, et il en est plaint en conséquence. Bien mieux, les redresseurs ont même donné des noms tirés du langage hypothétique (tel qu'on l'enseigne dans les Collèges de Déraison) à toutes les formes connues d'indispositions morales, et les ont classifiées d'après un système de leur invention qui, bien que je n'aie pas pu le comprendre, semblait rendre des services dans la pratique. Car ils peuvent vous dire ce que vous avez dès qu'ils ont entendu l'exposé de votre cas, et vous voyez bien tout de suite, en les entendant se servir avec aisance de mots si longs, qu'ils comprennent parfaitement ce que vous avez. Le lecteur croira sans peine que très souvent les lois sur la maladie étaient tournées grâce à des fictions admises dont personne n'était dupe, mais auxquelles il fallait, sous peine de passer pour un malotru, feindre d'ajouter foi. Ainsi, un jour ou deux après mon arrivée chez les Nosnibor, une de mes nombreuses visiteuses me pria d'excuser son mari qui n'avait pu que m 'envoyer sa carte : en traversant la place du marché ce matin même, il avait volé une paire de chaussettes. On m'avait déjà recommandé de ne paraître jamais surpris. Je nie contentai donc d'exprimer mes regrets ; et j'ajoutai que moi-même, 6$ CHAPITRE X qui étais dans la capitale depuis si peu de temps, j avais bien failli voler une brosse à habits et que, malgré que j'eusse résisté à la tenta- tion jusqu'à présent, j'avais bien peur, si je voyais quelque objet inté- ressant qui ne fut ni trop chaud ni trop lourd, d'être obligé de me confier aux soins du redresseur. Madame Nosnibor, qui avait prêté l'oreille à tout ce que j'avais dit, me félicita lorsque cette dame fut sortie. Elle m'affirma qu'on ne pouvait souhaiter rien de plus poli selon le protocole érewhonien. Puis elle m'apprit qu'avoir volé une paire de chaussettes, ou, pour parler plus familièrement, « avoir les chaussettes », était une formule convenue pour dire que la personne dont on parlait était légèrement indisposée. En dépit de tout cela ils savent très bien apprécier le bonheur qu*on éprouve à être comme ils disent, « bien ». Ils admirent la santé morale et l'aiment chez les autres, et se donnent, sans négliger pour cela leurs autres devoirs, toutes les peines du monde pour se la procurer. Ils ont la plus grande répugnance à se marier dans les familles qu'ils considèrent comme malsaines. Ils envoient immédiatement chercher le redresseur chaque fois qu'ils ont commis quelque action véritable- ment honteuse ; et souvent même dès qu'ils croient qu'ils sont sur le point d'en commettre une. Et, bien que les ordonnances du redres- seur soient quelquefois extrêmement pénibles, impliquant une réclu- sion complète de plusieurs semaines, et dans certains cas les tourments physiques les plus cruels, je n'ai jamais entendu dire qu'un Erewho- nien raisonnable ait refusé de faire ce que son redresseur lui disait, pas plus qu'un Anglais sensé ne refuserait de subir même la plus ter- rible opération si son médecin lui disait qu'elle est nécessaire. Jamais la crainte d'avoir à subir un traitement pénible ne nous fait hésiter, nous autres gens d'Europe, à dire à notre médecin ce que nous éprouvons. Nous lui laissons faire tout ce qu'il veut et supportons tout sans murmurer, parce que le fait d'être malade ne risque nulle- ment de nous être imputé à crime, et parce que nous savons que le médecin fait tout ce qu'il peut pour nous guérir, et qu'il est plus capable que nous de juger de notre cas. Mais si nous étions traités comme le sont les Erewhoniens pour peu qu'ils soient souffrants, nous cache- rions tous nos maux. Nous ferions ce que nous faisons pour les mala- dies du sens moral et de la raison : tant que nous ne serions pas démas- qués nous ferions des prodiges pour paraître bien portants ; et une seule fustigation infligée comme simple punition nous semblerait bien plus horrible que l'amputation d'un membre, si cette amputa- 67 EREWHON tîon était faite charitablement, pour nous sauver de la gangrène, et si le médecin se rendait bien compte que c*est au seul hasard de sa propre constitution physique qu'il doit le bonheur de n'être pas dans le même cas que nous. Ainsi donc, chaque fois que le redresseur le leur ordonne, les Erewhoniens reçoivent le fouet une fois par semaine et se mettent au pain et à l'eau pendant deux et trois mois de suite. Je ne crois pas que mon hôte, même pour s'être approprié toute la fortune qui lui avait été confiée par une veuve, eût à souffrir physi- quement davantage qu'un malade, chez nous, ne serait tout près à souffrir aux mains de son médecin. Et pourtant, M. Nosnibor dut passer de bien mauvais moments. Les bruits que j'avais entendus prouvaient sufîisam.mient que ses souffrances étaient atroces, mais il n'hésitait jamais à s'y soumettre. Il était persuadé qu'elles lui feraient du bien, et je crois qu'il avait raison. Je ne pense pas que cet homme recommence à détourner de l'argent. Cela se peut ; mais ce ne sera pas de si tôt. Pendant que j'étais en prison et au cours de mon voyage, j'avais déjà découvert la plupart de ces choses. Mais elles me paraissaient encore d'une étrangeté inconcevable ; et je vivais dans la crainte de commettre quelque impolitesse due à l'impossibilité où j'étais de voir les choses sous le même angle que mes voisins. Mais, après un séjour de quelques semaines chez les Nosnibor, je commençai à mieux com- prendre les idées érewhoniennes ; surtout après que j'eus connu dans tous ses détails la maladie de mon hôte, qui m'en entretenait souvent et longuement. Il avait été pendant très longtemps agent de change à la Bourse de la Capitale, et il y avait amassé une fortune colossale sans jamais sortir des limites de ce qu'on regardait comme légitime, ou tout au moins comme permis, en affaires. Mais enfin, en plusieurs occasions, il avait découvert en lui-même un désir de gagner de l'argent par des moyens frauduleux, et il s'était comporté à l'égard de deux ou trois sommes d'argent d'une façon qui l'avait un peu inquiété. Par malheur il avait négligé ces symptômes et n'avait attaché aucune importance à ce malaise jusqu'au jour où certaines circonstances l'eurent mis à même de frauder sur une très grande échelle. Il me dit quelles étaient ces circonstances, et vraiment il s'était conduit aussi vilainement que possible, mais il n'est pas nécessaire d'entrer dans les détails. Il saisit l'occasion qui s'offrait, et il comprit, mais trop tard, qu'il devait être çéricusement atteint. Il s'était négligé trop longtemps. 68 CHAPITRE X Il se fit aussitôt reconduire chez lui, annonça la chose à sa femme et à ses filles avec tous les ménagements possibles, et appela un des plus célèbres redresseurs du royaume en consultation avec le redres- seur de la famille car le cas était certainement très grave. Quand le redresseur arriva, il lui raconta son histoire, et lui dit qu'il craignait que son sens moral ne fût définitivement corrompu. Cet homme éminent le rassura par quelques paroles réconfortantes, et se mit en devoir de faire un diagnostic plus précis de la maladie. Il voulut se renseigner sur les parents de M. Nosnibor. Jouissaient-ils d'une bonne santé morale ? M. Nosnibor lui répondit qu'ils n'avaient jamais eu rien de bien grave ; mais que son grand-père maternel, à qui on trouvait qu'il ressemblait physiquement, avait été une par- faite fripouille, et avait fini ses jours à l'hôpital, tandis qu'un frère de son père, après avoir mené pendant des années une existence infâme, avait été guéri enfin par un philosophe d'une école nouvelle qui, à ce que je crus comprendre, était par rapport à l'ancienne école ce qu'est l'homéopathie par rapport à l'allopathie. En entendant cela le redresseur hocha la tête et répondit en riant que la guérison n'avait pu être due qu'à la Nature. Il posa encore quelques questions, puis il écrivit une ordonnance et s'en alla. Je vis l'ordonnance. Elle prescrivait le versement, à l'Etat, d'une amende double de la somme détournée ; pas d'autre nourriture que du pain sec et du lait pendant six mois, et une bonne fustigation par mois pendant une année. Je fus surpris de voir qu'aucune partie de l'amende ne devait être payée à la pauvre femme dont l'argent avait été détourné ; mais quand je voulus me renseigner là-dessus on me dit qu'elle aurait dû être poursuivie devant le Tribunal de la Confiance Mal Placée, si elle ne s'était pas tirée de ses griffes en mourant peu de temps après avoir découvert qu'elle était ruinée. Quant à M. Nosnibor, il avait reçu sa onzième fustigation le jour de mon arrivée. Je le vis un peu plus tard ce même après-midi et il lui en cuisait encore ; mais il ne lui avait pas été possible d'interrompre le traitement prescrit par le redresseur, car les lois dites sanitaires d'Erewhon sont très sévères, et si le redresseur constatait que son ordonnance n'a pas été exécutée, le patient serait conduit dans un hôpital (comme on le fait pour les pauvres), et la chose se passerait bien "plus mal pour lui. C'est là ce qu'ordonne la loi, mais on n a jamais besoin de l'appliquer. 6? EREWHON Une autre fois j'assistai à une entrevue de M. Nosnibor et du redres- seur de la famille, qui était considéré comme capable de surveiller seul l'achèvement de la cure. Je fus frappé de voir avec quel tact il évita même la plus lointaine apparence de question sur la santé phy- sique de son malade, bien que mon hôte eût le blanc des yeux un peu jaune, ce qui indiquait une tendance à l'excès de bile. Avoir paru remarquer cela aurait été une grosse faute de savoir-vivre pro- fessionnel. J'appris pourtant qu'un redresseur juge parfois bon de demander si son patient éprouve quelque léger trouble physique, lorsqu'il pense que cela peut lui être utile pour faire son diagnostic. Mais la plupart du temps on ne lui fait que des réponses fausses ou évasives, et il est forcé de se faiie, tant bien que mal, une opinion sur cette matière. Il paraît qu'il s'est trouvé des hommes sensés pour dire qu on devrait avouer à son redresseur, sous le sceau du secret, tout maiaise physique susceptible d'avoir une influence sur le mal moral dont on est atteint. Mais les gens répugnent naturellement à le faire, car il leur déplaît de se rabaisser dans l'estime du redresseur, dont 1 ignorance en matière médicale est du reste sans bornes. Pourtant j ai entendu dire qu'une dame avait eu l'audace d'avouer qu'une ter- rible attaque de mauvaise humeur et de caprices déraisonnables pour laquelle elle demandait un traitement, était peut-être le résultat d'une indisposition. « Il faut vaincre cela », lui dit le redresseur d'un ton aimable, mais ferme : « nous ne pouvons rien pour le corps de nos malades ; ces choses-là sont en dehors de notre compétence ; et je vous prie de ne m'en pas dire un mot de plus. » La dame fondit en larmes et promit en toute sincérité qu'elle ne serait jamais plus souf- frante. Mais revenons à M. Nosnibor. A mesure que l'après-midi s'avan- çait, de nombreux équipages amenèrent des visiteurs qui venaient savoir comment il avait supporté sa fustigation. Elle avait été rude, mais la sollicitude avec laquelle on venait de toute part prendre de ses nouvelles lui fit grand plaisir, et il m'affirma que les attentions dont ses amis l'avaient comblé pendant sa convalescence lui donnaient presque envie de recommencer à mal faire ; je n'ai pas besoin d'ajouter qu'il plaisantait. Pendant le reste de mon séjour dans le pays, M. Nosnibor ne cessa pas de s'occuper de ses affaires, et d'accroître considérablement ses biens, qui étaient déjà immenses ; mais pas une seule fois je n'entendis courir le moindre bruit qu'il fût retombé malade ou qu*il eût gagné 70 CHAPITRE X de l'argent autrement que par les moyens les plus strictement hon- nêtes. Plus tard on me dit en confidence qu'il y avait lieu de penser que sa santé physique avait sérieusement souffert du traitement du redresseur, mais ses amis ne cherchèrent pas a en savoir trop long là-dessus, et quand il eut repris en main ses affaires, tout le monde fut d'accord pour trouver que M. Nosnibor avait bien assez souffert autrement pour qu'on pût fermer les yeux sur cette faute. Car les Erewhoniens sont d'avis que les maux physiques sont plus dignes d'indulgence dans la mesure où ils ont été provoqués par des causes étrangères à la constitution du malade. Par exemple, si un homme ruine sa santé par des excès de bonne chère ou de boisson, on regarde cela presque comme faisant partie du mal moral qui en a été la cause et on n'en tient pas grand compte ; mais on est sans pitié pour des maux tels que les fièvres, les catarrhes ou les maladies de poitrine, qui nous paraissent à nous entièrement indépendantes de l'âme et du caractère de l'individu qui en est atteint. Ils sont un petit peu plus indulgents à l'égard des maladies de l'enfance, telles que la rougeole, qui corres- pond chez eux à ce que nous appelons chez nous « jeter sa gourme » ; et ils les tiennent pour des fredaines pardonnables à condition qu'elles n'aient pas été trop fortes et qu'elles soient rachetées dans la suite par une guérison complète. Il est à peine besoin de dire que le métier de redresseur demande une longue préparation spéciale. Il est bien juste en effet que quelqu'un qui prétend guérir une maladie morale la connaisse par expérience dans toutes ses manifestations. Les étudiants qui se destinent à la profession de redresseur sont obligés de consacrer certaines époques de l'année à la pratique de chaque vice à tour de rôle. C'est comme une sorte de devoir religieux. Ces époques sont appelées « jeûnes », et l'étudiant continue à s'y conformer jusqu'à ce qu'il ait constaté qu'il est capable de vaincre en lui-même tous les vices les plus répandus, et qu'il peut par conséquent se fonder sur les résultats de sa propre expérience pour donner des conseils aux autres. Ceux qui ont l'intention de se spécialiser plutôt que de faire du redressage général, se consacrent plus particulièrement à l'espèce de vice qu'ils auront à soigner chez leurs clients. Quelques-uns se sont vus forcés de continuer leurs études toute leur vie, et on cite certains philanthropes qui sont morts en victimes volontaires de l'ivrognerie, de la gloutonnerie, ou de toute autre forme de vice qu'ils avaient pu choisir pour objet de leurs investigations. Mais le plus grand nombre 71 EREWHON n*ont pas à souffrir des excursions qu'ils font dans les différentes régions du vice qu'il est de leur devoir d'étudier. En effet, les Erewhoniens pensent qu'une vertu sans mélange n'est pas chose dont il faille abuser. On m'a fait voir plus d'un cas dans lequel les vertus vraies ou supposées des parents avaient été châtiées dans les enfants jusqu'à la troisième et à la quatrième généra- tions. Les redresseurs affirment que tout ce qu'on peut dire avec raison en faveur de la vertu, c'est qu'elle a un gros compte créditeur en banque, et qu'en somme il vaut beaucoup mieux être de son côté que contre elle. Mais ils allèguent que la fausse vertu court les rues et peut fort bien vous duper cruellement avant que vous l'ayez démasquée. Les hommes les meilleurs, disent-ils, sont ceux qui ne sont remar- quables ni pour leurs vices ni pour leurs vertus. Je leur parlai des Deux Apprentis de Hogarth, le Paresseux et le Laborieux ; mais ils ne parurent pas trouver que l'apprenti laborieux fût un personnage très sympathique. 72 CHAPITRE ONZIÈME QUELQUES PROCÈS EREWHONIENS En Eiewhon, comme dans les autres pays, il existe certains tribu- naux qui connaissent de certains délits. Ainsi que je l'ai dit déjà, chez eux toute espèce d'infortune est tenue pour plus ou moins criminelle. Mais comme on peut distinguer plusieurs sortes d'infortunes, les Erewhoniens ont créé un tribunal spécial pour chacune des catégories sous lesquelles ils sont convenus de ranger ces différentes sortes. Peu de temps après mon arrivée dans la capitale je pénétrai un jour dans la Cour des Deuils Privés, et je fus très intéressé et très peiné à la fois d'assister au procès d'un homme accusé d'avoir récemment perdu sa femme à laquelle il était tendrement attaché et qui l'avait laissé avec trois enfants dont l'aîné n'avait que trois ans. L'argument sur lequel était basée la plaidoirie de son défenseur était que le prisonnier n'avait en réalité jamais aimé sa femme. Mais sa thèse fut réduite à néant : en effet, le procureur du roi fît venir témoin sur témoin qui tous déposèrent que ces époux ne vivaient que l'un pour l'autre ; et le prisonnier sanglota plusieurs fois lorsque les témoins rappelèrent des incidents qui lui remirent en mémoire toute l'étendue de la perte irréparable qu'il avait faite. Le jury, après une courte délibération, rendit un verdict afïirmatif entraînant la condam- nation du prisonnier, mais il admit des circonstances atténuantes, eu égard au fait que peu de temps auparavant le coupable avait pris une forte assurance sur la vie de sa femme, et qu'on pouvait le consi- dérer comme heureux, puisque la compagnie lui avait payé la somme entière sans faire de difficultés, bien qu'il n'eût versé que deux primes. Je viens de dire que le jury déclara le prisonnier coupable. Or, quand le juge prononça la sentence, je fus frappé de l'entendre répri- mander le défenseur du condamné pour avoir cité un ouvrage dans lequel la criminalité des infortunes analogues à celle du prisonnier était atténuée à tel point que toute la cour s'en montra indignée. « Nous verrons paraître encore », dit le juge, « de ces livres malsains et subversifs jusqu'au jour où l'on considérera enfin comme un des axiomes de la morale que la chance est la seule chose qui soit digne 73 EREWHON de la vénération des hommes. Jusqu'à quel point un homme a le droit d'être plus fortuné et par conséquent plus respectable que ses voisins, c'est une question qui a toujours été et qui sera toujours décidée en premier ressort par une espèce de marchandage et de compromis, et en dernier ressort par la violence ; mais, quoiqu'il en soit, la raison nous dit qu'on ne devrait permettre à personne de pousser l'infortune au delà de certaines limites très étroites. » Puis, se tournant vers le prisonnier, le juge poursuivit : « Vous avez fait une grande perte. La Nature attache une sanction sévère à de tels crimes, et la loi humaine a le devoir de renforcer les décrets de la Nature. Si le jury n'avait pas admis des circonstances atténuantes je vous aurais condamné à six mois de travaux forcés. Cependant, je vais commuer cette sentence en une condamnation à trois mois, ou en une amende de vingt-cinq pour cent sur la somme que vous avez touchée de la compagnie d'assurances ». Le prisonnier remercia le juge, et dit que, comme il n'avait personne qui pût s'occuper de ses enfants pendant qu'il serait en prison, il profiterait du choix que lui laissait la mansuétude de son juge, et paierait la somme qu'il avait fixée. Là-dessus on l'emmena. L'affaire qui vint ensuite concernait un jeune homme, tout juste majeur, accusé d'avoir été dépouillé d'une grosse fortune, pendant sa minorité, par son tuteur qui était aussi un de ses plus proches parents. Il avait perdu son père de bonne heure, et c'était pour cette raison que son affaire venait devant la Cour des Deuils Privés. Le pauvre garçon, qui n'avait pas d'avocat, dit pour sa défense qu'il était jeune et sans expérience ; qu'il tremblait devant son tuteur, et qu'il n'avait eu personne pour lui donner des conseils désintéressés. « Jeune homme », dit le juge avec sévérité, (^ ne nous dites pas de sottises. On n'a pas le droit d'être jeune et sans expérience, de trembler devant son tuteur, et de n'avoir personne de qui recevoir des conseils désintéressés. Et si, par de telles fautes, on outrage le sens moral de ses amis, il faut qu'on s'attende à en subir les conséquences. » Puis il donna au prisonnier l'ordre de faire des excuses à son tuteur et le condamna à recevoir douze coups de martinet. Mais peut-être le lecteur pourra-t-il se faire une notion encore plus exacte du complet renversement d'idées qui existe chez ce peuple extraordinaire, si je lui raconte le procès public d'un homme accusé de phtisie pulmonaire, crime qui était, il n'y a pas encore très longtemps, puni de mort. Ce procès eut lieu plusieurs mois après mon installa- 74 CHAPITRE XI tion dans le pays, et je m'écarte de Tordre chronologique en le racon- tant dès maintenant ; mais il me semble que cela vaut mieux ainsi : j'épuise ce sujet avant de passer à d'autres. D'ailleurs je n'en finirais jamais si je narrais de point en point mes aventures, et si je rappor- tais chacune des innombrables absurdités qp.e je rencontrais à chaque pas. On fit asseoir le prisonnier au banc des accusés et le jury prêta ser- ment à peu près de la même manière qu'en Europe. Presque toutes nos formes de procédure se trouvaient reproduites, jusqu'à la question posée au prisonnier s'il plaidait coupable ou non-coupable. Il plaida non -coupable, et le procès commença. L'accusation s'appuyait sur de fortes présomptions ; mais je dois dire, pour rendre justice à la Cour, que le procès fut conduit avec la plus grande impartialité. Le défen- seur de l'accusé put faire valoir tous les arguments capables d'exonérer son client. Sa thèse était que l'accusé faisait semblant d'être phtisique afin de frauder une compagnie d'assurance sur la vie, à laquelle il était sur le point d'acheter une rente viagère, qu'il espérait obtenir, par ce moyen, à meilleur compte. Si on avait pu démontrer que cela était vrai l'accusé aurait été absous et envoyé dans un hôpital comme atteint d'un mal moral. Mais cette thèee ne pouvait raisonnablement pas se soutenir, en dépit de toute l'ingéniosité et de toute l'éloquence d'un des plus célèbres avocats du pays. La chose n'était que trop évidente, car l'accusé était presque mourant, et il était surprenant qu'il n'eût pas été jugé et condamné depuis longtemps déjà. Il ne cessa pas de tousser tant que durèrent les débats, et les deux geôliers qui le gardaient eurent toutes les peines du monde à le maintenir debout jusqu'à la fin. Les conclusions du juge furent admirables. Il s'appesantit sur chaque point qui pouvait s'interpréter en faveur du prisonnier ; mais il devint bientôt évident que les preuves étaient trop fortes pour laisser place au moindre doute et, lorsque le jury se retira pour délibérer, toute l'assistance comprit quel allait être le verdict. Au bout de dix minutes les jurés rentrèrent et leur président déclara l'accusé coupable. Il y eut un léger bruit d'applaudissements dans l'assistance, mais il fut immé- diatement réprimé. Puis le juge prononça la sentence en des termes que je n'oublierai jamais, et que je notai dans un carnet, le lendemain, d'après le compte rendu publié par un des grands journaux. Je suis obligé de le condenser un peu, mais tout ce que je pourrais dire ne parviendrait qu'à donner une faible idée de la sévérité solennelle, 75 EREWHON pour ne pas dire majestueuse, avec laquelle cette sentence fut rendue. La voici : « Inculpé qui comparaissez ici, vous avez été accusé d*un grand crime : celui d'être atteint de phtisie pulmonaire ; et, après un procès impartial fait en présence d'un jury composé de vos concitoyens, vous avez été jugé coupable. Je n'ai rien à dire contre la justice du verdict ; les preuves contre vous sont accablantes, et il ne me reste qu'à pro- noncer un jugement qui remplisse les intentions de la loi. Ce jugement sera sévère. Ce n'est pas sans douleur que je vois un homme si jeune encore, et dont l'avenir s'annonçait si brillant, conduit à cette situation déplorable par une constitution physique que je ne puis que consi- dérer comme radicalement viciée. Mais votre cas à vous n'est pas digne de compassion : ce n'est pas là votre première faute : vous avez vécu une vie de crimes, et n'avez mis à profit l'indulgence avec laquelle on vous a traité plusieurs fois déjà, que pour enfreindre encore plus gravement les lois et les institutions de votre pays. L'année dernière vous avez été reconnu coupable de bronchite aiguë ; et je constate que, malgré que vous n'ayez que vingt-trois ans, vous avez été condamné jusqu'à quatorze fois pour des maladies d'un genre plus ou moins odieux ; enfin, il n'y a pas d'exagération à dire que vous avez passé la plus grande partie de votre existence dans les prisons. « Vous avez beau dire que vous êtes né de parents malsains et que vous avez eu dans votre enfance un grave accident qui a complètement ruiné votre santé ,* de telles excuses sont la ressource habituelle des criminels ; mais la justice ne saurait leur prêter l'oreille un seul instant. Je ne suis pas ici pour m'occuper de certaines questions métaphy- siques assez délicates sur l'origine de ceci ou de cela, questions avec lesquelles on n'en finirait jamais, du jour où on leur aurait entr'ouvert la porte de cette enceinte, et dont le résultat serait de rejeter toute culpabilité sur les tissus de la cellule primitive ou sur les gaz élémen- taires. On ne cherche pas à savoir comment ou pourquoi vous êtes devenu criminel, mais uniquement ceci : Etes-vous, oui ou non, cri- minel ? La question est tranchée par l'affirmative, et je déclare sans la moindre hésitation que cette décision est juste. Vous êtes un individu mauvais et dangereux, et vous portez aux yeux de tous vos compa- triotes le stigmate d'un des crimes les plus abominables qu'on con- naisse. « Ce n'est pas à moi de justifier la loi : dans certains cas la loi peut 76 CHAPITRE XI avoir des sévérités inévitables, et il peut m arriver parfois de regretter de n'avoir pas la possibilité de rendre un jugement moins sévère que celui que je suis obligé de rendre. Mais votre cas n*a rien de commun avec ceux-là ; au contraire, si la loi qui punissait de mort la phtisie n'avait pas été abrogée, je vous l'appliquerais. « Il n'est pas admissible que l'exemple d'une telle dépravation puisse impunément s'étaler au grand jour. Votre présence au milieu de personnes respectables pourrait induire les gens les moins vigou- reux à regarder toutes les maladies comme des fautes sans gravité ; et on ne saurait tolérer que vous ayez la possibilité de corrompre des êtres non encore nés qui pourraient dans la suite, venir vous impor- tuner. Il ne faut pas laisser les non-nés s'approcher de vous, et cela, non pas tant en vue de leur protection (car ils sont nos ennemis natu- rels) que de la nôtre ; car, puisqu'il est impossible de les exclure tout à fait, il faut veiller à ce qu'ils soient logés chez les personnes qui sont les moins capables de les corrompre. « Mais indépendamment de cette considération, et sans tenir compte de la culpabilité physiologique qu'entraîne un crime aussi grand que le vôtre, il y a encore une autre raison qui nous obligerait à vous traiter sans pitié même si nous étions enclins à l'indulgence. Je veux parler d'une certaine classe de gens qui vivent cachés au milieu de nous, et qui s'appellent médecins. Si jamais la sévérité des lois ou le patrio- tisme du public se relâchait tant soit peu, ces gens sans aveu, qui sont à présent obligés d'exercer en secret leur industrie et qu'on ne peut consulter qu'en courant les plus grands risques, deviendraient les familiers de tous les foyers. Leur organisation et leur connaissance de tous les plus intimes secrets des familles leur donnerait une puis- sance, à la fois sociale et politique, à laquelle rien ne pourrait résister. Le chef de famille deviendrait le subalterne du médecin de la maison, qui s'interposerait entre la femme et le mari, entre le maître et le serviteur, si bien qu'enfin les médecins deviendraient les uniques détenteurs du pouvoir dans l'Etat, et que tout ce à quoi nous attachons du prix serait à leur discrétion. Alors une ère de déphysicalisation s'ouvrirait ; et des marchands de drogues de toute espèce pullule- raient dans nos rues et mettraient des annonces dans tous nos jour- naux. A cela il y a un remède, et il n'y en a qu'un seul. C'est celui que les lois de ce pays ont depuis longtemps admis et appliqué, et il consiste dans la répression impitoyable de toutes les maladies quelles qu elles soient, dès que les preuves en sont rendues manifestes aux 77 EREWHON yeux de la loi ; et plût au ciel que ces yeux fussent encore plus vigi- lants ! « Mais je ne veux pas m'étendre davantage sur des considérations qui sont si évidentes par elles-mêmes. Vous pouvez prétendre que ce n'est pas de votre faute. Cette réponse, certes, est facile à faire, et elle revient à dire que vous si vous étiez né de parents sains et aisés, et si on vous avait bien soigné dans votre enfance, vous n'auriez pas violé les lois de votre pays, et vous ne vous trouveriez pas dans cette situation déshonorante. Vous me direz peut-être que vous n'êtes responsable ni de votre naissance ni de votre éducation, et que par conséquent, il est injuste de vous les reprocher. Mais je vous répon- drai que votre phtisie, qu'elle vienne ou non de votre faute, est une faute en vous, et qu'il est de mon devoir de veiller à ce que la répu- blique soit protégée contre des fautes de cette nature. Vous pouvez dire que c'est par infortune que vous êtes criminel ; moi, je vous ré- ponds que votre crime, c'est d'être infortuné. « Enfin je dois faire remarquer que même si le jury vous avait acquitté, supposition que je ne puis admettre un seul instant, j'aurais considéré qu'il était de mon devoir de vous punir presque aussi sévèrement que je le fais à présent. Car moins vous auriez été trouvé coupable du crime dont on vous accusait, et plus vous auriez été coupable d'un autre crime à peine moins odieux : celui d'avoir été injustement diffamé. « Aussi je n'hésite pas à vous condamner à la prison et aux travaux forcés jusqu'à la fin de votre misérable existence. Et je vous demande instamment de mettre à profit ce temps pour vous repentir des fautes que vous avez commises, et pour réformer de fond en comble toute votre constitution. Je n'ai pas grand espoir que vous suiviez mes conseils ; car vous avez déjà fait trop de chemin dans le crime. Si cela dépendait de moi, je n'ajouterais rien qui pût adoucir la sentence que je viens de rendre, mais la loi compatissante stipule que même le criminel le plus endurci pourra prendre un des trois médicaments officiels, à prescrire au moment de sa condamnation. En conséquence je vous ordonne de prendre deux grandes cuillerées d'huile de ricin tous les jours jusqu'à ce qu'il plaise à la cour de donner de nouvelles instructions. » Lorsque le prononcé de l'arrêt fut achevé, le prisonnier, en quelques paroles qu'on entendit à peine, reconnut qu'il était puni justement et qu'il avait été jugé d'une manière impartiale. Puis on le conduisit à la prison d'où il ne devait jamais plus sortir. On essaya encore d'ap- 78 CHAPITRE XI plaudir quand le juge eut fini de parler, mais cette fois encore la mani- festation fut réprimée ; et bien que l'assistance fut très hostile au pri- sonnier, personne ne tenta de le brutaliser d'une manière quelconque. Toutefois le public poussa quelques huées lorsqu'on l'emporta dans le fourgon cellulaire. En vérité, pendant toute la durée de mon séjour, rien ne me frappa davantage que le respect que tous avaient pour l'ordre et pour la loi. 79 CHAPITRE DOUZIÈME LES MÉCONTENTS Je me sentais, je Tavoue, assez déprimé en rentrant ; et je me mis à réfléchir à tête reposée sur le procès auquel je venais d'assister. D abord j avais été entraîné par la manière de voir de ceux parmi lesquels je me trouvais. Leur conscience était parfaitement tranquille. Il ne semblait pas y avoir une seule personne au tribunal qui eût le moindre doute sur Tentière rectitude de tout ce qui s'y faisait. Cette confiance universelle et sans arrière-pensée m'avait été communiquée par sympathie, malgré la longue habitude prise de croire a. des prin- cipes tout différents. Il en est ainsi chez nous tous : nous trouvons toutes naturelles les choses qui paraissent toutes naturelles à ceux qui nous entourent ; et, en somme, nous ne faisons en cela que notre devoir, et n'en sommes dispensés que dans des cas exceptionnels. Mais quand je me retrouvai seul, et que je me mis à repasser le procès dans mon esprit, je fus frappé d'y découvrii un principe étrange et inadmissible. Si le juge avait dit qu'il reconnaissait ce qui parais- sait être la vérité, c'est-à-dire : que le prisonnier était né de parents malsains, ou qu'il avait été insuffisamment nourri dans son enfance, ou qu'il avait eu des accidents qui avaient été cause de sa maladie ; et si ensuite il avait dit que, encore qu'il sût tout cela et qu'il regrettât infiniment que la protection de la société l'obligeât à infliger une souffrance de plus a un être qui avait déjà tant souffert, il n'y avait pas moyen d'agir autrement ; alors certes, j'aurais compris le principe, tout en le trouvant faux. Le juge était fermement convaincu que le seul moyen d'empêcher la maladie et la dégénérescence de se répandre était de punir les malades et les dégénéiés, et qu'en infligeant dès maintenant à l'accusé une certaine souffrance, on épargnait, par cette sévérité apparente, dix fois la même quantité de souffrance aux autres. Je pouvais donc parfaitement comprendre qu'il infligeât quelque souffrance que ce fut du moment qu il la considérait nécessaire pour empêcher un si mauvais exemple de continuer à se propager au détri- ment de l'idéal érewhonien. Mais ce qui me semblait presque puéril, c'était de dire au prisonnier qu'il aurait pu être bien portant s'il 80 CHAPITRE XII avait eu plus de chance en ce qui concernait sa constitution et s*il avait été soumis à moins de piivations dans son enfance. J'hésite beaucoup à le dire, mais je trouve qu'il n'y a pas d'injustice à punir les gens de leurs infortunes, ou à les récompenser de leur simple bonne chance : c'est se conformer strictement aux conditions qui règlent la vie humaine, et aucun homme sensé ne se plaindra d'être soumis à la loi commune. Nous n'avons pas le choix d'un autre moyen. Il ect futile de dire que les gens ne sont pas responsables de leurs infortunes. Qu'est-ce que « être responsable »? assurément être responsable signifie être soumis à l'obligation de donner une réponse si on vous la demande, et tout ce qui vit est responsable de sa vie et de ses actes, si la société juge bon de les mettre en question pav la bouche de son représentant. Quel crime a commis un agneau pour que nous l'élevions, le soignions, lui donnions l'impression d'une sécurité trompeuse, exprès pour l'égorger? Son crime, c'est d'être quelque chose que la société a besoin de manger et qui ne peut se défendre. Voilà qui va loin. Qui fixera des limites aux droits de la société, si ce n'est la société elle-même? Et quels égards est-il tolérable qu'on ait pour l'individu, si la société n'y gagne rien? Pourquoi un homme serait-il si richement récompensé d'être le fils d'un million- naire s'il n'était pas clairement démontrable que la prospérité publique gagne à cela? Si nous reprochons sérieusement à quelqu'un d'être le fils d'un homme riche, nous ébranlons par là-même le fondement de notre droit de possession sur des choses que nous ne voudrions pas risquer de perdre. S'il en était autrement, nous ne le laisserions pas garder son argent une heure de plus : nous le lui prendrions sur-le- champ. Car la propriété est bien véritablement le vol ; mais alors nous sommes tous des voleurs, de fait ou d'intention ; et c'est pour- quoi nous avons compris qu'il est indispensable de réglementer notre vol comme nous avons compris qu'il est indispensable de réglementer notre luxure et notre besoin de vengeance. Propriété, Mariage, Loi : ce que son lit est au fleuve, la règle et les conventions le sont à l'ins- tinct, et malheur à qui se mêle de toucher aux digues tant que le torrent coule. Mais je reviens à mon sujet. Même en Angleterre on considère un homme qui a la fièvre jaune à bord d'un navire comme responsable de son malheur, et on ne se soucie pas de ce que peut lui coûter le temps qu'il passe en quarantaine. Il peut attraper la fièvre et mourir ; nous n'y pouvons rien ; il faut qu'il courre sa chance comme tout 81 6 EREWHON lé monde. Mais ceftes ce serait une affreuse cruauté C\ue d'ajouter l'outrage à nos mesures de protection, à moins pourtant c\ut nous ne soyons persuadés que l'outrage est notre meilleure mesure de protection personnelle. Prenez aussi le cas des fous. Nous disons qu'ils ne sont pas responsables de leurs actes, mais nous avons grand soin (ou nous devrions avoir grand soin) de les rendre responsables envers nous de leur folie, et nous les emprisonnons dans ce que nous nommons un asile (ce sanctuaire moderne !) si leurs réponses ne nous plaisent pas. Drôle d'irresponsabilité ! Tout ce que nous devrions en dire, c'est que nous pouvons mieux nous contenter d'une réponse peu satisfaisante de la part d'un fou que de la part de quelqu'un qui n'est pas fou, parce que la folie est moins dangereuse pour nous que le crime. Nous tuons un serpent qui va nous mordre, tout simplement parce qu'il est ce serpent-ci et qu'il se trouve à cet endroit donné. Mais nous ne disons jamais que ce serpent n'a qu'à s'en prendre à lui-même de n'être pas une créature inofîensive ; son crime, c'est d'être ce qu'il est : mais c'est un crime capital ; et nous avons raison d'en débarrasser notre chemin en le tuant, à moins que nous ne jugions plus dangereux de le tuer que de le laisser s'échapper ; et néanmoins nous avons pitié de cette bête, même quand nous la tuons. Mais dans le cas de l'homme dont je viens de raconter le procès, il était impossible qu'aucune des personnes présentes au tribunal ne sût pas que ce n'était que grâce au hasard de sa naissance et des cir- constances qu'elle n'était pas elle-même phtisique. Et pourtant il ne vint à l'idée d'aucune que c'était une honte pour elle que d'écouter le juge débiter à propos de cet homme les plus cruels truismes. Ce juge lui-même était une personne excellente et pleine de délicatesse. Il avait une prestance superbe et un air plein de oienveillance. Il était évident qu'il jouissait d'une constitution à toute épreuve, et sort visage exprimait la sagesse et l'expérience les plus mûries. Et néan- moins, tout homme d'âge et de savoir qu'il fût, il était incapable dé comprendre des choses qui auraient paru évidentes même à un enfant. Il ne pouvait pas s'émanciper, — que dis-je? il n'arrivait même pas à se rendre compte, de l'esclaVâgê où le tenaient les idées dans les- quelles il avait été élevé. Et il en était de même pour le jury et pour le public ; et, ce qui était encore plus étonnant, il en était de même pour l'accusé. Pendant tout le temps qu'avait duré son procès il avait paru convaincu qu'on 82 CHAPITRE XII le traitait avec justice : il ne trouva pas extravagant que le juge lui dît qu'il devait être châtié, non pas tant parce que la sécurité de la société l'exigeait (encore que ce motif ne fût jamais perdu de vue), que parce qu'il n'était pas mieux né et n'avait pas été mieux élevé. Mais ceci me fit espérer qu'il souffrait moins qu'il n'eût souffert s'il avait vu les choses sous le même angle que moi. Et, après tout, la justice est chose relative. Je puis noter ici que quelques années seulement avant mon arrivée à Erewhon, la façon dont les malades condamnés étaient traités était beaucoup plus cruelle qu'à présent, car on ne leur donnait aucun médicament, et les prisonniers étaient obligés de faire les travaux les plus pénibles par tous les temps, en sorte que beaucoup d'entre eux succombaient aux privations et aux fatigues qu'ils enduraient. On considérait que cela était bon par certains côtés, en ce sens que la nation avait d'autant moins à dépenser pour l'entretien de la classe criminellvS ; mais l'accroissement du bien-être avait amené un adou- cissement de l'ancienne sévérité, et un âge plus sensible ne pouvait plus tolérer ce qui paraissait une rigueur excessive, même à 1 égard des plus coupables. De plus, on s'aperçut que les jurés condam- naient moins volontiers, et souvent la justice était frustrée parce qu'il n'y avait pas d'alternative entre ce qui était condamner virtuellement un homme a mort, et l'acquitter. On fit valoir aussi que la nation payait son excès de sévérité par des récidives, car ceux qui avaient été mis en prison pour des maladies sans gravité en sortaient souvent incurables ; et il y avait bien des probabilités pour que l'individu qui avait été condamné une première fois demeurât presque constam- ment à la charge de la nation. Il y avait longtemps que ces abus étaient évidents et de notoriété publique ; mais les gens étaient trop indolents et trop indifférents à l'égard de souffrances qui n'étaient pas les leurs pour se remuer et s'efforcer de les abolir. Mais il se trouva enfin un réformateur bénévole qui consacra toute son existence à réaliser les changements néces- saires. Il divisa les maladies en trois classes : celles de la tête, celleâ du tronc et celles des membres ; et il obtint qu'un décret fut rendu selon lequel toutes les maladies de la tête, tant externes qu'internes, sont traitées par le laudanum ; celles du tronc par l'huile de ricin, et celles des membres inférieurs par un liniment composé d'eau et d'acide sulfurique à haute dose. Sans doute, la classification n'était pas assez bien faite, et les temèdes 83 EREWHON mal choisis ; mais c'est chose ardue que faire adopter une réforme, et il est nécessaire d'accoutumer les esprits au principe nouveau : et pour cela il faut commencer à enfoncer le coin par son bout le plus mince. Ne nous étonnons donc pas si chez un peuple aussi pratique il y a encore de la place pour quelque perfectionnement. La grande masse de la nation est satisfaite des conditions actuelles, et elle est persuadée que la façon dont elle traite les criminels ne laisse rien, ou presque rien, à désirer. Mais il existe une énergique minorité qui professe des opinions que l'on considère comme très avancées, et cette minorité n'est pas du tout disposée à se tenir pour satisfaite tant que le principe récemment admis n'aura pas été poussé plus loin. J'eus assez de peine à découvrir quelles étaient les opinions de cette minorité, et les raisons sur lesquelles elle se fonde. Ils sont considérés avec horreur par la grande masse du public et on les tient pour des destructeurs de toute espèce de morale. D'autre part, ces mécontents affirment que la maladie est le résultat inévitable de certaines causes antécédentes qui, dans la grande majorité des cas, ne dépendent en rien de l'individu, et que par conséquent un homm.' n'est coupable d'être phtisique que de la même façon qu'un fruit est coupable d'être gâté. Sans doute, il faut bien rejeter le fruit et le mettre à part comme impropre à la consommation, et il faut bien mettre le phtisique en prison pour protéger ses concitoyens ; mais ces radicaux voudraient qu'on ne le punisse pas autrement qu'en le privant de sa liberté et en le soumettant à une étroite surveillance. Du moment qu'il serait mis dans l'impossibilité de nuire à la société, ils lui permettraient de se rendre utile en fournissant à cette société quoi que ce soit qu'il serait à même de lui fournir. S'il parvenait à gagner de l'argent par ce moyen, ils voulaient qu'on lui rendît le séjour de la prison aussi agréable que possible, et qu'on ne mît obstacle à sa liberté qu'autant qu'il le fau- drait pour l'empêcher de s'enfuir ou d'aggraver son mal pendant son temps de prison. Mais ils convenaient qu'il fallait déduire de ses profits les frais de sa nourriture, de son logement, de sa surveillance, et la moitié de ceux de son procès. S'il était trop malade pour sub- venir à son entretien dans la prison, on ne lui donnerait que de l'eau et du pain, et en très petite quantité. Ces mécontents disent que la société est insensée de refuser de se laisser rendre service par un individu, uniquement parce que jusque-là il lui a fait tort ; et que s'opposer à faire travailler les classes mal- saines c'est faire du protectionnisme déguisé. C'est vouloir faire 84 CHAPITRE XII monter le prix naturel cl*une denrée en interdisant de la produire à telles et telles personnes qui peuvent et qui veulent bien la produire ; par suite de quoi, tout le monde est obligé de la payer plus cher. De plus, tant qu'un homme n'a pas été effectivement mis à mort, il est notre semblable, même s'il est un très vilain semblable. C'est pour une bonne part la faute des autres s'il est ce qu'il est ; ou, en d'autres termes, la société par laquelle il est condamné aujourd'hui est en partie responsable de sa faute. Ils prétendent qu'il n'y a pas à craindre que les maladies se répandent davantage sous ce nouveau régime ,* car, disent-ils : la perte de la liberté ; la surveillance ; les pré- lèvements considérables et forcés sur les profits du prisonnier ; l'usage très modéré des excitants (qui ne seraient permis qu'à ceux qui gagne- raient de quoi en acheter, et permis en très petite quantité) ; le célibat obligatoire ; et par-dessus tout la perte de leur honneur aux yeux de leurs amis : tout cela constituait pour la société un système de défense aussi parfait, contre le relâchement de l'hygiène, que tous les procédés actuellement en vigueur. Par conséquent, concluent-ils, un condamné devrait, autant que possible, continuer d'exercer son métier ou sa profession dans sa prison, et si cela ne lui est pas possible, il devrait y gagner sa vie en se livrant au genre de travail qui s'en rapproche le plus. Mais si c'est un bourgeois qui n'a aucune profession, qu'il fasse de l'étoupe, ou qu'il écrive de la critique d'art pour un journal. Ces gens-là disent encore que la plus grande partie des maladies qui existent dans leur pays viennent du traitement insensé qu'on leur applique. Ils croient que le mal physique est dans bien des cas aussi guérissable que les maladies morales qu'ils voient tous les jours guérir autour d'eux. Mais ils pensent qu'une grande réforme ne sera possible que quand les hommes apprendront à connaître plus exactement les causes qui produisent les anomalies physiologiques. Tant que les hommes seront traqués dès qu'on les sait malades, ils cacheront leurs maladies ; c'est le fait d'être traqué et non pas la peur du remède qui est la cause de cette dissimulation. Et si un homme savait que ses voisins accueilleront la nouvelle qu'il est malade comme un événement certes digne de pitié, mais qui n'est que le résultat nécessaire de causes antérieures, exactement comme s'il avait cambriolé une bijou- terie et volé un collier de diamants, c'est-à-dire comme une chose qui aurait pu aussi bien leur arriver à eux-mêmes s'ils n'avaient pas eu la chance d'être mieux nés et mieux élevés ; et s'il savait aussi qu'une fois en prison il ne sera pas plus mal traité que l'exigent et la 85 EREWHON protection de la société contre la contagion, et la guérison de son mal, on verrait les gens se constituer prisonniers dès qu'ils s'apercevraient qu'ils ont la petite -vérole, aussi volontiers qu'aujourd'hui ils vont trouver le redresseur dès qu'ils sentent qu'ils ont été sur le point de falsifier un testament ou d'enlever la femme de leur prochain. Mais le principal argument des mécontents, et celui sur lequel ils comptent le plus, c'est celui de l'économie : car ils savent qu'ils obtien- dront ces réformes plutôt en s 'adressant à la bourse des gens, qui contient généralement des choses qui leur appartiennent en propre, qu'à leurs têtes qui, la plupart du temps, ne contiennent guère que des biens empruntés ou volés ; et de plus ils croient que c'est la démons- tration la plus rapide et la plus probante. Si l'on peiit, disent-ils, prouver qu'une certaine mesure est plus économique pour un pays, et cela sans parcimonie exagérée et sans accroître indirectement ses dépenses d'un autre côté, il devient bien difficile de démolir les argu- ments qui militent en faveur de l'adoption de cette mesure ; et ils pensent — à tort ou à raison, je ne saurais en juger, — que le traite- ment plus médical et plus humain des malades, en faveur duquel ils plaident, reviendrait à la longue moins cher à la nation. Mais je n'ai pas appris que ces réformateurs fussent opposés au traitement, par le martinet ou par la mort, de certaines formes exceptionnellement violentes de maladies. Et en effet ils ne voyaient aucun autre moyen qui valût celui-là pour les empêcher de se propager. Ils étaient donc d'avis qu'on fouettât et qu'on pendît, seulement ils souhaitaient qu'on le fît avec compassion. Je me suis peut-être trop étendu sur des opinions qui n'ont aucun rapport possible avec les nôtres, et cependant je n'ai pas rapporté la dixième partie de tous les arguments que ces prétendus réformateurs firent valoir pour me convaincre. Mais j'ai l'impression d'avoir déjà trop abusé de l'attention du lecteur. 86 CHAPITRE TREIZIÈME LES IDÉES DES EREWHONIENS SUR LA MORT Les Erewhoniens ont moins d'horreur pour la mort que pour la maladie. Si la mort est un crime, c*en est un qui échappe à la loi, laquelle, par conséquent, est muette sur ce sujet. Mais ils soutiennent que le plus grand nombre de ceux dont on dit qu'ils sont morts, ne sont jamais nés — du moins jamais nés à ce monde invisible de l'im- mortalité qui seul a de l'importance. En ce qui concerne ce monde-là ils ont coutume de dire que certains avortent avant même d'être entrés dans le monde visible ; et d'autres après y être entrés ; tandis qu'un très petit nombre naissent au monde invisible, la grande majorité des hommes et des femmes de la nation avortant avant d'y parvenir. Du reste ils ajoutent que cela n'a pas autant d'importance que nous croyons. Quant à ce que nous appelons la mort, ils affirment qu'on a exagéré son importance. Le seul fait de savoir que nous mourrons un jour ne nous rend pas très malheureux. Aucun homme ni aucune femme ne pense à y échapper, et de cette façon personne n'est déçu. Nous ne nous en préoccupons pas beaucoup, même lorsque nous savons que nous n'avons plus longtemps à vivre. La seule chose qui nous affecte- rait sérieusement serait de savoir, ou plutôt de croire que nous savons, le moment précis où le coup nous frappera. Par bonheur personne ne peut jamais le savoir avec certitude, bien que beaucoup se tour- mentent eux-mêmes en cherchant à le deviner. On dirait qu'il y a qu'il y a quelque part une puissance qui miséricordieusement nous empêche d'ajouter à la queue de la Mort cet aiguillon que nous y ajouterions si nous le pouvions ; puissance grâce à laquelle la mort, tout en ne cessant pas d'être un épouvantail, ne sera jamais, en quel- ques circonstances qu'on l'imagine, quelque chose de plus qu'un épouvantail. Car, même si un homme est condamné à mourir dans huit jours, et ^i on l*enferme dans une prison dont il ne peut absolument pas 97 EREWHON s*évacler, il aura toujours Tespolr qu*un sursis lui sera accordé avant la fin de la semaine. De plus, le feu peut se mettre à la prison et il a des chances de mourir sufïoqué, non plus par une corde, mais par de la simple fumée ordinaire ; ou bien il peut être frappé de la foudre pendant la promenade dans le préau. Quand est venu le matin du jour où le malheureux doit être pendu, il peut s*étrangler en déjeunant, ou mourir d'un arrêt du cœur avant que la trappe soit tombée. Et même lorsqu'elle tombe, il ne peut pas être tout à fait sûr qu'il va mourir, car il ne peut en être sûr que lorsque sa mort est un fait accom- pli ; et alors il sera trop tard pour qu'il découvre qu'après tout il devait mourir à l'heure fixée. C'est pourquoi les Erewhoniens tiennent que la mort, comme la vie, est une affaire dans laquelle on a plus de peur que de m.al. Ils brûlent leurs morts, dont ils éparpillent les cendres sur un espace de terrain que le défunt a pu choisir lui-même. Nul n'a le droit de refuser cette hospitalité aux morts ; aussi choisit-on presque tou- jours un jardin ou un verger qu'on a connu et qu'on a aimé dans sa jeunesse. Les gens superstitieux croient que ceux dont les cendres sont éparpillées sur une terre deviennent dès lors les gardiens vigi- lants de cette terre ; et les vivants aiment à se dire qu'ils s'identifie- ront un jour avec tel ou tel lieu où ils ont été heureux jadis. Ils n élèvent pas de monuments et ne composent pas d'épitaphes à leurs morts, bien que dans les temps anciens ils aient eu des coutumes funéraires très voisines des nôtres. Mais ils ont un usage qui revient à peu près au même, car l'instinct de garder le nom vivant après la mort du corps semble être commun à toute l'humanité. Ils se font donc faire, de leur vivant, des statues d'eux-mêmes, (du moins ceux qui en peuvent faire la dépense), et ils écrivent sur le socle des inscrip- tions qui sont souvent aussi mensongères que nos propres épitaphes, mais d'une autre façon : car ils n'hésitent pas à parler d'eux-mêmes comme de gens sujets à la colère, à la jalousie, à l'envie, etc., mais presque toujours ils étalent leurs prétentions à la beauté physique, qu'ils la possèdent ou non, et souvent aussi ils se vantent d'avoir une somme importante placée en rentes sur l'Etat. Quand on est laid, on ne pose pas pour sa propre statue, bien qu'elle porte votre nom. On fait poser à sa place le mieux fait de ses amis et c'est une des façons courantes de faire un compliment à quelqu'un que de le prier de poser pour votre statue. En général les femmes posent chacune pour la sienne, à cause de l'aversion naturelle qu'elles ont à admettre qu'une 88 CHAPITRE XIII de leurs amies soit plus belle, mais elles s*attendent à ce que le sculp- teur les idéalise. D'après ce qu'on me dit, je compris qu'on commence à trouver que la multitude de ces statues devient encombrante dans presque toutes les familles, et que cet usage ne tardera pas à dis- paraître. D'ailleurs, c'est ce qui a déjà eu lieu, à la satisfaction de tout le monde, pour les statues des hommes célèbres, et on n'en trouve plus que trois dans toute la capitale. J'exprimcii la surprise que j'en éprou- vais, et on me dit qu'environ cinq cents ans avant mon arrivée, la ville avait été tellement envahie par ces fléaux, qu'on ne pouvait plus s'y promener, et que les gens finissaient par perdre patience en voyant leur attention accaparée à tous les coins de rue par des objets qui, lorsqu'ils s'en étaient approchés, apparaissaient dénués de tout intérêt pour eux. La plupart de ces statues n'étaient que de pauvres tentatives pour faire en faveur d'un homme ou d'une femme ce qu'un empail- leur fait avec plus de succès en faveur d'un chien, d'un oiseau, ou d'un brochet. La plupart du temps elles étaient imposées au public par quelque coterie qui essayait de se hausser elle-même en exaltant quel- qu'un d'autre, et plus d'une fois elle n'avaient d'autre origine que le désir, chez quelque membre de la coterie, de trouver du travail pour un jeune sculpteur qui allait devenir son gendre. Des statues con- çues dans de telles conditions ne pouvaient être que des monstres, et c'est de cette façon qu'elles sont forcément conçues dès que l'art de les faire est venu à se pratiquer sur une grande échelle. Je ne sais pourquoi, mais les plus nobles arts ne demeurent en leur perfection que très peu de temps. Ils atteignent vite à une hauteur d'où ils commencent à décliner, et une fois qu'ils ont commencé à décliner, il est regrettable qu'on ne puisse pas leur donner le coup de grâce ; car les arts sont comme des organismes vivants : mieux vaut qu'ils soient morts que mourants. Il n'y a pas moyen de rajeunir un art vieillissant ; il faut qu'il renaisse et recommence à grandir en partant de l'enfance comme un nouvel être, et qu'il travaille à son salut d'effort en effort, dans la crainte et le tremblement. Les Erewhoniens d'il y a cinq cents ans ne savaient rien de tout cela ; et je ne crois pas qu'ils le comprennent même aujourd'hui. Ce qu'ils demandaient aux sculpteurs, c'était quelque chose d'aussi approchant que possible d'un homme empaillé mais dont la paille ne moisirait pas. Ils auraient dû avoir un établissement dans le genre de celui de notre Madame Tussaud, où les mannequins portent de 89 EREWHON vrais habits, et dont la peau est peinte à l'imitation de la vie. Un tel musée aurait trouvé les ressources nécessaires à son entretien, car on aurait pu en faire payer l'entrée au public. Quoiqu'il en soit, ils avaient laissé leurs pauvres héros et héroïnes, glacés, barbouillés, incolores, se morfondre ça et là sur les places et aux carrefours, par tous les temps, et sans même essayer de faire de l'assainissement artistique, — car ils n'avaient pas pris de dispositions en vue de l'en- lèvement hors de la voie publique et de l'enterrement de leurs œuvres d'art mortes, et n'avaient, si l'on peut dire, aucun système de drainage grâce auquel les statues qui auraient été suffisamment assimilées, de façon à faire partie du fonds esthétique de la vie nationale, pourraient être éliminées de son organisme. C'est pour cela qu'ils les élevaient d un cœur léger par obéissance pour le caquetage de leur coteries ; et eux et leurs enfants étaient obligés, trop souvent, de vivre en tête- à-tête avec quelque nullité sonore dont la lâcheté avait coûté au pays des pertes incommensurables en argent et en hommes. A la fin cet abus prit de telles proportions que le peuple s'insurgea et dans sa fureur aveugle brisa toutes les statues, les bonnes comme les mauvaises. Presque tout ce qui fut détruit était mauvais, mais quelques ouvrages étaient bons, et les sculpteurs d'à présent se tordent les mains devant quelques-uns des fragments qui ont été conservés dans les musées des différentes villes du royaume. Pendant deux siècles environ il ne se fit pas une seule statue dans toute l'étendue du pays ; mais le besoin instinctif d'avoir des hommes et des femmes empaillés fut si puissant qu'à la fin les gens se mirent à essayer d'en refaire. Ne sachant pas comment s'y prendre, et sans académies qui pussent les égarer, les premiers sculpteurs de cette période trouvèrent tout par eux-mêmes, et produisirent encore une fois des œuvres qui étaient pleines d'intérêt, de sorte qu'en deux ou trois générations ils atteignirent une perfection presque comparable à celle d'il y avait plusieurs siècles. Là-dessus, les maux anciens sévirent de nouveau. Les sculpteurs furent payés cher. L'art devint un commerce. Des écoles furent fondées qui prétendirent vendre pour de l'argent le saint esprit de l'art. De toutes parts des élèves vinrent l'acheter, dans l'espoir de le revendre plus tard, et ils furent frappés d'aveuglement en punition du péché de ceux qui les avaient envoyés. Un second soulèvement des iconoclastes n'aurait certainement pas tardé à se produire, sans la prévoyance d'un homme d'état, qui réussit à faire passer une loi 90 CHAPITRE XIII orçlonnant qu'aucune statue de quelque homme ou femme célèbre que ce fût, ne devait subsister pendant plus de cinquante ans, à moins qu'au bout de ce temps un jury de vingt-quatre membres pris au hasard dans la rue ne décidât qu'on dût la laisser subsister pendant cinquante autres années. Au bout de chaque période de cinquante ans, cette remise en question devait se répéter, et s'il n'y avait pas une majorité de dix-huit voix en faveur du maintien de la statue, on devait la détruire. Peut-être aurait-il été plus simple d'interdire d'élever aucune statue à quelque homme ou femme célèbre que ce fût avant que cent ans au moins se fussent écoulés depuis leur mort ; et même alors il aurait fallu exiger qu'on remît en question les titres du défunt et les mérites de la statue tous les cinquante ans ; mais l'application de la loi eut des résultats qui, dans l'ensemble, furent satisfaisants. En effet, en premier lieu beaucoup de statues publiques qui sous l'ancien système auraient été décernées aux défunts illustres ne furent pas commandées lorsqu'on sut qu'elles avaient bien des chances d'être détruites au bout de cinquante ans ; et en second lieu, les sculpteurs, sachant que leur ouvrage durerait si peu, le bâclaient à tel point que sa mauvaise qualité choquait les yeux des gens même les moins cultivés. De là vint que bientôt les souscripteurs prirent l'habitude de verser leur argent au sculpteur, pour la statue de leurs hommes d'état défunts à condition qu'il ne la ferait pas. De cette façon, ils rendaient au mort l'hommage de leur respect ; les sculpteurs de profession n'étaient pas mis à l'amende, et le reste du public n'avait à souffrir aucune incommodité. On me dit pourtant que cet usage est en train de donner naissance à un nouvel abus. En effet la concurrence pour obtenir la commande de ne pas faire une statue est si vive qu'on cite des sculpteurs qui se sont arrangés d'avance avec les souscripteurs pour leur rendre une bonne partie de la somme versée. Mais les transactions de ce genre sont toujours clandestines. On insère dans le pavé, à l'endroit où la statue se serait dressée, une petite inscription qui informe le passant que telle statue a été commandée pour telle ou telle personne, homme ou femme, mais que le sculpteur n'a pas encore pu l'achever. On n'a pas voté de loi pour prohiber les statues destinées à la consommation des particuliers, mais, comme je l'ç^i dit, cet usage tend è dispa- raître. Pour en revenir aux coutumes funéraires d'Erewhon, il en est une 91 EREWHON que je ne peux guère passer sous silence. Lorsque quelqu'un meurt, les amis de la famille n'écrivent pas de lettres de condoléances, pas plus qu'ils n'assistent à l'éparpillement des cendres, et ils ne portent pas non plus le deuil ; mais ils envoient de petites boîtes remplies de larmes artificielles, avec le nom de l'envoyeur élégamment peint sur le couvercle. Le nombre des larmes varie de deux à quinze ou seize, selon le degré d'intimité ou de parenté ; et c'est quelquefois pour les gens une question d'étiquette très délicate que de déterminer le nombre de larmes qu'ils doivent envoyer. Si singulier que cela paraisse, on fait grand cas de cette attention, et on éprouve un vif mécontentement lorsque les gens de la part de qui on l'attendait l'omettent. Dans les temps anciens ces larmes étaient collées avec du taffetas gommé sur les joues des parents et amis du défunt, et on les portait en public pendant quelques mois après la mort d'un parent. Plus tard on les relégua sur le chapeau. De nos jours on ne les porte plus. Ils considèrent la naissance d'un enfant comme un sujet pénible sur lequel il est plus charitable de ne pas insister. La maladie de la mère est tenue soigneusement cachée jusqu'à ce que l'obligation de signer l'acte de naissance (dont j'aurai à parler plus loin) rende impos- sible de garder le secret plus longtemps ; et pendant plusieurs mois avant l'événement la famille vit dans la retraite et ne voit presque per- sonne. Une fois que la faute a été commise et qu'elle est devenue irréparable, l'universel manque de logique fait qu'on l'excuse : car l'illogisme, cette miséricordieuse précaution de la nature, ce tampon contre les heurts violents, ce frottement qui dérange nos calculs mais sans lequel l'existence serait intolérable, cette gloire suprême du génie inventif de l'homme grâce à quoi nous pouvons à la fois voir et être aveugle dans le même instant, cette bienheureuse contradiction, existe en Erewhon comme ailleurs ; et, bien que les moralistes les plus sévères aient soutenu que c'est mal pour une femme que d'avoir des enfants, puisqu'il est mal de souffrir, même pour qu'il en résulte un bien, — malgré tout, la force majeure du cas fait que tout le monde préfère passer les événements de ce genre sous silence, et qu'on fait comm.e s'ils n'existaient pas, excepté dans des cas assez flagrants pour s'imposer à l'attention du public. Ces cas sont l'objet de la réprobation universelle et si l'on croit que l'accouchement a été dangereux^'^et difficile, il est à peu près impossible, pour la mère, de reprendre la situation sociale qu'elle avait auparavant. 92 CHAPITRE XIII Je fus frappé de rarbitraire et de la cruauté de pareilles conventions ; mais il faut dire qu'elles mettent obstacle à bien des maux imaginaires : car la « position », bien loin d'être considérée comme « intéressante », est regardée comme le symptôme plus ou moins apparent d'un état de choses qui laisse beaucoup à redire, et les dames ont grand soin de le cacher aussi longtemps qu'elles le peuvent, même à leur mari, dans la crainte de la violente scène qu'il leur fera dès que leur faute sera découverte. D'ailleurs l'enfant aussi est tenu caché, — sauf le jour de la signature de l'acte de naissance, — jusqu'à ce qu'il sache marcher et parler. Si par malheur l'enfant meurt, il est impossible de se sous- traire à une enquête de la justice ; mais, pour ne pas déshonorer une famille qui jusqu'alors a pu garder sa réputation intacte, on déclare officiellement dans presque tous les cas que l'enfant avait plus de soixante -quinze ans et qu'il est mort de vieillesse. 93 CHAPITRE QUATORZIÈME MAHAINA Je continuais à résider chez les Nosnibor. Au bout de quelques jours M. Nosnibor ne se sentit plus de sa fustigation, et il se frottait les mains en songeant que la prochaine serait la dernière. Je lui dis que je trouvais qu'il ne paraissait guère en avoir besoin à présent ; mais il me répondit qu'il valait mieux mettre le plus de chances pos- sibles de son côté et qu'il irait jusqu'à la douzaine. Il s'occupait de ses affaires comme d'habitude, et j'appris que jamais il n'avait été plus riche, en dépit de la forte amende qu'il avait payée. Il ne pouvait pas me consacrer beaucoup de temps dans la journée, car c'était un de ces hommes précieux qui sont payés non pas à l'année, ni au mois, ni à la semaine ou a la journée, mais à la minute. Mais sa femme et ses filles s'occupaient beaucoup de moi et me présentaient à leurs amies qui venaient en foule me faire visite. Au nombre de ces personnes il y avait une dame nommée Mahaïna. Zuîora, l'aînée des filles de mon hôte, courut à elle et l'embrassa dès qu'elle fut entrée dans le salon, tout en lui demandant avec tendresse comment allait sa « pauvre ivrognerie ». Mahaïna répondit qu'elle n'allait pas mieux ; cette ivrognerie faisait son martyre, et il n'y avait que son excellente santé qui pût la consoler dans son malheur. Là dessus les autres dames s'en mêlèrent et offrirent leur sympathie et les infaillibles conseils qu'elles avaient toujours en réserve pour toutes les maladies morales. Elles vantèrent leur redresseur et criti- quèrent celui de Mahaïna. M"^^ Nosnibor avait une recette favorite, mais je ne compris pas très bien en quoi elle consistait. J'entendais les mots : « absolument certaine que le désir de boire disparaîtra lorsque la formule aura été répétée... c'est cette certitude qui est tout... bien loin de déprécier une ferme résolution de ne plus jamais prendre d'alcool... trop souvent sans résultat... cette formule assure la guérison » (ceci prononcé avec une grande énergie). « ...forme prescrite... entière conviction... » Ensuite la conversation devint plus intelligible, et continua pendant longtemps. Je mettrais le lecteur et moi-même dans une grande perplexité, si j'essayais de reproduire la singulière aberra- 94 CHAPITRE XIV tîon de tous leurs propos. Qu'il me suffise de dire qu'au bout d*un certain temps l'entrevue prit fin, et que Mahaïna se retira après avoir reçu les embrassements affectueux de toutes les dames. Je m'étais tenu à l'écart aussitôt après avoir été présenté, car Mahaïna ne me plaisait guère et cette conversation m'horripilait. Quand elle s'en alla je fus un peu consolé par les réflexions que provoqua son départ. D'abord ces dames se mirent à faire son éloge, avec modération. Elle était ceci et cela et tout ce que vous voudrez ; si bien que, mon aversion pour elle augmentant à chaque parole que j'entendais, je demandai Comment il se faisait que les redresseurs n'eussent pu la guérir comme ils avaient guéri M. Nosnibor. Lorsque je posai cette question, le visage de M°^® Nosnibor prit, une seconde, une certaine expression qui me parut signifier qu'elle ne regardait pas le cas de Mahaïna comme absolument du ressort des redresseurs. Un soupçon me vint soudain que peut-être la pauvre femme ne buvait pas du tout. Je compris que je n'aurais pas dû poser de question ; mais il me fut impossible de me retenir, et je demandai carrément si oui ou non elle buvait. — Nul d'entre nous ne peut formuler de jugement sur l'état d'au- truî », dit M*^^^ Nosnibor d'un ton grave, charitablement, en regardant du côté de Zulora. « Oh maman », répondit Zulora, en feignant de se fâcher un peu, mais bien contente de pouvoir lâcher ce qu'elle brûlait d'envie d'in- sinuer ; « je n'en crois pas un mot. Ce qu'elle a, c'est qu'elle ne digère pas bien. Je me rappelle, quand j'ai passé tout un mois chez eux l'été dernier, qu'elle n'a pas une seule fois, j'en suis sûre, pris une seule goutte de vin ou d'alcool. La vérité, c'est que Mahaïna, qui n'a pas de santé, fait semblant de s'enivrer pour que ses amis la traitent avec une indulgence qu'elle ne mérite pas. Elle n'est pas assez forte pour faire ses exercices de callisthénie, et elle sait qu'on l'obligerait à les faire si elle n'invoquait pas des causes morales pour justifier son incapacité ». Là-dessus la sœur cadette, qui se montrait toujours bonne et compatissante, dit qu'elle croyait bien que Mahaïna se grisait de temps en temps» « Je pense aussi », ajouta-t-elle, « qu'elle prend quelquefois du jus de pavots ». « Bon, c'est possible alors, qu'elle s'enivre de temps à autre », dit Zulora; « mais, pour cacher sa mauvaise santé, elle voudrait nous faire croire qu'elle s'enivre encore bien plus souvent ». Et elles Continuèrent pendant plus d'une demi-heure à débattre la 95 EREWHON question de savoir jusqu'à quel point l'intempérance de l'amie qui sortait de chez elle était vraie ou simulée. De temps en temps elles se trouvaient d'accord pour prononcer quelques banalités charitables, et prétendaient qu'elles étaient toutes d'avis que Mahaïna était une personne dont la santé physique aurait été excellente si sa malheureuse impuissance à s'empêcher do trop boire ne la minait pas. Mais dès que cela paraissait bien établi, elles commençaient à se sentir mal à leur aise jusqu'à ce qu'elles eussent défait tout leur ouvrage et laissé planer une grave accusation sur la constitution physique de leur amie. A la fin, voyant, que la discussion avait pris l'allure d'un cyclone, d'une tempête circulaire tournoyant sans fin sur soi-même, si bien qu'on en arrivait à ne plus savoir où elle com- mençait ni où elle finissait, je trouvai quelque prétexte poui excuser mon brusque départ et me retirai dans ma chambre. Là, du moins, j'étais seul, mais en vérité bien attristé. Ainsi donc, je me trouvais parmi des gens qui, en dépit de leur haute civilisation et de leurs nombreuses qualités, avaient été tellement pervertis par les idées fausses qu'on leur inculquait dès l'enfance de génération en généra- tion, qu'il était impossible de concevoir comment ils pourraient jamais s'en affranchir. Ne trouverais-je rien à leur dire qui pût leur faire comprendre que la constitution physique d'un individu est une chose sur laquelle cet individu n'a pu avoir, au moins au début, aucune influence ; tandis que l'esprit est quelque chose de tout différent, capable d'être recréé et dirigé selon le bon plaisir de son possesseur? Ne pourrais- je jamais les amener à voir que, tandis que les habitudes de l'esprit et les plis du caractère sont entièrement indépendants de la force mentale originelle et de l'éducation première, le corps, lui, est à tel point la lésultante de l'hérédité et des circonstances, qu'aucun châtiment ne devrait être infligé pour cause de mauvaise santé, si ce n'est comme mesure de protection contre la contagion ; et que, même dans les cas ou un châtiment serait nécessaire, il devrait être accom- pagné de compassion? Certainement, si l'infortunée Mahaïna savait qu'elle pouvait avouer sa débilité physique sans crainte d'être méprisée à cause de ses infirmités, et s'il y avait des médecins à qui elle pût franchement exposer son cas, ce n'est pas la crainte d'avoir à prendre des médicaments d'un goût désagréable qui l'empêcherait de le faire. Il se pouvait que sa maladie fût incurable, (car j'en avais entendu assez pour être convaincu que son ivrognerie n'était qu'une feinte, et qu'elle ne faisait d'excès d'aucune sorte), eh bien, dans ce cas, elle pouvait % CHAPITRE XIV être avec justice soumise à quelques désagréments et peut-être même à un peu de contrainte ; mais comment savoir si elle était guérissable ou non, avant le jour où il lui serait possible de confesser franchement ce qu'elle éprouvait, au lieu d'être obligée de le cacher? Dans leur ardeur à extirper la maladie, ces gens-là dépassaient leur but. Car le monde était devenu si habile à dissimuler ; ils fardaient leur visage avec un art si consommé ; ils savaient réparer l'outrage des ans et les effets de l'infortune avec tant d'adresse et de f eintise, qu'il était vrai - ment impossible de dire si quelqu'un était bien portant ou malade, a moins de le connaître mtimement depuis des mois, ou des années. Même les plus clairvoyants y étaient constamment trompés et souvent il se faisait des mariages dont les suites étaient déplorables, à cause de l'art avec lequel des infirmités avaient été cachées. Il me semblait à moi que le premier pas à faire pour guérir une maladie devait être d'en parler aux proches parents et aux amis du malade. Si quelqu'un avait la migraine, il aurait dû pouvoir le dire tout de suite, sans y insister trop, et se retirer dans sa chambre pour prendre un cachet, sans que tout le monde prît des figures d'enterre- ment et que leurs larmes se missent à couler. Dans les circonstances actuelles, il suffisait de murmurer que quelqu'un était sujet aux maux de tête pour qu'aussitôt toutes les personnes présentes fissent comme si aucune d'entre elles n'eût jamais eu la migraine de toute sa vie. Il est vrai que les migraines étaient rares, car, grâce à la sévérité avec laquelle les maladies étaient traitées dans leur pays, les Erewhoniens étaient les gens les plus sains et les mieux bâtis qu'on puisse imaginer ; pourtant, même les meilleurs d'entre eux étaient sujets à des indis- positions passagères, et n'y il avait guère de famille qui n'eût pas quelque secret honteux : une boîte à remèdes bien cachée au fond d'un placard. 97 CHAPITRE QUINZIÈME LES BANQUES MUSICALES En rentrant au salon, je vis que le torrent déchaîné à propos de Mahaïna avait fini de couler. Les dames rangeaient leur ouvrage et se disposaient à sortir. Je leur demandai où elles allaient. Elles répon- dirent avec une certain air de réserve qu'elles allaient à la banque chercher de l'argent. J'étais depuis assez longtemps en Erewhon pour savoir que les affaires commerciales y étaient conduites d'après une méthode toute différente de la nôtre ; mais jusqu'à présent je n'en connaissais pas grand'chose, sinon qu'ils avaient deux systèmes commerciaux dis- tincts, dont l'un intéressait l'imagination beaucoup plus vivement que ne l'intéresse aucun des modes de transaction auxquels nous sommes accoutumés en Europe. En effet les banques établies sur ce système sont ornées de la manière la plus somptueuse et toutes les opérations commerciales s'y font en musique, ce qui leur vaut le nom de Banques Musicales, encore que leur musique soit un supplice pour des oreilles européennes. Quant au système lui-même, je ne l'ai jamais compris, et je ne le comprends pas encore. Ils possèdent un code qui a trait à ce système, et je ne doute pas qu'ils ne le comprennent, mais nul étranger ne peut espérer le comprendre. Toutes les règles s'y confondent ou s'y contre- disent comme dans une grammaire infiniment compliquée, ou comme dans la prononciation chinoise où, paraît-il, le plus léger changement d'accentuation ou de ton modifie le sens de toute une phrase. Et tout ce qu'il y a d'incohérent dans la description que je vais faire, il faut l'attribuer à ce que je ne suis jamais parvenu à comprendre parfaite- ment de quoi il s'agissait. Toutefois, d'après les données certaines que j'ai pu recueillir, j'ai su qu'ils ont deux espèces distinctes de monnaie légale ; chacune sous le contrôle des banques qui l'émettent et des codes de commerce qui en réglementent le cours. L'une de ces organisations (celle des Banques Musicales) était considérée comme l'Organisation par excellence, et comme celle d'où sortait la monnaie qui aurait dû servir à toutes les 98 CHAPITRE XV transactions financières. Et en effet j'ai vu que tous ceux qui désiraient passer pour des gens respectables avaient quelques fonds plus ou moins considérables placés dans ces banques. Mais d'autre part, s'il est quelque chose dont je sois plus particulièrement certain, c'est que les fonds amsi placés n'avaient aucune valeur commerciale positive en dehors de l'encemte de ces banques ; et je sais que les directeurs et les caissiers des Banques Musicales n'étaient pas payés avec leur propre monnaie. M. Nosnibor allait quelquefois à ces banques, ou plutôt à la grande Banque centrale de la capitale, mais il n'y allait pas très souvent. Il était un des piliers d'une des banques de l'autre organisation, tout en tenant aussi, je crois, un petit emploi honori- fique dans les Musicales. En général il laissait les dames de sa famille y aller seules. C'était du reste ce qui avait lieu dans la plupart des familles, excepté dans les occasions solennelles. Il y avait longtemps que je souhaitais mieux connaître cette étrange organisation, et j'avais le plus vif désir d'accompagner la femme et les filles de mon hôte. Je les avais vues sortir presque tous les matins depuis mon arrivée et 3 avais remarqué qu'elles tenaient leur porte-monnaie à la main, non pas précisément avec ostentation, mais de façon à ce que ceux qui les rencontreraient vissent où elles allaient. Jusque -là, pourtant, elles ne m'avaient jamais demandé de les accompagner*^;; -' \ >-^ct:y:: Il n'est pas facile de rendre avec des mots lèâ façons des gens, et je ne puis guère donner une idée de la sensation particulière que j'éprou- vai quand je vis ces dames sur le point de partir pour la banque. Il y avait chez elles quelque chose comme du regret, et comme si elles eussent voulu m'emmener avec elles, et qu'en même temps elles n'eussent pas voulu me le proposer, et qu'elles eussent trouvé peu convenable que je les priasse de m'emmener. Mais j'étais résolu à tirer de M"^® Nosnibor soit un refus, soit une invitation à l'accom- pagner ; et, après quelques pourparlers et de nombreuses questions pour savoir si j'étais bien certain que je désirais les accompagner, je fus autorisé à le faire. "Nous suivîmes plusieurs rues bordées de maisons d'apparence plus oti moins riche, et enfin à un tournant nous débouchâmes sur une grande place, au fond de laquelle s'élevait un bâtiment superbe, d'une architecture bizarre mais grandiose et d'une haute antiquité. Il ne s'ouvrait pas directement sur la place, car un mur de clôture, percé d'une voûte, se dressait entre la place et l'enceinte de la Banque Musicale. Ayant passé sous la voûte, nous trouvâmes une pelouse 99 EREWHON qu*entouraient des arcades ou un cloître, tandis qu'en face de nous s'élevaient les tours majestueuses de la banque et sa vénérable façade, divisée en trois profonds renfoncements et ornée de marbres de plu- sieurs couleurs et de nombreuses sculptures. De chaque côté de la banque il y avait de beaux et vieux arbres dans lesquels des centaines d'oiseaux se pressaient et s'agitaient, et un bon nombre de petites maisons très anciennes mais construites «n bons matériaux et qui avaient une apparence singulièrement confortable. Elles étaient entourées de vergers et de jardins et me donnèrent une sensation de grande paix et d'abondance. En vérité, on ne se serait pas trompé si on avait dit que ce monu- ment parlait à l'imagination ; il faisait plus : il s'emparait d'un seul coup de l'imagination et du jugement. C'était une épopée de pierre et de marbre, et si puissant fut l'effet qu'il produisit sui moi, qu'en le regardant je me sentis charmé et vaincu. Je devins plus conscient de l'existence d'un passé lointain. On sait bien qu'il a existé, mais cette notion n'est jam.ais aussi vivante en nous que lorsque nous sommes en la présence même de quelque témoin de la vie des siècles disparus. Je sentis combien était courte, dans la vie de l'humanité, la petite période dans laquelle nous vivons. Je fus plus fortement saisi de ma propre petitesse, et bien plus enclin à croire que les hommes qui avaient un sens de l'harmonie et des proportions assez grand pour avoir pu élever une œuvre si sereine, ne devaient pas pouvoir se tromper dans les jugements qu'ils portaient sur toutes choses. Et je crus de bonne foi que la monnaie de cette banque-là devait être la bonne. Nous traversâmes la pelouse et pénétrâmes dans l'édifice. Si impres- sionnant qu'eût été l'extérieur, l'intérieur l'était encore davantage. Il était très élevé, et divisé en plusieurs parties par des murs appuyés sur d'énormes pilieis. Les baies étaient remplies par des vitraux où étaient représentés les principaux événements commerciaux de la banque au cours de siècles nombreux. Dans une partie éloignée et plus intérieure de l'édifice, des hommes et des enfants chantaient. C'était le seul trait choquant du tableau : car, la gamme n'étant pas encore connue, il n'y avait pas de musique, en Erewhon, qui pût satisfaire l'oreille d'un Européen. Les chanteurs semblaient s'être inspirés des chants des oiseaux et des lamentations du vent, qu ils s'efforçaient d'imiter par de mélancoliques cadences, qui parfois dégénéraien*: en un hurlement. Pour ma part je trouvais ce bruit 100 CHAPITRE XV affreux, mais il produisit beaucoup d'effet sur mes compagnes, qu* prétendirent en être fort émues. Dès que le chant cessa, les dames me prièrent de rester où j'étais et elles pénétrèrent dans le lieu d'où le chant m'avait paru venir. Pendant leur absence je ne pus m'empêcher de faire certaines réflexions. D'abord, il me parut étrange que l'édifice fût à peu près com- plètement vide. J'y étais presque seul, et les quelques autres per- sonnes qui étaient là étaient entrées par curiosité et n'avaient aucune envie de faire des affaires avec la banque. Mais peut-être y avait-il plus de monde dans l'intérieur. Je m'avançai sans bruit vers le rideau, et me risquai à en écarter l'extrême bord. Non, il n'y avait là presque personne. Je vis un grand nombre de caissiers, tous à leur bureau et prêts à payer les chèques, et un ou deux personnages qui semblaient être les associés et gérants. Je vis aussi M"^^ Nosnibor et ses filles et deux ou trois autres dames ; et encore trois ou quatre vieilles femmes et les élèves d'un des Collèges de Déraison du voisinage ; mais c'était tout. Voilà qui ne semblait pas indiquer que les affaires de la banque fussent prospères ; et pourtant on m'avait toujours dit que tous les habitants de la ville faisaient des affaires avec cet établissement. Il m'est impossible de dire tout ce qui se fit dans cette enceinte intérieure, car un homme en robe noire, l'air sombre et méchant, s approcha et me fit des gestes menaçants parce que je regardais. Je me trouvais avoir sur moi une des pièces de la Banque Musicale, que ^me Nosnibor m'avait donnée, et je me hasardai à la lui offrir comme pourboire. Mais quand il vit ce que c'était il entra dans une telle colère qu'il me fallut, pour l'apaiser, lui donner une pièce de l'autre espèce de monnaie. Cela le rendit tout de suite civil. Dès qu'il eut tourné les talons je me risquai encore une fois à regarder ; et je vis Zulora qui était justement en train de tendre à un des caissiers un morceau de papier qui paraissait un chèque. Il ne l'examina pas, mais plongeant la main dans un coffre ancien qui se trouvait près de lui, il en tira, à ce qu'il me sembla, au hasard, un certain nombre de pièces de métal, et les tendit sans les compter à Zulora qui ne les compta pas non plus, mais qui les mit dans sa bourse, et regagna sa chaise après avoir glissé quelques pièces de l'autre monnaie dans un tronc placé à côté du caissier. Ensuite M"'^ Nosnibor et Arowhéna firent de même ; mais un peu plus tard elles rendirent (à ce que je crus voir) tout ce qu'elles avaient reçu du caissier à un huissier qui, j'en suis sûr, 101 EREWHON le remit dans le cofïre d'où on l'avait sorti. Alors elles se dirigèrent vers le rideau ; je le laissai retomber et me retirai a une distance con- venable. Elles ne tardèrent pas à me rejoindre. Pendant quelques mmutes nous gardâmes le silence, mais à la fin je m.e risquai à dire que la banque n'était pas aussi achalandée ce jour-là qu'elle l'était sans doute souvent. Sur quoi M"^^ Nosnibor me dit qu'il était triste vraiment de voir les gens faire si peu de cas de la plus précieuse de toutes les institutions. Je ne pus rien répondre à cela, mais j'ai toujours pensé que la plupart des hommes savent à peu près toujours où ils trouvent ce qui les satisfait. M"^^ Nosnibor ajouta qu'il ne fallait pas croire, parce que j'avais vu peu de monde, que la banque n'avait pas la confiance du public. Le cœur de la nation était tout dévoué à ces établissements, et au moindre signe de danger qui les m.enacerait, des secours lui vien- draient de parages dont on en aurait le moins attendu. C'était unique- ment parce que les gens savaient que ces établissements étaient si solides, que dans certains cas (et c'était malheureusement le cas de M. Nosnibor) ils pensaient que leur appui leur était inutile. De plus, ces institutions ne s'écartaient jamais des principes financiers les plus prudents et les plus recommandables. Par exemple, elles ne donnaient aucun intérêt sur les dépôts, usage maintenant fréquent dans certaines sociétés véreuses qui, par ces moyens illégitimes, avaient enlevé beaucoup de clients aux Banques Musicales, Ces gens sans scrupules avaient même, par leurs innovations, réussi à enlever aux Banques Musicales un certain nombre de leurs anciens actionnaires, car les Banques Musicales payaient peu, ou pas, de dividendes, mais partageaient leurs profits sous forme de boni sur les actions primitives une fois tous les trente mille ans ; et comme la dernière en date de ces distributions ne remontait qu'à deux mille ans, les gens se disaient qu'ils n'en pouvaient espérer une autre de leur vivant et préféraient des placements qui leur rapportaient des profits plus tangibles. Et tout cela, dit-elle, est bien triste à penser. Après avoir fait ces aveux, elle en revint à sa première déclaration, à savoir : qu en réalité tout le monde dans le pays était pour ces ban- ques. Quant au petit nombre des clients présents, et à l'absence des personnes valides, elle me fit remarquer non sans raison que c'était exactement ce à quoi nous devions nous attendre. Les hommes qui étaient le plus au fait de la stabilité des institutions humaines, tels 102 CHAPITRE XV que les gens de loi, les hommes de science, docteurs, hommes d état, peintres, et leurs pareils, étaient précisément ceux-là même qui étaient le plus prédisposés à se laisser égarer par les talents qu'ils se supposent, et à devenir trop méfiants, poussés qu'ils sont par leur désir déréglé d'avoir plus de profits immédiats, — désir qui est à l'origine des neuf-dixièmes de l'opposition, — et par leur vanité qui les incite à vouloir paraître au-dessus des préjugés de la foule, et par les aiguillons de leur propre conscience qui ne cesse pas de leur faire les reproches les plus cruels à propos de leur corps qui est, chez presque tous, malade. « En admettant », poursuivit-elle, « que l'esprit d'un homme soit aussi sain que vous voudrez, si son corps n'est pas dans un état de santé parfait, il ne peut porter aucun jugement valable sur des choses de cette espèce. Le corps est tout : Il n'est pas besoin que ce soit un corps extrêmement robuste » (elle dit cela parce qu'elle comprit que ]e pensais aux gens âgés et d'apparence débile que j'avais vus à la banque), « mais il faut que ce corps soit dans un état de santé parfait ; dans ce cas moins il a d'énergie active et plus libre est le jeu de l esprit, et par conséquent plus sain est le jugement. Ainsi donc, les gens que j'avais vus à la banque étaient en réalité précisément ceux-là dont les opinions étaient les plus sûres : or ils affirmaient que les avantages qu'offraient les Banques Musicales étaient incalculables ; et préten- daient même que les profits immédiats qu'ils en retiraient étaient plus grands que ceux auxquels ils avaient strictement droit. » ht elle con- tinua sur ce ton et ne cessa plus de parler jusqu'à ce que nous fûmes de retour à la maison. Elle pouvait dire ce qu'elle voulait, mais la façon dont elle le disait n'était pas convaincante, et plus tard je vis des marques de l'indiffé- rence générale à l'égard de ces banques, et de telles marques qu'il n'y avait pas d'erreur possible à ce sujet. Leurs partisans le niaient sou- vent, mais leurs dénégations étaient conçues, presque toujours, de telle façon qu'elles constituaient une preuve de plus de cette indiffé- rence. Pendant les paniques commerciales et dans les temps de détresse universelle, la masse des gens ne songeait même pas à s'adresser à ces banques. Quelques-uns pouvaient s'y adresser, les uns par habitude et par éducation, les autres poussés par l'instmct qui nous fait nous raccrocher au moindre fétu de paille quand nous nous noyons ; mais bien peu y allaient parce qu'ils croyaient vraiment que les Banques Musicales pourraient les sauver d'une ruine financière s'ils étaient 103 EREWHON incapables de faire face à leurs engagements avec de la monnaie de l'autre espèce. Au cours d'une conversation avec un directeur des Banques Musi- cales, je me risquai à insinuer cela aussi clairement que la politesse le pouvait permettre. Il me répondit que cela avait été un peu vrai jusqu'à ces derniers temps ; mais que maintenant ils avaient fait poser de nouveaux vitraux de couleur dans toutes les banques du pays, réparé les bâtiments et agrandi les orgues. De plus, les présidents s'étaient mis à monter en omnibus et à parler gentiment aux gens dans la rue, et à se rappeler l'âge de leurs enfants, et à leur offrir des bonbons quand ils étaient turbulents. Et de la sorte tout irait bien désormais. « Mais », dis-je timidement, « n*avez-vous rien changé à la monnaie elle-même? » « Cela n'est pas nécessaire », répliqua-t-il ; « pas le moins du monde nécessaire, je vous l'assure. » Et pourtant n'importe qui pouvait voir que la monnaie émise par ces banques n'était pas celle avec laquelle les gens achetaient leur pain, leur viande et leurs vêtements. Elle lui ressemblait superficielle- ment, et elle était couverte de dessins qui étaient souvent d'une grande beauté ; et ce n'était pas, non plus, une monnaie de contrefaçon faite avec l'intention qu'on la confondît avec la monnaie dont on se servait réellement : elle était plutôt comme cette monnaie qu'on vend dans les magasins de jouets, ou comme les jetons qu'on emploie dans certains jeux de carte. Car, si beaux que fussent les dessins, la matière sur laquelle ils étaient gravés était aussi dépourvue de valeur que possible. Quelques pièces étaient recouvertes d'étain, mais la plupart montraient franchement le bas métal à bon marché dont elles étaient faites, et dont je ne pus déterminer la nature exacte. En réalité elles étaient faites d'une grande variété de métaux, ou, plus exactement, d'alliages, dont quelques-uns étaient durs tandis que les autres se ployaient aisément et prenaient presque toutes les formes que leur possesseur voulait qu'elles eussent, selon son caprice du m.oment. Naturellement tout le monde savait que leur valeur commerciale était zéro, mais tous ceux qui désiraient être considérés comme des gens respectables se croyaient obligés d'en avoir toujours sur eux quelques-unes, et de les laisser voir de temps en temps dans leurs mains et dans leur bourse. Bien plus, ils juraient sans vouloir en démordre que l'argent en cours dans le royaume n'était que de la 104 CHAPITRE XV boue en comparaison de la monnaie des Banques Musicales. Mais peut-être que ce qu'il y avait de plus étrange, c'était que ces mêmes personnes se mettaient parfois à se moquer, en douceur, de l'Organisa- tion toute entière, et même il n'y avait guère d'insinuation contre elle qu'ils ne tolérassent pas, ou même qu'ils n'applaudissent pas, dans leurs journaux quotidiens, pourvu que ces insinuations fussent ano- nymes ; tandis que si la même chose leur était dite en face et sans ambages, — le nominatif, le verbe et l'accusatif étant à leur place, et le doute impossible — ils se considéraient comme très gravement offensés et à bon droit indignés, et ils accusaient leur interlocuteur d'être malade. Je n'ai jamais pu comprendre (et ne le puis pas davantage à présent, bien que je commence à me rendre un compte plus exact de leurs sentiments) pourquoi une seule monnaie ne leur suffirait pas : il me semblait que leurs transactions en eussent été grandement simpli- fiées. Mais lorsqu'il m 'arrivait d'insinuer cela, je recevais pour toute réponse un regard d'horreur. Même ceux qui, j'en étais sûr, ne gar- daient dans les Banques Musicales que juste assez d'argent pour avoir le droit de juier en leur nom, traitaient les autres banques (où leurs valeurs étaient réellement placées), de « froides, ennuyeuses, paralysantes », et autres épithètes du même genre. Je remarquai encore une chose qui me frappa beaucoup. On m em- mena à l'inauguration d'une de ces banques dans une ville voisine, et je VIS une nombreuse assemblée de caissiers et de directeurs. Comme j'étais assis en face d'eux je pus examiner attentivement leurs visages. Ils me déplurent : ils manquaient, à de rares exceptions près, de la vraie franchise érewhonienne ; et un même nombre de gens, pris dans n'importe quelle autre classe de la société, auraient paru plus heureux et meilleurs. Quand je les rencontrais dans la rue je les distinguais aussitôt des autres habitants, car ils avaient presque tous une expres- sion contrainte et crispée qui me faisait pitié et qui m'attristait. Ceux qui venaient de la campagne avaient meilleure appaience : ils semblaient avoir moins vécu comme les membres d'une classe à part, et ils paraissaient plus libres et mieux portants. Mais bien que j'en visse un bon nombre dont l'expression était bienveillante et digne, je ne pouvais pas m'empêcher de me demander, en songeant à la grande majorité de ceux que je rencontrais : « Erewhon serait-il un pays meilleur si tous ses habitants arrivaient à ressembler à ces gens- là? » et je me répondais par un non énergique. L'expression qu'on 105 EREWHON voyait sur la figure des Hauts Ydgrunistes était celle qu'on eût désiré voir se répandre, et non pas celle des caissiers. L'expression d'un homme est son sacrement ; c'est le signe exté- rieur et visible de sa grâce — ou de son manque de grâce — intérieure et spirituelle, et quand je regardais la plupart de ces hommes, je ne pouvais pas m'empêcher de sentir qu'il devait y avoir quelque chose dans leur vie qui avait arrêté leur développemicnt normal, et qu'ils se seraient mieux portés moralement s'ils avaient choisi n'importa quelle autre profession. Je les plaignais toujours, car neuf fois sur dix c étaient des gens bien intentionnés. Ils étaient pour la plupart mal payés ; leur tempérament était en général au-dessus de tout soupçon, et on rapportait sur leui compte d'innombrables traits d'abnégation et de générosité. Mais ils avaient eu le malheur d'avoir été placés malgré eux dans une situation fausse à un âge où la plupart d'entre eux n avaient pas encore de maturité de jugement, et après avoir été habilement tenus dans l'ignorance des vraies difficultés de l'Organisa- tion. Mais tout cela n'empêchait pas que leur situation fût fausse, et les mauvais effets qu'elle produisait en eux étaient évidents. En leur présence on ne parlait jamais avec une entière liberté ni en toute franchise, et cela me parut un bien mauvais signe. Quand ils étaient là tout le monde parlait comme si toute espèce de monnaie devrait être supprimée exceptée celle des Banques Musicales ; et cependant on savait très bien que les caissiers eux-mêmes ne se ser- vaient pas beaucoup plus que les autres de la monnaie des Banques Musicales. On ne leur demxandait que d'avoir l'air de s'en servir, et c était tout. Les moins intelligents d'entre eux ne semblaient pas être bien malheureux ; mais beaucoup étaient visiblement rassasiés de dégoût, bien que sans le savoir peut-être, et certainement sans vouloir reconnaître qu'ils l'étaient. Un tout petit nombre étaient ennemis de l'Organisation tout entière mais ceux-là pouvaient être renvoyés d'un moment à l'autre, et cela les rendaient fort prudents, car celui qui avait été caissier dans une Banque Musicale ne pouvait plus prétendre à aucun autre emploi ; et il était presque toujours incapable d'en tenir un autre à cause de l'espèce de traitement qu'il avait subi et qu'on appelait son « éducation ». En réalité c'était une carrière dont il était virtuellement impossible de sortir, et qu'on faisait embrasser aux jeunes gens, presque toujours avant qu'ils fussent capables, — étant donnée la façon dont on les avait élevés, — de se faire des opinions personnelles. Assez souvent même on les 106 CHAPITRE XV avait poussés à rembrasser par des procédés que nous appellerions chez nous : intimidation, dissimulation et dol. Bien peu nombreux étaient ceux qui avaient le courage d'insister pour connaître le pour et le contre touchant l'Organisation avant de faire ce qui était littérale- ment un saut dans le vide. On aurait pu croire que la prudence dans des affaires de cette nature est un principe élémentaire, une des pre- mières choses que tout homme honorable devrait faire comprendre et inculquer à son fils ; mais dans la pratique il n'en allait pas ainsi. J'ai même vu des cas oii des parents achetaient le droit de donner un poste de caissier dans l'une de ces banques, avec la ferme inten- tion que l'un quelconque de leurs fils — peut-être encore en bas âge — l'occuperait. Voici donc ce pauvre petit garçon qui grandit et semble promettre de devenir un homme bon et honorable, mais qui est dans une ignorance complète au sujet de la chaîne et du boulet que son protecteur naturel a préparés pour lui. Qui pourrait affirmer que tout cela n'aboutira pas à une vie d'hypocrisie et à de vams efforts pour s'en évader? J'avoue qu'il y eut peu de choses en Erewhon qui m'affligèrent plus que celles-là. Pourtant, en Angleterre même, nous faisons quelque chose qui n'est pas tellement différent de ceci ; et pour ce qui est du système commercial basé sur deux principes, toutes les nations ont, et ont eu, une loi civile en même temps qu'une autre loi qui, bien qu'en théorie plus sainte, a bien moins d'influence sur leur vie et leurs actions jour- nalières. Il faut croire que le besoin d'avoir une loi à côté et au-dessus de la loi civile, et parfois même en conflit avec elle, provient de quelque chose de bien profondément enraciné chez les hommes. En vérité, il est difficile de croire que l'humanité aurait pu devenir ce qu'elle est sans cette évolution graduelle de cette idée que, malgré toute l'im- portance qu'a ce monde pendant que nous y sommes, il peut sembler bien peu de chose quand nous l'avons quitté. Quand l'homme fut arrivé à concevoir que dans l'éternel Etre-et- non-être de la nature, le monde et tout ce qu'il contient, y compris 1 homme, est en mêm.e temps visible et invisible, il éprouva le besoin d avoir deux règles de vie, l'une pour le côté visible des choses, l'autre pour leur côté invisible. Pour les lois dont l'action s'étend au monde visible il demanda la sanction de puissance visibles ; pour l'invisible (dont il ne sait rien, sinon qu'il existe et qu'il est puissant) il fit appel au pouvoir invisible (dont il ne sait rien non plus, sinon qu'il existe et qu'il est puissant) qu'il appelle Dieu. 107 EREWHON Certaines opinions des Erewhoniens sur l'intelligence de l'em- bryon, opinions que je regrette de ne pouvoir, faute d'espace, exposer ici au lecteur, m'ont amené à conclure que les Banques Musicales d tirewhon, comme peut-être aussi les systèmes religieux de tous les pays, ne sont, dans l'état actuel, que des espèces de barrières élevées dans le dessein plus ou moins arrêté de protéger l'insondable sagesse instinctive et inconsciente de millions de générations passées, contre les conclusions relativement superficielles, consciemment raisonnées et éphémères, tirées de la sagesse des trente ou quarante dernières générations. La doctrine des Banques Musicales érewhoniennes (du moins en tant qu'elle se distingue des théories presque idolâtres qui vivent à côté d'elle, et dont je dirai un mot plus loin), possédait une particula- rité qui la protégeait : c'était que, tout en affirmant l'existence d'un royaume qui n est pas de ce monde, elle ne cherchait pas a percer le voile qui le cache aux yeux des hommes. C'est là la pierre d'achoppe- ment de presque toutes les religions : leurs prêtres essaient de nous faire croire qu'ils en savent plus long sur le monde invisible que ceux dont les yeux sont encore aveuglés par le monde visible n'en peuvent savoir, — oubliant que, s'il est mauvais de nier l'existence d un monde invisible, il n'est pas moins mauvais de prétendre en savoir rien, sinon qu'il existe. J ai déjà outrepassé les limites que j'avais assignées à ce chapitre, mais je voudrais ajoutei encore ceci. En dépit de cette particularité qui rendait leur doctrine officielle moins vulnérable, je ne puis m'em- pêcher de penser que les Erew^honiens sont à la veille de voir de grands changements s'opérer dans leurs opinions religieuses, ou du moins dans cette partie de leurs opinions religieuses qui s'exprime par le moyen de leurs Banques Musicales. Autant que j'ai pu voir, au moins quatre-vingt-dix pour cent des habitants de la capitale avaient à l'égard de ces banques un sentiment assez peu éloigné du n^épris. S'il en est vraiment ainsi, l'événement sensationnel, quel q i il soit, qui tôt ou tard se produira, pourra être le point de départ d un nouvel ordre de choses, qui sera plus en harmonie tout à la fois avec l'intelligence des citoyens et avec leurs sentiments. 108 CHAPITRE SEIZIÈME AROWHÉNA Le lecteur aura probablement compris une chose dont je m'étais déjà douté avant même d'avoir passé vingt-quatre heures chez M. Nos- nibor : je veux dire que, malgré toutes les attentions dont j'étais l'objet de la part de cette famille, il m'était impossible d'éprouver une sym- pathie véritable pour eux, exception faite d'Arowhéna, qui était tout à fait différente des autres. Les Nosnibor n'étaient pas de bons échan- tillons de la race érewhonienne ; je voyais beaucoup d'autres Erewho- niens avec lesquels mes hôtes échangeaient des visites, et dont les manières me plaisaient au-delà de toute expression ; mais je ne pus jamais surmonter ma répugnance du début à l'égard de M. Nosnibor, à cause de son escroquerie. M"^^ Nosnibor aussi était une femme que les scrupules ne gênaient guère, bien qu'à l'entendre parler on eût cru que c'était tout le contraire. Je ne pouvais pas non plus supporter Zulora. Mais Arowhéna était la perfection même. C'était elle qui faisait toutes les petites commissions de sa mère, de M. Nosnibor et de Zulora, et qui donnait ces mille preuves de bonté et d'abnégation que, dans chaque famille, un des membres est presque toujours obligé de donner. Toute la journée c'était : « Arowhéna, fais ceci » et « Arowhéna, fais cela » ; mais elle ne semblait jamais com- prendre qu'on abusait d'elle, et elle était toujours gaie et bien dis- posée du matin au soir. Zulora était assurément très belle ; mais Arowhéna était de beaucoup la plus gracieuse des deux, et elle avait toute la beauté et toute la jeunesse qu'on peut désirer. Je n'essaierai pas de la décrire car tout ce que je pourrais dire resterait au-dessous de la réalité et ne servirait qu'à donner d'elle une idée erronée au lecteur. Qu'il veuille donc bien se figurer la personne la plus belle et la plus aimable qu'il pourra imaginer, et il sera encore en-dessous de la vérité. Après avoir dit cela, est-il bien nécessaire d'ajouter que j'étais tombé amoureux d'elle? Elle devait avoir deviné ce que j'éprouvais pour elle, mais je faisais tout mon possible pour ne pas le laisser paraître, même par la plus légère marque. J'avais beaucoup de raisons pour agir ainsi. Je n'avais aucune idée de ce que M. et M"^^ Nosnibor en penseraient ; et j'étais 109 EREWHON certain qu'Arowliéna ne ferait pas (du moins pas encore) la moindre attention à moi si son père et sa mère désapprouvaient cette union, ce qui était fort probable, puisque je ne possédais rien en dehors de la pension d'environ vingt-cinq francs par jour que le roi m'avait octroyée. J'ignorais encore qu'il y avait un obstacle bien plus sérieux. Dans l'intervalle, j'avais été présenté à la cour, et on me dit que l'accueil que les souverains m'avaient fait avait paru à tous singulière- ment aimable. En effet j'eus plusieurs entrevues avec le Roi et avec la Reine, au cours desquelles la Reine me fit lui donner tout ce que je possédais au monde, les vêtements et le reste, à l'exception des deux boutons que j'avais donnés à Yram, et dont l'absence parut la con- trarier beaucoup. On me fit cadeau d'un habit de cour, et Sa Majesté fît mettre mes vieux effets sur un mannequin de bois, où ils sont sans doute encore, à moins qu'ils n'aient été enlevés en conséquence de la disgrâce où je tombai plus taid. Les manières du Roi étaient celles d'un gentleman anglais cultivé. Il apprit avec grand plaisir que notre gouvernement était monarchique, et que la majorité de la nation était bien décidée à n'en pas changer. Même, je fus si bien encouragé par le plaisir évident avec lequel il m'écoutait, que je me risquai à lui citer ces beaux vers de Shakespeare : Quelque chose de divin protège encore les rois Si informes que soient les blocs que nous en ayons faits. Mais je regrettai ensuite de les avoir cités, car je ne crois pas que Sa Majesté les admira autant que je l'eusse souhaité. Il me semble inutile d'insister davantage sur ce que j'ai fait ou vu à la cour, mais je ferais peut-être bien de parler un peu d'un de mes entretiens avec le Roi, d'autant plus que cet entretien fut gros des plus importantes conséquences. Il m'avait interrogé sur ma montre, et m'avait demandé si des inventions aussi dangereuses étaient tolérées dans le pays d'où je venais ? J'avouai, non sans quelque honte, que les montres n'y étaient pas rares ; mais en voyant l'air sévère que prit alors Sa Majesté, je pris sur moi de dire qu'elles étaient en train de disparaître rapidement ; et que nous n'avions qu'un très petit nombre d'inventions méca- niques, et peut-être même pas une que Sa Majesté pût désapprouver. Aussi, lorsqu'il me demanda de lui énumérer quelques-unes de nos machines les plus récentes, je n'osai pas lui parler de nos locomotives ni de nos chemins de fer, ni de nos télégraphes, et je me torturais 110 CHAPITRE XVI resprlt pour trouver quoi lui dire, quand, brusquement, sans savoir pourquoi, je songeai aux ballons. Alors je lui fis le récit d'une très remarquable ascension qui avait eu lieu quelques années auparavant. Le Roi était trop poli pour me contredire, mais j'eus la certitude qu'il ne me croyait pas, et à partir de ce jour-là, tout en ne cessant pas de me témoigner la bienveillance due à mon génie (car c'était ainsi que l'on considérait la blancheur de mon teint) il ne m'interrogea plus sur les mœurs et coutumes de mon pays. Mais revenons à Arowhéna. Je compris bientôt que ni M. ni ^me Nosnibor n'auraient refusé de m'accepter pour gendre : en Erewhon le fait de posséder une supériorité physique est considéré comme une compensation pour presque toute autre disqualification, et mes cheveux blonds faisaient de moi un parti acceptable. Mais en même temps que j'appris cette heureuse nouvelle, j'en appris une autre qui me consterna : c'était Zulora qu'on prétendait me donner, Zulora pour qui j'avais déjà conçu une profonde antipathie. Au début je ne remarquai guère les petites allusions et les petits artifices auxquels on avait recours pour nous rapprocher l'un de l'autre. Mais au bout d'un certain temps, tout cela ne devint que trop évident. Zulora, qu'elle eût ou non un penchant pour moi, était résolue à m'épouser ; et en causant avec un jeune homme qui faisait de fréquentes visites aux Nosnibor et que je détestais cordialement, j'appris qu'en Erewhon une coutume sacrée et inviolable veut que quiconque entre par le mariage dans une famille épouse la plus âgée des filles. Ce jeune homme me répéta cela si souvent qu'enfin je m'aperçus que lui aussi était épris d'Arowhéna et qu'il désirait se débarrasser de Zulora. Mais d'autres que lui me dirent la même chose sur la coutume du pays et je vis qu'il y avait là une sérieuse difficulté. Ma seule consolation, c était qu 'Arowhéna rabrouait mon rival et ne voulait pas le voir. Il est vrai qu'elle ne voulait pas me voir non plus ; mais néanmoins il y avait une certaine différence dans son indifférence à mon égard. C'était du reste tout ce que je pouvais obtenir d'elle. Ce n'était pas qu'elle m'évitât. Au contraire, j'avais de fréquents tête-à-tête avec elle. En effet sa mère et sa sœur désiraient me voir déposer une partie de ma pension dans les Banques Musicales, cela étant conforme aux préceptes de leur déesse Ydgrun *, dont M"^^ Nos- nibor et Zulora étaient les dévotes ferventes. Je n'étais pas certain * Voir les notes à la fin du volume. 111 EREWHON d'avoir assez bien gardé mon secret pour qu'Arowhéna elle-même ne l'eût pas deviné, mais aucune des autres personnes de la famille ne me soupçonnait, et c'est pourquoi on la lança sur moi pour qu'elle me persuadât de me faire ouvrir un compte, au moins pour la forme, dans les Banques Musicales. J'ai à peine besom de dire qu'elle y réussit. Mais je ne cédai pas tout de suite : j'éprouvais un trop grand plaisir à me faire persuader pour le perdre en me déclarant vaincu du pre- mier coup. De plus, quelques hésitations de ma part donneraient plus de prix à ma conversion. Ce fut au cours de nos conversations à ce sujet que j'appris quelles étaient les idées religieuses les mieux ancrées chez les Erewhoniens, idées qui coexistent avec le système des Banques Musicales, mais qui ne sont pas admises par cette bizarre Organisa- tion. Je vais les décrire aussi succinctement que possible dans les chapitres suivants, avant de reprendre le récit de mes aventures per- sonnelles avec Arowhéna. Les Erewhoniens étaient des idolâtres, mais d'une espèce relative- ment éclairée. Là comme en d'autres choses, il y avait contradiction entre leurs croyances avouées et leurs croyances réelles ; car ils avaient une foi sincère et puissante qui existait, sans être officiellement recon- nue, à côté de leur idolâtrie. Les dieux qu'ils adorent ouvertement sont des qualités humaines personnifiées, telles que la justice, la force, l'espérance, la crainte, l'amour, etc., etc.. Ils croient que les prototypes de ces qualités ont une existence objective réelle dans une région bien au-delà des nuages, persuadés qu'ils sont, comme les anciens l'étaient, que ces dieux sont semblables à des hommes et à des femmes par l'esprit et par les pas- sions, avec cette seule différence qu'ils sont encore plus beaux et plus forts et qu'ils peuvent se rendre invisibles à nos yeux. Ils sont suscep- tibles d'être rendus favorables à la race humaine et de venir en aide à ceux qui leur demandent secours. Ils aiment à se mêler des affaires des hommes, et en général c'est pour leur faire du bien, mais lors- qu'on les néglige ils entrent dans de grandes colères et punissent le premier homme qu'ils rencontrent plutôt que la personne même qui les a offensés ; car leur fureur les aveugle lorsqu'elle se déchaîne, bien qu'elle ne se déchaîne jamais sans raison. Ils ne se montrent pas moins sévères lorsque les gens les ont offensés par ignorance et parce qu'ils n'ont pas eu l'occasion de s'instruire. Ils n'admettent pas les excuses de ce genre, et sont exactement comme la Loi anglaise, qui affirme que nul n'est censé l'ignorer. 112 CHAPITRE XVI Par exemple, ces dieux ont une loi selon laquelle dei^x objets soliJes ne peuvent pas occuper le même espace dans le même instant, et cette loi est du domaine commun des dieux du temps et de l'espace ; de sorte que si une pierre lancée et la tête d'un homme tentent d'outrager ces dieux en « s'arrogeant un droit qu'ils n'ont pas », Qe cite un de leurs livres), et d'occuper simultanément la même portion d'espace, un châtiment sévère, parfois la mort même, s'ensuit infailliblement, sans que les dieux se préoccupent de savoir si la pierre savait que la tête de l'homme était là ou si la tête de l'homme savait que la pierre était là. Telle est du moins leur opinion sur les accidents ordinaires de la vie. De plus, ils croient que leurs déités ne tiennent absolument aucun compte des motifs : pour elles c'est la chose faite qui est tout, et le motif n'est rien. Ainsi, ils tiennent qu'il est absolument interdit à l'homme de se passer d'air atmosphérique pendant plus de quelques minutes ; et si, par hasard, un homme va sous l'eau, le dieu de l'air s'en irrite et ne le tolère pas. Peu importe que l'homme soit allé sous l'eau par acci- dent ou volontairement ou que ce soit pour essayer de sauver un enfant ou bien par un mépris présomptueux du dieu de l'air ; le dieu de l'air le tuera à moins qu'il ne tienne la tête assez haute hors de l'eau, et donne ainsi au dieu de l'air ce qui lui est dû. Cela pour les divinités qui président aux affaires du monde phy- sique. Bien au-dessus de celles-ci, ils personnifient l'espérance, la crainte, l'amour, etc., et leur donnent des temples et des prêtres, et sculptent leurs images dans la pierre, images qu'ils croient véritable- ment les portraits fidèles d'êtres vivants qui ne sont inhumains que parce qu'ils sont plus qu'humains. Si quelque homme nie l'existence objective de ces divinités, et prétend qu'en réalité il n'existe pas de belle femme appelée Justice, avec les yeux bandés et une balance, et qui vit réellement et se meut dans une lointaine région éthérée, mais que la justice n*est que l'expression personnifiée de certains modes de l'action et de la pensée humaine, ils disent que cet homme nie l'existence de la justice en niant sa personnalité, et que c'est un esprit libertin qui voudrait saper les convictions religieuses de l'huma- nité. Toute tentative faite pour les élever à de plus hautes conceptions spirituelles touchant les divinités qu'ils prétendent adorer leur est souverainement odieuse. Arowhéna et moi eûmes à ce sujet une vraie bataille rangée, et nous en aurions eu bien d'autres si je n'avais pas eu la prudence de faire en sorte qu'elle crût m 'avoir vaincu. 113 g ËREWHON Je suis sûr qu'au fond de son cœur elle avait des doutes sur Ses propres arguments, car elle revint plus d'une fois sur cette question. « Comment ne voyez-vous pas », m'étais-je écrié, « que le fait que la justice est une chose admirable ne sera en rien modifié lorsqu'on cessera de croire que cette justice est aussi une divmité vivante? Est-il possible que vous pensiez que les hommes seront aucunement moins enclins à l'espérance, lorsqu'ils ne croiront plus que l'espérance est une per- sonne réelle? » Elle fit signe que non, et dit qu'en cessant de croire à la personnalité de la justice et de l'espérance les hommes cesseraient de désirer et de respecter la justice et l'espérance ; et qu'à partir de ce moment-là les hommes ne seraient jamais plus justes et n'auraient jamais plus d'espérance. Je ne pus la convaincre, et du reste je ne cherchai pas sérieusement à le faire. Elle se conformait à mes opinions sur presque tous les sujets, mais elle n'hésitait jamais à défendre ses croyances lorsqu elles étaient mises en question. Aujourd'hui encore sa foi en la religion de son enfance est aussi entière que jamais, bien que, cédant enfin à mes supplications réitérées, elle ait consenti à être baptisée et reçue dans l'Eglise d'Angleterre. Toutefois, elle a ajouté à sa croyance première cette glose : que son enfant et moi sommes les seuls humains à qui les dieux pardonnent le crime de nier leur existence personnelle. De cela elle est absolument sûre. Elle n'en aurait pas cette certitude absolue, dit-elle, s'il en était autrement. Comment cela s'est fait, elle n'en sait rien, et elle ne désire pas le savoir. Il y a des choses qu'il vaut mieux ne pas savoir, et c'est là une de ces choses. Mais quand je lui dis que je crois à ses divinités tout autant qu'elle y croit elle- même, et que nous ne sommes séparés que par une différence de mots et non de choses, elle se tait d'une façon significative. J'avoue qu'une fois elle eut presque raison de moi. Elle me demanda ce que je penserais si elle me disait que mon Dieu, dont je venais de lui expliquer la nature et les attributs, n'était que l'expression de la plus haute idée que l'homme puisse se faire de la bonté, de la sagesse, et de la puissance ; qu'afin de donner une idée plus vive d'une notion si grande et si glorieuse l'homme l'avait personnifiée et lui avait donné un nom ; que c'était une conception indigne de la Divinité que de la regarder comme une personne, car ainsi elle ne pouvait plus échapper aux nécessités de l'humanité ; que la seule réalité que les hommes devraient adorer c'était le Divin, partout où ils pourraient le découvrir ; que « Dieu » n'était que la façon dont 114 CHAPITRE XVI Thomme exprimait son sentiment du Divin ; que de même que la jus- tice, l'espérance, la sagesse, etc., étaient toutes contenues dans la bonté, de mxême Dieu était l'expression qui englobait toute bonté et toute puis- sance bonne ; que les gens ne cesseraient pas davantage d'aimer Dieu s'ils cessaient de croire à Sa personnalité objective qu ils n'auraient cessé d'aimer la justice lorsqu'ils auraient découvert qu'elle n'était pas véritablement une personne ; et même qu ils ne L'aimeraient vérita- blement jamais jusqu'au jour où ils Le verraient de cette façon. hlle me dit tout cela de sa manière innocente, et sans rien de la cohérence avec laquelle je l'ai transcrit ici. Son visage brillait et elle se crut certaine de m avoir démontré mon erreur, et que la justice est un être vivant. J'avoue que je fus un peu démonté, mais je me remis bien vite, et lui fis observer que nous avions des livres dont l'authenticité était à l'abri de toute espèce de soupçon, car aucun d eux n'avait moins de dix-huit cents ans ; et que dans ces livres se trouvaient les témoignages les plus véndiques d'hommes à qui la Divinité elle-même avait parlé, et de l'un d'entre les prophètes à qui il avait été permis de voir les parties postérieures de Dieu à travers la main qui fut étendue sur son visage. L'argument était sans réplique, et je parlais avec tant de solennité qu Arowhéna en fut un peu effrayée, et ne put que répondre qu'eux aussi avaient leurs livres, dans lequels leurs ancêtres avaient vu les dieux ; sur quoi je compris que tout ce que je pourrais faire valoir ne la convaincrait pas. Et craignant qu'elle ne racontât à sa mère ce que j'avais dit et que je ne perdisse dans son affection le terrain que je commençais à sentir que j'y gagnais, je me mis à battre en retraite et à me laisser convaincre. Et jusqu'à ce que nous fûmes bel et bien mariés je pris soin de ne plus jamais laisser voir le pied fourchu. Néanmoins les réflexions d' Arowhéna m'ont souvent préoccupé. Et depuis, j'ai rencontré un grand nombre de personnes pieuses qui ont une profonde science de la divinité, autrement dit : une grande connaissance de la théologie, mais aucun sens du divin ; tandis que i ai vu sur le visage de ceux qui adoraient le divin soit dans l'art, soit dans la nature, — dans les tableaux ou les statues, dans les champs, les nuages et la m.er, dans l'homme, dans la femme ou dans l'enfant, — un rayonnement que je n'ai jamais vu s'allumer au bruit de quelque discours que ce fût touchant la nature et les attributs de Dieu. Qu'on prononce seulement le mot « théologie >>, et notre sentiment du 6c '.ov s'obscurcit aussitôt. 115 CHAPITRE DIX-SEPTIÈME YDGRUN ET LES YDGRUNISTES En dépit de tout le tapage qu'ils font autour de leurs idoles, et des temples qu'ils bâtissent, et des prêtres et des prêtresses qu'ils entre- tiennent, je n'ai jamais pu croire que la religion qu'ils professent publiquement correspondît chez eux à un sentiment bien profond. Mais ils en avaient une autre qui les dirigeait dans toutes leurs actions ; et, bien que personne n'eût soupçonné le moins du monde qu'elle existât, à voir la surface des choses, elle était en réalité leur guide suprême et la boussole de leur vie ; à tel point qu'il n'y avait presque rien qu'ils fissent ou qu'ils s'abstinssent de faire sans consulter ses commandements . D'autre part, mes raisons de soupçonner que leur religion publique n'avait pas une grande influence sur eux, étaient les suivantes. D'abord parce que j'entendais souvent les prêtres se plaindre de l'indifférence dominante, et qu'il n'était pas vraisemblable qu'ils se plaignissent sans raison. Ensuite, à cause de tout le faste dont était accompagnée la religion publique ; car on ne voyait rien de tout cela dans l'adoration de la Déesse Ydgrun, à laquelle ils croyaient véritablement. Et enfin parce que, bien que les prêtres ne cessassent pas de dénoncer Ydgrun comme l'ennemie mortelle des dieux, il était de notoriété publique qu'elle n'avait pas d'adorateurs plus fervents dans tout le pays que ces mêmes prêtres, qui étaient souvent les prêtres d 'Ydgrun plutôt que les prêtres de leurs propres déités. Et je me demande si, après tout, ceux-là n'étaient pas les meilleurs prêtres. Certes, Ydgrun occupait une situation très équivoque ; elle passait pour être à la fois omni-présente et toute puissante, mais elle n'était pas une idée élevée, et souvent elle était cruelle en même temps qu'ab- surde. Même ses plus dévots adorateurs avaient un peu honte d'elle, et la servaient plutôt de cœur et d'actions que de paroles. Leur dévo- tion n'était pas sur leurs lèvres seules ; au contraire, même lorsqu'ils l'adoraient le plus pieusement, il leur arrivait souvent de la renier. Mais, à la prendre en bloc, c'était une divinité bienfaisante et utile, qui ne §e souciait pas du tout d'être reniée du moment qu'elle était ]I6 CHAPITRE XVII obéie et crainte ; et qui maintenait des centaines de mille hommes dans ces lisières qui rendent la vie relativement heureuse, alors que sans Ydgrun ils n'auraient pas pu y rester, et qu'un idéal plus élevé et plus spirituel n'aurait eu aucun pouvoir sur eux. Je doute fort que les Erewhoniens soient mûrs pour une religion meilleure ; et bien que, — de plus en plus persuadé que j'étais qu'ils descendent des tribus perdues d'Israël — je me fusse mis à tout hasard à travailler à leur conversion si j'avais vu poindre la plus petite chance de succès, toutefois lorsque j'envisageais la suppression d'Yd- grun en tant qu'objet suprême de leur culte, j'étais forcé de m'avouer que sa chute aurait eu les conséquences les plus effroyables. Vrai- ment, si je n'étais qu'un vulgaire philosophe, je dirais que le plus grand bienfait spirituel qu'on pourrait leur faire serait d'élever pro- gressivement l'idée qu'ils ont d'Ydgrun ; et que l'unique moyen d'élever cette idée, ce serait de prêcher d'exemple. Presque toujours je m apercevais que ceux qui criaient le plus fort qu'Ydgrun n'était pas assez élevée pour eux s'étaient à peine élevés jusqu'à la hauteur d Ydgrun ; et d'autre part je rencontrai souvent une certaine classe d hommes que j'appelais à part moi les « Hauts Ydgrunistes » (les autres étaient des Ydgrunistes et des Bas Ydgrunistes) et qui, dans tout ce qui regardait la conduite et les affaires de la vie, me semblaient avoir atteint toute la perfection dont la nature humaine est capable. C étaient des gentlemen dans toute la force du terme ; et que n'a- t-on pas dit quand on a dit cela? Ils parlaient rarement d'Ydgrun, n y faisaient même pas allusion ; mais ils n'enfreignaient jamais ses commandements sans avoir d'excellentes raisons pour cela. Mais quand ils en avaient, ils sautaient par-dessus Ydgrun avec une juste confiance en eux-mêmes, et il était bien rare que la déesse les en châtiât ; car ils sont courageux et Ydgrun ne l'est pas. La plupart d entre eux savaient quelques mots de la langue hypothétique ; et quelques-uns savaient la parler, mais ils étaient bien peu nombreux. Je ne pense pas que cette langue ait beaucoup contribué à leur donner 1 importance qu'ils ont ; mais je crois plutôt que c'est parce que tous en possèdent les rudiments que la langue hypothétique elle-même est l'objet de tant de respect. Endurcis dès l'enfance aux exercices et aux jeux athlétiques de toutes sortes, et vivant libres de crainte sous les yeux de leurs égaux, chez lesquels existe un haut idéal de courage, de générosité, d'honneur et de toutes les qualités excellentes et viriles, qu'y a-t-il d'étonnant 117 EREWHON à ce qu*ils se soient devenus à eux-mêmes, pour ainsi dire, leur propre loi? et que, tandis qu'ils se formaient une conception élevée de la déesse Ydgrun, ils aient peu a peu perdu toute croyance aux divinités officielles du pays? Ils ne les méprisent pas ouvertement, car c'est un des commandements d'Ydgrun qu'on doit se conformer a l'orthodoxie jusqu'à ce que cela devienne absolument intolérable ; mais ils n'ont aucune croyance vraie à l'existence objective d'êtres en lesquels il est trop aisé de ne voir que des abstractions, et dont l'existence per- sonnelle exige un demi-matérialisme que l'imagination n'arrive pas à concevoir. Toutefois ils gardent soigneusement leurs opinions pour eux, attendu que la plupart de leurs concitoyens ne plaisantent pas quand il s'agit des dieux, et qu'eux-mêmes pensent qu'il serait mal de leur faire de la peine, à moins que ce ne fût pour leur rendre un service plus grand que celui qu'ils leur rendraient s'ils se met- taient à dire tout haut ce qu'ils pensent. Mais, sans doute, le devoir de ceux qui ont des opinions bien nettes sur toutes choses (quand ce ne serait que l'opinion qu'on ne peut pas savoir grand'chose), serait d'essayer de faire partager leur netteté de vues aux autres, au moins en disant ouvertement ce qu'ils pensent et pourquoi ils le pensent, chaque fois qu'ils ont l'occasion de le faire. Car ils doivent bien savoir que s'ils possèdent cette netteté de vues, c est presque entièrement grâce à ce fait, que d'autres la leur ont communiquée en leur parlant ouvertement. Après tout, ils peuvent se tromper, et s'ils se trompent il est bon, dans leur intérêt comme dans celui de la nation, qu'ils laissent voir leur erreur aussi clairement que possible, afin qu'on la puisse réfuter plus aisément. J'avoue, donc, que sur ce seul point je désapprouvais la conduite des plus Hauts Ydgrumstes, et la condamnais d'autant plus que je comprenais que ma tâche future me serait bien plus facile si les Hauts Ydi,runistes avaient déjà sapé la religion qui, du moins en apparence, prévalait actuellement. A d'autres égards ils ressemblaient aux gens des hautes classes anglaises de plus près qu'aucune autre espèce d'hommes qu'il m'ait été donné de voir. J'aurais été content de pouvoir persuader à une demi-douzaine d'entre eux de venir en Angleterre pour se montrer sur une de nos scènes, cai la plupart avaient un vif sentiment du comique et un certain goût pour l'art du théâtre : ils nous seraient d'une grande utilité. L'exemple donné par un vrai gentleman est, s'il n'y a pas d'irrévérence à le dire, le meilleur des évangiles. Un tel homme placé sur une scène dégage une puissante influence civilisatrice, 115 CHAPITRE XVII et devient un Idéal que tous peuvent contempler pour vingt sous. Je ne me lassais pas d'admirer et d'aimer ces hommes ; et tout en ne pouvant m'empêcher de déplorer leur perdition finale certaine (car ils n'avaient aucune idée de l'au-delà, et leur seule religion con- sistait dans leur respect de soi-même et leur considération pour les autres) je ne me risquai jamais à prendre avec eux la liberté grande d'essayer de les mettre en possession de mes convictions religieuses ; et pourtant je savais que ces convictions étaient les seules qui pussent les rendre vraiment bons et heureux, soit ici-bas, soit là-haut. J'étais parfois sur le point de le faire, poussé par un vif sentiment de mon devoir et par le regret profond que j'éprouvais en songeant que des êtres si dignes d'admiration étaient condamnés à des siècles, peut-être à une éternité, de tourments. Mais les mots s'arrêtaient dcjis ma gorge dès que j'ouvrais la bouche. Je me demande si un missionnaire de profession pourrait faire mieux que je ne fis. Ces gens-là doivent certainement avoir une con- naissance plus étendue de l'art de convertir. Pour ma part tout ce que je pouvais faire, c'était de m.e réjouir d'être sur la bonne piste, et d'être contraint, jusqu'à nouvel ordre, de laisser les autres courir la chance de la trouver. Si le plan par lequel je me propose de les con- vertir moi-même échoue, je verserai bien volontiers mon obole pour qu'on envoie là-bas deux ou trois missionnaires expérimentés, connus pour avoir converti beaucoup de Juifs et de Mahométans. Mais il est bien rare que ces missionnaires aient de quoi se glorifier selon la chair, et quand je me rappelle les Hauts Ydgrunistes, et que j'imagine la tournure qu'un missionnaire aurait sans doute parmi eux, je n'ai guère d'espoir qu'il en pourrait sortir quelque bien. Mais enfin l'ex- périence vaut la peine d'être tentée, et ce qu'il y aurait de plus à craindre pour les missionnaires eux-mêmes, c'est qu'ils ne soient envoyés à l'hôpital où on aurait mis Chowbok s'il était venu avec moi en Erewhon. En somme, si nous prenons leur religion dans son ensemble, nous devons avouer que les Erewhoniens sont superstitieux. Ils le sont par les idées qu'ils se font de leurs dieux officiels et par ce culte si étrange et SI inexplicable d'Ydgrun, culte à la fois le plus exigeant et pourtant le moins formaliste que j'aie jamais vu. Mais dans la pratique les choses se passaient mieux que je n'aurais pensé, et les prétentions opposées d'Ydgrun et des dieux étaient réglées par des compromis non écrits (presque tous avantageux pour Ydgrun) et qui dans quatre-vingt- 119 EREWFÎON dix-neuf cas sur cent étaient parfaitement compris de tout le monde. Je ne pouvais pas imaginer pour quelle raison ils ne reconnaissaient pas officiellement le Haut Ydgrunisme, et ne renonçaient pas à leurs personnifications de l'espérance, de la justice, etc.. ; mais chaque fois que je touchais, même très discrètement, à ce sujet, je m aper- cevais que j'étais sur un terrain dangereux. Ils ne voulaient rien entendre : ils répétaient sans cesse que dans les temps anciens les dieux avaient été vus très souvent, et ils affirmaient qu'aussitôt que les hommes cesseraient de croire à leur personnalité, ils cesseraient de pratiquer même ces vertus ordinaires que l'expérience universelle de l'humanité a toujours considérées comme le plus sûr secret du bonheur. « A-t-on jamais entendu dire >\ s'écriaient-ils, indignés, <^ que ce sont des choses telles qu'une éducation sans sévérité, de bons exemples et un intérêt éclairé à l'égard de leur propre bien- être, qui ont pu maintenir les hommes dans le droit chemin? » Oubliant, dans le feu de la discussion, des choses que j'aurais dû avoir présentes à l'esprit, je répondais que si quelqu'un n'était pas susceptible d'être maintenu dans le droit chemin par ces choses-là, il n'y avait rien au monde qui pût l'y maintenir, et que s'il n'était pas dirigé par l'amour et la crainte d'hommes qu'il avait vus, il ne le serait pas davantage par l'amour et la crainte de dieux qu'il n'avait pas vus. Une fois je tombai sur une secte petite, mais qui grandissait, de gens qui croyaient, à leur manière, à l'immortalité de l'âme et a la résurrection du corps. Ils enseignaient que ceux qui étaient nés avec des corps débiles ou malsains et qui avaient passé leur vie à être malades, seraient torturés éternellement après cette vie ; mais que ceux qui étaient nés forts, sains et beaux seraient récompensés pen- dant l'éternité. Il n'était nullement question des qualités morales et de la conduite. Si fausse que fût cette doctrine, elle constituait pourtant un progrès, puisqu'elle parlait aux gens d'une vie future quelconque ; et je fus fâché d'apprendre que la masse du peuple était hostile à cette secte, sous prétexte que sa doctrine ne reposait absolument sur rien, et que ses tendances étaient immorales, et que cette existence future ne pouvait pas paraître désirable à des êtres doués de raison. Quand je leur demandai en quoi cette doctrine était immorale, on me répondit ; que si les gens y croyaient sincèrement, ils seraient amenés 4 faire trop peu de cas de la vie présente, que cette doctrine représentait comme une chose d'importance secondaire. Qu'elle 120 CHAPITRE XVII détournerait les hommes de travailler à perfectionner Téconomie de ce monde, et qu*elle n'était qu'un moyen impatient, si l'on peut dire, de trancher le nœud gordien des problèmes de la vie, moyen par lequel un petit nombre d'hommes pourraient se satisfaire tout de suite au prix d'une infinité de torts faits aux autres. Que cette doc- trine, encore, tendait à encourager les pauvres dans leur imprévoyance et dans leur avilissante tolérance à l'égard de maux dont ils étaient très capables de s'affranchir. Que les récompenses n'étaient qu'illu- soires et ne seraient, après tout, que le résultat de la chance, dont l'empire devrait s'arrêter aux portes du tombeau. Que les tourments qu'elle prédisait étaient angoissants et mjustes ; et que même la résurrection la plus heureuse ne ferait que mettre fin à un sommeil encore plus heureux. A tout cela je ne pus rien répondre sinon que la chose était véri- tablement arrivée, qu'on le savait, et qu'il y avait plusieurs exemples très certains de personnes qui étaient mortes et qui étaient revenues à la vie, exemples qu'aucun homme sensé ne pouvait mettre en doute. <( S'il en est ainsi », me dit mon contradicteur, « il faut nous y résigner de la meilleure grâce possible. » Alors je lui traduisis de mon mieux le noble discours dans lequel Hamlet dit que c'est seulement la crainte de souffrir encore davan- tage après cette vie qui nous retient de nous précipiter dans les bras de la mort. « Sottise! » répondit-il ; « jamais jusqu'à présent aucun homme n'a été retenu de se trancher la gorge par des craintes telles que celles que votre poète attribue à son personnage ; et votre poète lui-même le savait sans doute fort bien. Lorsqu'un homme se tranche la gorge, c'est qu'il est aux abois et ne pense plus qu'à s'enfuir, n'importe où, pourvu que par là il se débarrasse de son présent. Non. Les hommes sont maintenus à leur poste, non par la crainte qu'en 1 abandonnant ils ne quittent une poêle à frire pour un brasier, mais par l'espoir qu'en tenant bon, le feu finira par brûler moins fort. Pour citer votre poète, « la considération qui fait la calamité d'une vie si longue, » n est pas autre chose que cette idée que, bien que la calamité puisse durer longtemps, la victime peut durer plus que la calamité ». Là-dessus, voyant qu'il n'était guère probable que nous pussions jamais tomber d'accord, j'abandonnai la discussion, et mon adversaire me quitta en donnant autant de marques de sa désapprobation qu'il le pouvait faire sans être ouvertement grossier. 121 CHAPITRE DIX-HUITIÈME LES ACTES DE NAISSANCE Ce qui va suivre m'a été dit, non par Arowhéna, mais par M. Nos^ nibor et par quelques-uns des hommes qui venaient dîner chez lui. Ils m'apprirent que les Erewhoniens croient à une existence antérieure, et non pas seulement à une existence antérieure (croyance dont je parlerai plus longuement au chapitre suivant), mais encore ils sont persuadés que c'est par un acte libre et réfléchi accompli par eux dans cet état antérieur qu'ils sont parvenus à naître dans ce monde-ci. Ils prétendent que les non-nés ne cessent pas d'agacer et de tour- menter les gens mariés des deux sexes, qu'ils voltigent constamment autour d'eux, et ne leur laissent aucune tranquillité d'esprit ou de corps tant qu'ils n'ont pas consenti à les prendre sous leur protection. S'il n'en était pas ainsi (c'est du moins l'argument qu'ils font valoir) ce serait pour un homme s'arroger un droit monstrueux sur un autre homme, que de l'obliger à se soumettre à tous les hasards et à toutes les vicissitudes de cette vie mortelle sans qu'il ait eu voix au chapitre. Nul individu n'aurait le droit de se marier, puisqu'il ne peut jamais savoir quelle effroyable infortune il peut, en se mariant, imposer à un être qui, tant qu'il n'existe pas, ne saurait être malheureux. Ils sentent si vivement cela qu'ils tiennent absolument à en rejeter le blâme sur d'autres ; et ils ont inventé une mythologie compliquée au sujet du monde dans lequel vivent les gens à naître, et sur ce qu'ils font, et sur les artifices et les machinations auxquels ils ont recours dans le but de pénétrer dans notre monde à nous. Mais je parlerai de cela plus loin ; ce que je désire rapporter ici, c'est la conduite que les Ere- whoniens tiennent à l'égard de ceux qui pénètrent dans ce monde-ci. Un trait distinctif des Erewhoniens c'est que, lorsqu'ils prétendent être absolument certains d'une chose, et qu'ils déclarent que cette certitude est le fondement sur lequel ils vont construire un système d'action, il est bien rare qu'ils y croient tout à fait. S'ils sentent une odeur de moisi dans l'enceinte d'une institution qui leur est chère, vous pouvez être sûr qu'ils se boucheront le nez et feront tout leur possible pour ne pas la sentir. 122 CHAPITRE XVIII C'est ce qu'ont fait la plupart d'entre eux dans cette question des non-nés, car je ne peux pas et je n'ai jamais pu admettre qu'ils croient sérieusement à leur mythologie sur l'existence antérieure. Ils y croient et ils n'y croient pas. Ils ne savaient pas eux-mêmes ce qu'ils croyaient. Tout ce qu'ils savaient c'est qu'il fallait être malade pour ne pas croire ce qu'ils croyaient. La seule chose dont ils étaient très sûrs était que la cause grâce à laquelle les non-nés parviennent à entrer dans notre monde n'était autre que leur importunité ; et qu'ils n'y seraient pas parvenus s'ils avaient bien voulu laisser tranquilles des gens qui ne leur demandaient rien. Il serait difficile de réfuter cette théorie, et les Erewhoniens seraient là-dessus en bonne posture, s'ils s'abstenaient d'y toucher. Mais ils y touchent : ils veulent rendre leur certitude doublement certaine. Ils veulent avoir le témoignage écrit de l'enfant dès qu'il est né, témoi- gnage par lequel il exonère ses parents de toute responsabilité touchant sa naissance, et par lequel il affirme l'antériorité de sa propre exis- tence. A cet effet ils ont imaginé quelque chose qu'ils appellent l'acte de naissance, dont les termes varient au gré des parents, mais qui est en somme à peu près le même pour tous les cas, car pendant des siècles les hommes de loi se sont appliqués de tout leur savoir à le perfectionner et à l'adapter à toutes les éventualités. On imprime ces actes sur papier ordinaire et à prix réduit pour les pauvres ; mais les riches les font écrire sur du parchemin et relier luxueusement, en sorte que le plus ou moins de soin avec lequel est orné l'acte de naissance de quelqu'un est un signe de sa position sociale. On commence par déclarer que : Attendu que A. B. était membre du royaume des non-nés, où il ne manquait absolument de rien et n'avait aucune cause de mécontentement, etc., etc.. ; il a, par ses caprice, dépravation et turbulence propres, conçu le désir de pénétrer dans ce monde-ci ; que par suite il a fait les démarches nécessaires, telles qu'elles se trouvent énumérées dans le code du royaume des non-nés, et s'est mis, avec préméditation criminelle, à importuner et à agacer deux malheureuses personnes qui ne lui avaient fait aucun dommage, et qui avaient vécu parfaitement satisfaites et heureuses jusqu'au moment où il eût conçu ce vil complot contre leur paix ; pour lequel tort il les supplie présentement, en toute humi- lité, de lui accorder leur pardon. Il reconnaît qu'il est responsable de toutes tares et imperfections physiques qui peuvent le faire tomber sous le coup des lois de son 123 EREWHON pays ; que ses parents sont absolument étrangers à toutes ces choses ; et qu'ils ont le droit de le tuer sur-le-champ s'ils en ont envie, mais qu'il les supplie de montrer leurs merveilleuses clémence et bonté en épargnant sa vie. S'ils l'épargnent, il leur promet en échange d'être leur plus obéissante et leur plus dévouée créature pendant ses pre- mières années, et même toute sa vie, à moins que, dans leur abondante générosité, ils ne trouvent bon par la suite de lui faire remise d'une portion de sa servitude. Et l'acte continue sur ce ton, entrant parfois dans les plus petits détails, selon les idées qui passent par la tête du notaire de la famille, qui, la plupart du temps, ne cherche pas à le faire le plus court possible. L'acte étant ainsi préparé, le troisième ou le quatrième jours après la naissance de l'enfant ou, comme ils disent, après sa « dernière importunité », les amis et parents se rassemblent et on fait une fête où tous les assistants sont fort tristes, — et, à ce que je crois, presque toujours sincèrement tristes — et offrent des présents au père et à la mère de l'enfant pour les consoler du tort qui vient de leur être fait par les non-nés. Au cours de la fête, la nourrice descend l'enfant, et tout le monde se met à l'invectiver, a lui reprocher son impertinence, à lui demander ce qu'il compte faire pour réparer le dommage dont il s'est rendu coupable, et comment il ose s'attendre à être nourri et soigné par des gens qui ont peut-être été déjà dix ou douze fois les victimes des non-nés (car ils appellent les gens qui ont beaucoup d'enfants de grandes victimes des non-nés). Puis, quand cette vitupération a pris fin, quelqu'un parle de l'acte de naissance, que le redresseur de la famille tire de sa poche et ht à l'enfant d'un ton solennel. Le redres- seur est toujours invité dans ces cas-là, car le seul fait de s'introduire de force dans une paisible famille démontre chez l'enfant une déprava- tion qui. réclame ses services professionnels. Agacé par cette lecture et pincé par sa nourrice, l'enfant, presque toujours, se met à pleurer, ce qui est regardé comme un bon signe : cela prouve qu'il a conscience de sa faute : alors on lui demande s il donne son assentiment à l'acte. Sur quoi, comme il continue à pleurer et qu'il est évidemment incapable de répondre, un des amis de la famille se lève et prend sur lui de signer la pièce au nom de l'enfant, car il est certain, dit-il, que l'enfant la signerait s'il en était capable, et qu'en arrivant à l'âge d'homme il libérera le présent signa- taire de son engagement. Alors cet ami appose la signature de l'enfant 124 CHAPITRE XVIII au bas du parchemin, qui est censé le lier aussi valablement que s*il l'avait signé lui-même. ■> Toutefois, même cela ne satisfait pas complètement les parents, car ils ne sont pas véritablement tranquilles tant qu'ils n'ont pas obtenu enfin la propre signature de l'enfant. Aussi, quand il a environ qua- torze ans, ces honnêtes gens procèdent ainsi : ils le subornent par la promesse d'une liberté plus grande et de gâteries, et ils l'intimident en usant du pouvoir très étendu qu'ils ont de lui causer toute espèce d'ennuis sérieux ; de telle sorte que, tout en lui laissant une appa- rence de liberté, ils ne lui laissent aucune possibilité de choisir. Ils se font aussi aider en cela par les professeurs des Collèges de Déraison, SI bien que, d'une manière ou d'une autre, ils parviennent à l'obliger à signer l'acte par lequel il leconnaît être venu au monde de son plein gré et déclare assum^er toute la responsabilité de son acte. Et pourtant, bien que ce document soit le plus important qu'un homme puisse signer au cours de son existence, ils l'obligent à le signer à un âge où ni eux-mêmes ni la loi ne permettent, et ne permettront de longtemps, à personne de lui faire contracter une obligation quelconque qui soit valable, même s'il s'agissait d'une dette dont il eût touché l'argent, uniquement parce qu'ils le trouvent trop jeune pour savoir ce qu'il fait, et qu'ils pensent que ce serait mal de le laisser s'engager à quoi que ce soit qui pût tourner à son préjudice dans la suite. J'avoue que tout cela me parut assez dur, et peu d'accord avec les nombreuses institutions dignes d'éloges qui existent chez eux. Une fois je me risquai à dire un peu ce que j'en pensais à un des Profes- seurs de Déraison. Je le fis avec beaucoup de ménagements, mais la façon dont il justifia le système échappa tout à fait à ma compréhen- sion. Je me souviens que je lui demandai s'il ne pensait pas que la vie morale d'un jeune garçon courait de grands risques lorsqu'on affaiblissait en lui le sentiment de la sainteté de sa parole et de la vérité en général, ce qui était le cas lorsqu'on l'obligeait à faire solen- nellement profession de croire certaines choses, sur lesquelles tout ce qu'il peut savoir c'est qu'il ne sait rien? Et, si véritablement les gens qui l'obligeaient à cela, ou qui lui enseignaient comme certaines des choses dont eux-mêmes n'étaient pas certains, ne gagnaient pas leur vie à corrompre le sentiment de la vérité chez leurs élèves (sentiment bien fragile, la plupart du temps), et à vicier un de leurs instincts les plus sacrés? Le Professeur, qui était un homme charmant, parut grandement 123 EREWHON surpris de ma façon de voir, mais elle n'eut sur lui aucune influence. Il me répondit que personne ne pensait que l'enfant sût ou pût savoir tout ce qu'il déclarait savoir. Mais le monde était fait de compromis ; et il n'y avait guère d'affirmation qui pût supporter qu'on l'interprétât littéralement. Notre langage est un trop grossier véhicule de la pensée, car la pensée n'est pas exactement traduisible. Il ajouta que, « de même qu'il ne peut y avoir de traduction si exacte qu'elle ne laisse perdre quelque chose du sens de l'original, ou qu'elle n'y ajoute des développements, de même il n'y a pas de langage qui soit capable de rendre la pensée sans qu'il y ait quelque part un peu de discordance et de rudesse, etc., etc.. », — pour aboutir enfin, à ce qu'il me sembla, à la conclusion que telle était la coutume du pays, et que les Erewho- niens étaient un peuple conservateur, et que l'enfant aurait tôt ou tard à faire des compromis, et que celui-ci servait à le préparer à en faire d'autres. On pouvait sans doute regretter que la nécessité des compromis allât jusqu'à cette extrémité ; mais enfin ils étaient néces- saires, et plus tôt l'enfant le comprenait mieux cela valait pour lui. Mais ils se gardent bien de dire ces choses à l'enfant. C'est du livre de leur mythologie sur les non -nés que j'ai tiré les passages qui form^ent le chapitre suivant. 126 CHAPITRE DIX-NEUVIÈME LE MONDE DES NON-NÉS Les Erewhoniens disent que nous sommes entraînés k reculons à travers la vie ; ou encore, que nous nous avançons dans l'avenir comme dans un corridor obscur. Le Temps marche à nos côtés et ouvre les volets à mesure que nous avançons. Mais souvent la lumière ainsi reçue nous éblouit et augmente l'obscurité qui s'étend devant nous. Nous ne distmguons que peu de choses à la fois et ce que nous voyons nous préoccupe bien moins que la crainte de ce que nous allons voir. Toujours à regarder avidement à travers la clarté du présent dans 1 obscurité de l'avenir, nous devinons les grandes lignes de ce qui est devant nous grâce à des lueurs faiblement réfléchies par de mornes miroirs placés derrière nous, et nous nous avançons en trébuchant, de notre mieux, jusqu'au moment où la trappe cède sous nos pieds et nous avale. Quelquefois ils disent que l'avenir et le passé sont comme un pano- rama qui se dévide entre deux rouleaux. Ce qui est sur le rouleau de l'avenir se déroule pour s enrouler sur celui du passé. Nous ne pouvons ni accélérer le mouvement ni l'arrêter. Nous sommes obligés de voir tout ce qu'on nous en déroule, bon ou mauvais ; et ce que nous avons une fois vu, nous ne devons plus jamais le revoir. Le panorama se déroule et s'enroule sans un moment de répit ; nous saisissons une seconde de son passage et l'appelons « le présent ». Nos sens troublés reçoivent l'impression qu'ils peuvent, et nous essayons de deviner ce qui va venir d'après l'aspect de ce qui vient de passer. C'est la même main qui a peint toute la toile, et les détails varient peu : fleuves, bois, plaines, montagnes, villes et peuples ; l'amour, le chagrin, et la mort ; — et pourtant l'intérêt ne faiblit jamais et, pleins d'espoir, nous nous attendons à quelque grand bonheur, ou, pleins de crainte, nous regar- dons si nos propres personnes ne vont pas faire partie de quelque spectacle horrible. Quand la scène est passée, nous nous imaginons que nous la connaissons, mais il y avait tant de choses à y voir et nous avons eu si peu de temps pour les regarder, que l'idée que nous con- naissons bien notre passé est, la plupart du temps, fort mal fondée. 127 EREWHON Et du reste nous nous en soucions fort peu, sauf en ce qui concerne la partie de notre passé qui peut avoir quelques conséquences pour notre avenir, sur lequel tout notre intérêt est concentré. Les Erewhoniens disent que ce ne fut que par l'effet du hasard que la terre, les étoiles, et tous les corps célestes commencèrent à tourner d'Orient en Occident et non d'Occident en Orient, et ils disent de même que c'est par l'effet du hasard que l'homme est tiré à travers la vie la figure tournée vers le passé et non vers l'avenir. Car l'avenir existe aussi bien que le passé ; seulement, nous ne pouvons pas le voir, voilà tout. Car n'est-il pas contenu dans les flancs du passé, et ne faut-il pas que le passé change pour que l'avenir puisse changer aussi? Quelquefois encore ils disent qu'on fit l'essai, sur la Terre, d'une race d'hommes qui connaissaient l'avenir mieux que le passé, mais qu'ils moururent au bout d'une année de la souffrance que leur cau- sait cette connaissance. Et si quelque homme naissait, de nos jours, avec une prescience trop grande de l'avenir, il disparaîtrait par sélec- tion naturelle avant d'avoir eu le temps de transmettre à ses descen- dants une faculté si contraire à notre tranquillité. Etrange destinée de l'homme ! il meurt de trouver cette même con- naissance dont la recherche seule l'empêche de mourir. S'il ne la recherche pas, il n'est pas différent des bêtes, et s'il la trouve, il est plus malheureux que les démons. Après être venu à bout de maintes dissertations dans le genre de celle-ci, j'arrivai enfin aux non-nés eux-mêmes, et découvris qu'ils les considèrent comme des âmes pures et simples, sans corps matériel, mais vivant une sorte d'existence gazeuse et pourtant plus ou moins anthropomorphe, comme celle d'un esprit ; et que par conséquent ils n'ont ni chair, ni sang, ni chaleur. Cependant on croit qu'ils ont des habitations et des villes où ils demeurent, quoique celles-ci soient aussi immatérielles que leurs habitants. On suppose même qu'ils mangent et boivent une sorte d'aliment fluide, une espèce d am- broisie, et qu'ils peuvent faire tout ce que font les hommes, mais d'une manière idéale et fantastique, comme en rêve. D'autre part, tant qu'ils résident dans leur monde ils ne meurent pas ; pour eux la seule façon de mourir consiste à quitter leur monde pour le nôtre. On croit qu'ils sont extrêmement nombreux, beaucoup plus nom- breux que les hommes. Ils viennent de planètes inconnues, complète- ment développés, et en grandes quantités à la fois. Mais ils ne peuvent 128 CHAPITRE XIX quitter le monde des non-nés qu'en faisant les démarches nécessaires pour passer dans le nôtre ; c'est-à-dire, en somme, en se suicidant. Ce devrait être un peuple extrêmement heureux, puisqu'ils ne con- naissent aucun excès de plaisir ou de douleur et jamais ne se marient, mais vivent dans un état très voisin de celui dans lequel les poètes font vivre les premiers hommes. Et cependant ils se plaignent sans cesse. Ils savent que nous autres, dans ce monde-ci, possédons des corps ; et du reste ils savent tout ce qui se passe chez nous, car ils se mêlent à nous et vont partout où ils veulent, et lisent nos pensées, et peuvent à volonté observer nos actions. On pourrait croire que cela devrait leur suffire, et la plupart d'entre eux connaissent fort bien le risque effroyable qu'ils courront pour avoir voulu jouir de ce corps « doué de mouvement sensible et chaud » qu'ils désirent tant. Mais il en est parmi eux pour qui l'ennui d'une existence incorporelle est si intolé- rable qu'ils sont prêts à tout risquer pour en changer ; et ils décident de s'en aller. Les conditions qu'ils sont contraints d'accepter sont si incertaines qu'il n'y a que les plus sots d'entre les non-nés qui veuillent s'y soumettre ; et c'est parmi ceux-là, et parmi ceux-là seule- ment, que se recrutent nos rangs. Une fois que leur décision de s'en aller est bien prise, ils sont obligés de se présenter devant le magistrat de la ville la plus proche, et de signer une attestation par laquelle ils manifestent leur désir de quitter leur existence actuelle. Cette formalité remplie, le magistrat leur lit les conditions qu'ils doivent accepter et qui sont si nombreuses que je n'en puis extraire que quelques-uns des points les plus importants, qui sont, en gros, les suivants : En premier lieu, ils doivent prendre un breuvage qui anéantira leur mémoire et le sentiment de leur identité : ils doivent aller dans le monde sans secours et sans volonté propre ; tirer au sort leur carac- tère avant de s'en aller, et l'accepter quel qu'il soit, à tout hasard. Ils n'ont pas non plus le droit de choisir ce corps qu'ils désirent tant ; ils sont simplement donnés en partage, au hasard et sans appel, à deux personnes qu'ils doivent se charger de trouver et d'importuner jusqu'à ce qu'ils se soient fait adopter par elles. Quelles seront ces personnes : riches ou pauvres, bonnes ou méchantes, saines ou ma- lades, on ne peut pas le savoir. En somme, ils doivent se confier pour de nombreuses années aux soins de gens dont la bonne constitution et le bon sens ne leur sont nullement garantis. Il est curieux de lire les avertissements que les plus sages d'entre 129 9 EREWHON eux donnent à ceux qui songent à changer d'existence. Ils leur parlent comme nous parlerions à un prodigue, et avec à peu près autant de succès. « Naître », leur disent -ils, « est une trahison, un crime capital, dont le châtiment peut fondre sur vous à n'importe quel moment après que la faute a été commise. Il se peut que vous viviez soixante-dix ou quatre-vingts ans ; mais qu'est-ce cela, comparé à l'éternité dont vous jouissez ici? Et même si la peine était commuée, et qu'on vous permît de vivre toujours, vous finiriez par être si horriblement las de la vie que la plus grande marque de clémence qu'on pourrait vous donner serait de vous exécuter. « Considérez les innombrables risques que vous courez ! naître de parents mauvais, et être instruit dans le vice ! ou naître de parents sots et être nourri de billevesées et d'idées fausses ! ou de parents qui vous considéreront comme une espèce de bien m.euble, de pro- priété, dépendant bien plus d'eux que de vous-même ! Et puis, vous pouvez tomber sur des parents tout à fait antipathiques, qui ne pour- ront jamais vous comprendre, et qui feront tout leur possible pour vous contrecarrer (comme la poule qui a fait éclore un caneton) et qui ensuite vous traiteront de fils ingrat parce que vous ne les aimerez pas. Ou bien encore vous pouvez tomber sur des parents qui ne verront en vous qu'un être à hébéter pendant qu'il est encore jeune, de crainte qu'il ne leur donne des ennuis plus tard en se permettant d'avoir des désirs et des sentiments personnels. « Ensuite, quand enfin il vous aura été permis de vous faire recevoir comme membre actif de la Société, vous deviendrez vous-même sujet aux importunités des non-nés, et vraiment c'est une jolie exis- tence qu'on vous fera mener alors ! car nos sollicitations sont telle- ment véhémentes que très peu seulement — et ce ne sont pas les meilleurs, — sont capables de nous refuser. Et pourtant ne pas nous refuser, cela revient en somme à s'associer avec une demi-douzaine de personnes différentes sur lesquelles on ne peut avoir absolument aucun renseignement préalable, pas même savoir si c'est avec des hommes ou des femmes qu'on va s'associer, ni avec combien de personnes. N'allez pas vous figurer que vous serez plus sage que vos parents. Vous pouvez être d'une génération en avance sur ceux que vous avez importunés, mais à moins que vous ne soyez un des plus grands parmi les hommes, vous serez toujours d'une génération en retard sur ceux qui vous importuneront à votre tour. 130 CHAPITRE XIX « Imaginez ce que cela peut être que d'avoir à loger un non-né qui est d'un tempérament et d'un caractère entièrement différents du vôtre ; et non pas même un seul, mais une demi-douzaine de non- nés : qui ne vous aimeront pas malgré que vous vous soyez imposé mille contraintes afin de pourvoir à leurs besoins et à leur bien-être ; qui oublieront tous vos sacrifices, et dont vous ne serez jamais cer- tam qu'ils ne vous gardent pas rancune pour des erreurs de jugement que vous pouvez avoir commises à leur égard, alors que vous aviez pu espérer que ces erreurs avaient été rachetées depuis longtemps. Une ingratitude de ce genre n est pas rare, mais imaginez ce que cela peut être que de la supporter ! Il est pénible pour le petit canard d'avoir été couvé par la poule ; mais n'est-il pas pénible aussi pour la poule d'avoir couvé le petit canard? « Songez-y encore, nous vous en prions, non pas dans notre intérêt, mais dans le vôtre. Vous allez tirer au sort votre personnalité à l'état brut ; mais quelle que soit cette personnalité, elle ne peut arriver à se développer à peu près bien qu'à la suite d'une longue éducation ; et souvenez-vous que vous n'aurez aucun pouvoir sur cette éducation. Il est possible, même probable, que tout ce que vous pourrez acquérir dans la suite qui vous soit véritablement agréable ou utile, vous serez obligé de l'acquérir non pas avec l'aide de ceux que vous êtes sur le point d'aller importuner, mais plutôt en dépit d'eux, et que vous ne vous libérerez de leur tutelle qu'après des années d'une lutte doulou- reuse au cours de laquelle il sera difficile de dire si vous avez moins souffert que vous n'aurez fait souffrir. « Rappelez-vous aussi que si vous allez dans le monde, votre volonté sera libre ; que c'est une condition absolue ; qu'il n'y a pas moyen d'y échapper ; que vous serez enchaîné à ce libre-arbitre pendant toute la durée de votre vie, et qu'en chacune des occasions qui se présenteront vous serez obligé de faire ce qui, tout bien considéré, vous paraîtra ce qu'il y a de mieux à faire en ce moment donné, peu importe que vous ayez tort ou raison dans le choix de votre acte. Votre esprit sera une balance à considérations et ce sera toujours le plateau le plus lourd qui décidera votre action. De quel côté le plateau pen- chera-t-il, — cela dépendra de l'espèce de balances que vous aurez tirées au sort en naissant, de l'inclinaison que l'usage leur donnera et du poids des considérations immédiates. Si à l'origine les balances étaient bonnes, et si on ne les a pas trop dérangées pendant votre enfance, et si les combinaisons dans lesquelles vous entrez sont des 131 EREWHôN combinaisons ordinaires, vous pouvez vous en tirer assez bien. Mais il y a trop de « si » là-dedans, et si l'un d'eux vient à manquer, votre malheur est certain. Réfléchissez à cela, et rappelez-vous que si vous avez un mauvais lot, c'est votre faute, car c'est vous qui avez voulu naître, et vous n'y étiez nullement obligé. « Ce n'est pas que nous prétendions que l'humanité ne connaisse aucun plaisir : elle montre avec une certaine ostentation une quantité de moments heureux qui peuvent même arriver à constituer une grosse somme de bonheur. Mais remarquez de quelle façon ces moments heureux sont répartis sur l'étendue de la vie d'un homme : tous les plus vifs appartiennent à la première partie, et fort peu, vrai- ment, appartiennent à la seconde. Peut-il y avoir des plaisirs qui vaillent la peine d'être payés au prix des souffrances d'une vieillesse décrépite? Si vous êtes bon, fort et beau, c'est une belle fortune que vous avez à vingt ans ; mais que vous en reste-t-il à soixante? car vous êtes forcé de vivre sur votre capital ; vous n'avez aucun moyen de placer vos forces de manière à recevoir une petite rente de vie, tous les ans, pour toujours. Vous êtes forcé de manger votre capital morceau par morceau, et de le voir, avec épouvante, devenir de plus en plus petit, même si vous avez la chance qu'il ne vous soit pas brutalement arraché par un crime ou par un accident. « Rappelez-vous aussi qu'il n'y a pas un seul homme de quarante ans qui ne serait heureux de rentrer dans le monde des non-nés, s'il pou- vait le faire décemment et sans déshonneur. Etant au monde, il y a toutes les chances pour qu'il y reste jusqu'à ce qu'il soit forcé de s'en aller ; mais pensez-vous qu'il consentirait à renaître, et à revivre sa vie, si on venait lui en offrir la possibilité? Ne le croyez pas. Et s'il pouvait changer le passé au point de faire qu'il ne fût jamais né, ne pensez-vous pas qu'il le ferait avec joie? Qu'est-ce que c'était donc qu'un de leurs poètes voulait dire, quand il maudit le jour où il était né et la nuit dans laquelle il fut dit qu'un enfant mâle avait été conçu? « Car maintenant je serais couché et me reposerais, et je dormirais ; et dès lors j'aurais été en repos avec les rois et les gouverneurs de la terre, qui se bâtissent des solitudes ; ou avec les princes qui avaient de l'or et qui avaient rempli leur maison d'argent ; ou pourquoi n'ai-je pas été comme un avorton caché, comme les petits enfants qui n'ont jamais vu la lumière? C'est là que les méchants ne tourmentent plus personne, et que ceux qui sont las se reposent. » Soyez bien assuré que le crime d'être né vaut ce châtiment à tous les hommes, à certains 132 CHAPITRE XIX moments de leur vie ; mais comment peuvent-ils demander qu*on les plaigne, ou protester contre les malheurs qui leur arrivent, puis- qu'ils sont entrés dans le piège les yeux grands ouverts? « Encore un mot, et nous vous laisserons. Si quelque vague sou- venir, comme celui d*un rêve, passe, en un instant de confusion, à travers votre esprit, et que vous sentiez que cette potion que vous allez prendre n*a pas bien fait son effet, et que le souvenir de cette existence que vous quittez essaie vainement de revenir, — eh bien, dans ces moments-là, quand vous cherchez à saisir le rêve et qu'il vous échappe, et que vous le regardez, comme Orphée regardait Eurydice, glisser et rentrer au royaume crépusculaire, vite, vite, courez, — si vous pouvez vous rappeler ce conseil, — courez vous réfugier au havre de votre devoir immédiat et présent, prenant toujours pour abri le travail que vous avez en train. Peut-être vous rappellerez-vous au moins ce conseil. Si vous voulez le graver profondément dans chacune de vos facultés, il sera très probablement le talisman qui vous aidera le mieux à rentrer, sans malheur et avec honneur, au port, à travers toutes les épreuves qui vous attendent *. Tel est le raisonnement qu'ils emploient pour dissuader ceux qui désirent les quitter ; mais il est bien rare qu'ils y parviennent, car il n'y a que les inquiets et les insensés qui songent à naître, et ceux qui sont assez sots pour y songer sont en général assez sots pour le faire. S'apercevant donc qu'ils ne peuvent rien faire de plus pour le dis- suader, ses amis en larmes suivent au palais du magistrat celui qui veut naître. Là il déclare publiquement et solennellement qu'il accepte les conditions attachées à sa décision. Alors on lui donne une potion qui anéantit instantanément en lui la mémoire et le sentiment de l'identité, et qui dissout la mince habitation gazeuse qui l'envelop- pait. Il devient un simple principe vital imperceptible aux sens humains, et qu'aucun réactif chimique ne peut découvrir. Il ne lui reste qu'un instinct, qui est d'aller en tel endroit précis où il trouvera deux per- sonnes qu'il devra tourmenter jusqu'à ce qu'elles consentent à se charger de lui. Mais il ne lui est pas permis de décider s'il devra trouver ces personnes parmi les congénères de Chowbok ou chez les Erewhoniens eux-mêmes. * Le mythe d'Orphée et d'Eurydice existe aussi en Erewhon, mais avec d'autres noms et des différences considérables dans les détails. Je me suis permis de modifier le passage où il y était fait allusion, et de substituer aux; noms erewhoniens les noms qui nous sont familiers. 133 CHAPITRE VINGTIÈME SENS QUE LES EREWHONIENS DONNENT A CE MYTHE Je me suis un peu étendu sur cette mythologie, mais je n'ai rapporté qu'une très faible partie de tout ce qu'ils possèdent d'écrit sur ce sujet. En lisant tout ce fatras, mon premier sentiment fut que, si grande que puisse être la sottise que commettent les non-nés en venant dans notre monde, ils sont tout excusés s'ils le font pour échapper à des discours aussi ennuyeux. Ce mythe offre évidemment une peinture exagérée et peu flattée de la vie et des choses. Si ceux qui l'ont inventé l'avaient bien voulu, ils auraient pu aisément faire un tableau qui pécherait par l'exagération des beaux côtés comme celui-ci pèche par l'exagération des mauvais. Il n'y a pas un seul Erewhonien qui croie que le monde est aussi sombre qu'on l'a peint ici ; mais c'est une de leurs singularités que, très souvent, des choses qu'ils prétendent considérer comme indiscutables ne sont au fond ni crues ni pensées par eux. Dans le cas actuel, les opinions qu'ils professent touchant les non- nés ont eu pour origine leur désir de prouver que les gens, avant d'entrer dans notre monde, ont vu le tableau le plus sombre qu'on pût faire de ce qui les attendait. Car autrement ils ne pourraient pas dire à quelqu'un qu'ils vont punir pour une maladie de cœur ou de cerveau, que c'est entièrement sa faute s'il a cette maladie. Mais dans la pratique ils apportent beaucoup de modifications à leur théorie, et ils n'invoquent l'acte de naissance que dans des circonstances tout à fait exceptionnelles. Car la force de l'habitude, et bien d'autres causes encore, font qu'un grand nombre d'entre eux se prennent d'une tendresse assez vive, m.ême pour des créatures qui leur ont fait autant de mal que les non-nés leur en ont fait. Et quoique en général l'homme déteste le petit intrus pendant les douze premiers mois, il a tendance à se radoucir peu à peu à son égard (ou du moins à penser qu'il se radoucit à son égard), et quelquefois il s'attache immodérément aux êtres qu'il lui plaît d'appeler ses enfants. Naturellement, d'après les prémisses de la logique érewhonienne, 134 CHAPITRE XX les gens n'auraient que ce qu'ils méritent si on les traquait et les punis- sait pour leurs maladies morales et intellectuelles tout comme on le fait pour leurs maladies physiques ; et je n'ai pas encore pu comprendre pourquoi ils s'en sont tenus à cette demi-mesure. Et du reste je ne peux pas comprendre non plus pourquoi le fait qu'ils s'en étaient tenus là a pu me causer, et m'a certainement causé, tant de souci. Les Erewhoniens pouvaient admettre toutes les absurdités qu'il leur plaisait, que m'importait à moi qu'ils en admissent une de plus ou de moins? Et pourtant je souhaitais les amener à penser comme moi, car le désir de répandre celles de nos opinions que nous tenons pour utiles à notre bien-être, est si profondément ancré dans le carac- tère anglais, que bien peu d'entre nous échappent à son influence. Mais laissons cela. En dépit du grand nombie de tempéraments apportés dans la pra- tique à une théorie révoltante par elle-même, les relations entre parents et enfants sont moins heureuses en Erewhon qu'en Europe. Je ne voyais qu'assez rarement des familles où régnait une affection vraiment cordiale et profonde entre les vieux et les jeunes. J'en vis pourtant quelques-unes. Dans celles-ci, j'étais certain que les enfants, même à vingt ans, avaient plus d'affection pour leurs parents que pour toute autre personne et que, de leur propre mouvement, étant libres de choisir la compagnie qu'ils voulaient, ils choisissaient celle de leurs père et mère. On ne voyait pas souvent la voiture du redresseur à la porte de ces maisons -là. Durant mon assez long séjour en Erewhon je rencontrai deux ou trois cas de ce genre, et je ne puis exprimer le plaisir que me donna un spectacle qui dénotait tant de bonté, de sagesse et d'indulgence, si bien récompensées. Mais je suis persuadé qu'on verrait la même chose dans neuf familles sur dix, si les parents voulaient bien seulement se rappeler leur propre enfance, et traiter leurs enfants absolument comme ils auraient souhaité que leurs parents les eussent traités. Mais cela, qui semblerait si simple et si évident, paraît au contraire être une chose que pas un homme sur cent n est capable de faire. Il n'y a que les personnes les plus nobles et les meilleures qui aient de la foi dans les axiomes les plus simples ; et il n'y en a qu'un tout petit nombre qui soient assez saintes pour comprendre que 19 et 13 font 32 aussi sûrement que 2 et 2 font 4. Je suis tout à fait certain que si jamais ce récit tombait sous les yeux de quelques Erewhoniens, ils diraient qu'en écrivant que, dans leur pays, les rapports entre parents et enfants laissent généralement 135 EREWHON beaucoup à désirer, j'ai fait un abominable mensonge, et qu*en réalité il y a fort peu de jeunes gens qui ne se sentent pas plus heureux en la compagnie de leurs plus proches parents que dans toute autre compagnie *. M. Nosnibor ne manquerait pas de le dire. Et pour- tant je ne puis m'empêcher d'exprimer l'opinion qu'il serait joliment ennuyé si ses parents défunts revenaient avec l'intention de lui faire une visite de six mois. Je ne crois pas qu'il y ait aucune calamité qui lui parût plus grande que celle-là. Ils étaient morts à un âge avancé, vingt ans environ avant l'époque où je fis sa connaissance, et par conséquent je prends un cas exceptionnel ; mais sûrement, si ses parents l'avaient traité d'une façon qui, dans son enfance, lui avait paru entièrement exempte d'égoïsme, son visage, jusqu'à sa dernière heure, se serait éclairé chaque fois qu'il aurait parlé d'eux. Dans le cas, ou les deux cas, où je rencontrai une affection familiale réelle, je suis certain que les jeunes gens qui aimaient si bien leur père et leur mère à dix-huit ans, seraient remplis de joie, à soixante, à l'idée de pouvoir les accueillir dans leur maison comme des amis. Il n'y a rien qui leur plairait davantage qu'une telle visite, si ce n'est peut- être le spectacle du bonheur de leurs propres enfants et de leurs petits-enfants. C'est ainsi que les choses devraient se passer. Ce n'est pas un idéal irréalisable ; c'est même un idéal qui existe dans un petit nombre de cas, et qui pourrait exister presque dans tous les cas, si les parents voulaient y mettre un peu plus de patience et d'indulgence. Mais cela est rare, quant à présent ; si rare que les Erewhoniens ont un dicton que je ne puis traduire que par à peu près, mais qui signifie que le plus grand amusement de quelques personnes, dans une existence future, consistera à voir la douleur qu'éprouvent leurs parents en retournant vivre pour l'éternité avec leurs grands-pères et leurs grand'mères. Et d'autre part, l'idée contenue dans la racine étymo- logique du mot qui chez eux signifie le tourment le plus terrible est : (< affection obligatoire «. Il n'y a pas dans le mot « parent » un charme qui puisse produire des miracles d'affection ; et je conçois sans peine que mon propre enfant pourrait trouver que ce serait un malheur moins grand pour * Comme notre mot [anglais] relation, [parent] est prudent : il affirme si peu de chose ! Et pourtant il a supplanté le mot « kinsman « [parent, allié]. 136 CHAPITRE XX lui de me perdre et de perdre Arowhéna quand il aura six ans, que de nous retrouver quand il en aura soixante. Et je n'écrirais pas cette phrase, si je ne croyais pas qu'en l'écrivant je lui donne quelque chose comme un otage, ou que tout au moins je lui mets entre les mains une arme contre moi, pour le cas où mon égoïsme outrepasse- rait les bornes permises. Au fond de tout cela, et dans une large mesure, il y a une question de gros sous. Si les parents voulaient bien rendre leurs enfants capables de gagner de l'argent plus tôt qu'ils ne le font en général, les enfants seraient bientôt à même de gagner leur vie et par suite d'être indépendants. Mais en réalité avec le système actuel, les enfants deviennent assez grands pour avoir toutes sortes de besoins légitimes (du moins s'ils sont tant soit peu dégourdis) avant d'avoir appris le moyen de gagner l'argent nécessaire pour les satisfaire. De là vient qu'ils sont obligés, ou bien de ne pas les satisfaire, ou bien de dépenser plus d'argent que leurs parents ne peuvent leur en donner. La faute en est surtout aux écoles de Déraison, où l'enfant est instruit selon les principes hypothétiques que j'expliquerai plus loin. Il y passe des années à se faire disqualifier pour telle ou telle profession ou pour tel métier (il sait à peine pour lequel) ; années qu'il aurait dû passer à pratiquer un de ces métiers, et à le pratiquer en commen- çant par les plus bas échelons et en l'acquérant peu à peu et à force d'usage, et en progressant selon le degré d'énergie dont il est capable. Ces écoles de Déraison m'étonnèrent beaucoup. Il me serait aisé de tomber dans un pseudo-utilitarisme, et j'admets en somme que ce système peut être bon pour des enfants nés de parents très riches, ou pour ceux qui montrent une aptitude naturelle pour les connais- sances hypothétiques. Mais le malheur voulait que, grâce à leur culte d'Ydgrun, tous ceux qui avaient quelques prétentions à la considé- ration des gens se croyaient obligés d'envoyer leurs enfants dans l une quelconque de ces écoles, leur infligeant ainsi une amende égale à la somme d'argent qu'ils auraient pu leur donner pendant toutes ces années. Je fus étonné de voir quels sacrifices s'imposaient les parents pour rendre leurs enfants aussi inutiles que possible. Et il était difficile de dire si les grandes personne ssouffraient plus de la dépense qu'elles s imposaient ainsi, que les jeunes gens ne souffraient de voir qu'on leur volait délibérément les moyens de s'instruire dans les branches les plus importantes de l'investigation humaine, et qu'on les lançait sur de fausses pistes, ou qu'on les laissait, dans la plupart des cas, flotter à la dérive. 137 EREWHON Je ne crois pas me tromper en attribuant la tendance toujours crois- sante qu'on avait à restremdre les farfiilles au moyen de 1 infanticide — un mal qui causait beaucoup d'alarme dans tout le pays — presque uniquement au fait que l'éducation était devenue une sorte de fétiche d'un bout à l'autre d'Erewhon. j'admets qu'on pourvoie à ce que chaque enfant apprenne à lire, a écrire et à compter, mais l'instruc- tion publique obligatoire devrait s'arrêter là ; et l'enfant devrait aussitôt commencer (avec toutes les précautions convenables pour qu'on soit certain qu'on abuse pas de ses forces) à acquérir les rudiments du métier grâce auquel il devra gagner sa vie. Ces rudiments, il ne saurait les acquérir dans ce que nous appelons en Angleterre des écoles d'éducation technique. La vie de ces écoles est une vie cloîtrée en comparaison du brutal tumulte du monde. Au lieu de vous préparer au travail, elles vous en rendent incapable. On ne peut apprendre un métier que dans l'atelier de ceux que ce métier nourrit. En général les enfants détestent l'artificiel, et font leurs délices du réel. Offrez-leur l'occasion de gagner de l'argent et ils auront vite appris à le gagner. Quand les parents s'apercevront que leurs enfants, au lieu d'être rendus artificiellement coûteux, commencent de bonne heure à contribuer au bien-être de la famille, ils cesseront bientôt de les tuer et rechercheront cette ample fécondité que maintenant ils évitent. Dans les conditions actuelles, l'Etat, qui accable les parents d'impôts et de charges sous lesquels ils succombent, jette les hauts cris à propos d'un mal dont il est en grande partie responsable. Chez les classes moins bien vêtues, le mal n'était pas aussi répandu. Car dans ces classes, vers sa dixième année, l'enfant est obligé de commencer à travailler : s'il est intelligent, il fait son chemin ; s'il ne l'est pas, il a du moins l'avantage de n'être pas rendu encore plus inapte par ce que ses amis veulent bien appeler son éducation. Presque toujours les gens trouvent leur niveau, et bien qu il arrive parfois qu'ils ne le trouvent pas, on peut dire que dans l'ensemble, ceux qui ont des qualités appréciables ne passent pas inaperçus et parviennent à en tirer profit. Je crois que les Erewhoniens commencent à se rendre compte de ces choses, car on parlait beaucoup de mettre un impôt sur tous les parents dont les enfants ne gagneraient pas de quoi vivre, selon leurs capacités, à l'époque de leur vingtième année. Je suis sûr que. s'ils ont le courage d'adopter cette mesure ils ne le regretteront jamais : car les parents feront en sorte que les enpfants commencent de 138 CHAPITRE XX bonne heure k gagner de largent (et cela veut dire « à faire du bien à la société )>) ; et les enfants seront de bonne heure indépendants ; ils ne seront plus une charge pour leurs parents, ni leurs parents une charge pour eux, et ils s'aimeront beaucoup plus qu'ils ne le font à présent. C'est là de la vraie philanthropie. L'homme qui fait une fortune colossale dans la bonneterie et qui par son énergie réussit à faire baisser le prix des lainages de la millième partie de deux sous par livre, cet homme là vaut dix philanthropes de profession. Les Erewhoniens sont tellement frappés de ce fait que lorsqu'un homme a acquis une fortune supérieure à vingt mille livres sterling de rente annuelle, ils l'exemptent de tout impôt, et le regardent comme une œuvre d art, et trop précieux pour qu'on y touche. « Il faut, disent-ils, qu'il ait rendu un signalé service à la société, pour que la société ait consenti à lui donner tant d'argent. » Un si beau génie les remplit de respect ; ils le considèrent comme une bénédiction du ciel. « L'argent, disent-ils, est le symbole du devoir : c'est le signe sacré qui prouve qu'on a fait pour l'humanité ce que l'humanité voulait qu'on fît. Il se peut que l'humanité ne soit pas un bon juge, mais il n'y en a pas de meilleur ». Pendant les premiers tem.ps de mon séjour, ces discours-là me scandalisaient, parce que je songeais qu'il a été affirmé de haute source que ceux qui possèdent des richesses entreraient difficilement dans le royaume des cieux. Mais sous l'influence d Ere- whon, je m'étais mis à voir les choses différemment ; et je ne pouvais m'empêcher de penser que ceux qui n'ont pas de richesses y entreront encore plus difficilement. On oppose l'argent à la culture, et on s'imagine que parce qu un homjTie a passé sa vie à gagner de l'argent il ne peut pas être cultivé, — erreur profonde ! Comme s'il pouvait y avoir rien qui contribue plus efficacement à la culture que le fait d'avoir acquis une honorable indépendance, et comme si la plus raffinée culture pouvait donner, à un homme qui n'a pas le sou, autre chose qu'un sentiment encore plus atroce de sa pauvreté. Le jeune homme auquel il fut dit de vendre tous ses biens et d'en donner l'argent aux pauvres devait être quel- qu'un de tout à fait exceptionnel, si ce conseil lui fut donné à bon escient, soit pour lui, soit pour les pauvres. Combien plus souvent au contraire ne trouvons-nous pas chez les hommes une foule de bonnes qualités excepté celle d'avoir de l'argent? et combien souvent ne sentons-nous pas que le vrai devoir de chacun de ces hommes 139 EREWHON serait de ramasser tous les sous qu'il pourrait persuader aux autres de lui donner en échange de ses services, et de devenir riche ? On a dit que l'argent est la source de tous les maux, mais cela n'est pas moins vrai du manque d'argent. Ce qui précède peut paraître irrespectueux à l'égard de certaines maximes reçues, mais en réalité tout cela est conçu dans un esprit de profond respect pour ces choses seules qui méritent du respect : pour les choses qui existent, qui nous forment et nous façonnent, quelles qu'elles puissent être ; pour les choses qui ont le pouvoir de nous châtier et qui nous châtieront si nous ne tenons pas compte d'elles : c'est-à-dire : pour nos maîtres. Mais je me laisse entraîner loin de mon récit. Les Erewhoniens ont un autie projet autour duquel ils mènent grand bruit et s'agitent beaucoup, à peu près comme certains le font en Angleterre à propos des droits de la femme. Un groupe d'ultra- radicaux prétend qu'il n'y a pas moyen de décider à qui appartient la supériorité : des vieux sur les jeunes ou des jeunes sur les vieux. Pour le moment tout est basé sur la supposition qu'il est désirable de faire vieillir les jeunes aussi vite que possible. Mais quelques-uns pensent que c'est un tort, et que l'objet que l'éducation doit se proposer, c'est de faire que les vieux restent jeunes aussi longtemps que possible. Ils disent que chaque âge devrait avoir son tour, sa semaine, de supé- riorité : une semaine les vieux seraient en haut de l'échelle ; la semaine suivante ce serait les jeunes. La ligne de démarcation serait trente- cinq ans. Mais ils demandent impérieusement que les jeunes aient le droit d'infliger des punitions corporelles aux vieux, sans quoi les vieux seraient tout à fait incorrigibles. Dans un pays d'Europe, quel qu'il soit, il ne serait même pas question d'une telle chose, mais à Erewhon il n'en va pas de même ; car les redresseurs, en prescrivant sans cesse des fustigations à tout le monde, ont habitué les gens à l'idée d'être fouettés. Je ne pense pas que ce projet se réalise jamais ; mais le seul fait qu'il ait été seulement discuté suffit à montrer jusqu'où va, en Erewhon, l'aberration des esprits. 140 CHAPITRE VINGT-ET-UNIÈME LES COLLÈGES DE DERAISON Il y avait déjà cinq ou six mois que j'habitais chez les Nosnibor, et bien que j'eusse souvent offert de les quitter et d'aller me loger dans un appartement que je louerais, ils ne voulaient pas m'en entendre parler. Je crois qu'ils s'imaginaient qu'en me gardant chez eux, il y aurait plus de chances pour que je devinsse amoureux de Zulora ; mais c'était mon affection pour Arov^héna qui m'y retenait. Pendant tout ce temps, Arowhéna et moi avions vécu dans un songe, et nous étions laissé entraîner vers un attachement déclaré ; mais nous n'avions pas osé envisager les difficultés réelles de notre situation. Peu à peu cependant, en dépit de nous-mêmes, les choses en arrivèrent à une crise, et nous découvrîmes, trop clairement, le véritable état de nos affaires. Un soir, nous étions au jardin, et j'avais essayé par toutes sortes de détours stupides, de l'amener à dire qu'elle aurait au moins pitié d'un homme qui aimerait sincèrement une femme qui ne voudrait pas l'épouser. J'avais balbutié et j'avais rougi, et je m'étais montré aussi sot qu'il est possible, et je crois que j'avais dû l'affliger à force de chercher d'une manière si visible à me faire plaindre par elle, sans rien lui dire de la pitié dont elle avait besoin elle aussi. Quoi qu'il en soit, elle se tourna vers moi avec un sourire doux et triste et me dit : « De la pitié? J'ai pitié de moi, de vous, de tout le monde ». A peine eût-elle prononcé ces mots, qu'elle baissa la tête et, me jetant un regard qui me demandait de ne rien répondre, elle me quitta. Une courte phrase toute simple, mais la manière dont elle l'avait dite était ineffable : mes yeux s'ouvrirent enfin, et je compris que je n'avais pas le droit d'essayer de la pousser à transgresser une des lois les plus sacrées de son pays, ce qu'elle ferait forcément en m épousant. Je restai longtemps assis à réfléchir, et quand je me rappelai tout ce que traînerait après soi de tares, de honte et de souffrances une union coupable (car c'est ainsi que serait considéré la nôtre en Erewhon), j'eus honte de moi-même pour être resté si longtemps aveugle. Aujour- d'hui j'écris tout ceci de sang-froid, mais je souffris terriblement 141 EREWHON alors, et sans doute j'aurais gardé de ces choses un souvenir teaucoup plus vif, si tout n'avait pas fini heureusement. Mais quant à renoncer à l'idée d'épouser Arowhéna, elle ne me traversa jamais l'esprit. Je ne pensais qu'à trouver le moyen de résoudre autrement le problème. Attendre que quelqu'un épousât Zulora?... Non, il n'y fallait pas songer davantage. Epouser Arowhéna mainte- nant, en Erewhon? J'avais déjà renoncé à ce projet. Il ne restait donc qu'une alternative, et c'était de l'enlever, de l'emmener avec moi en Europe, où il n'y aurait plus aucun obstacle à notre union, à part celui que présenterait encore mon manque d'argent, m.ais cela ne me causait aucune inquiétude. A ce projet, simple et tout indiqué, je ne voyais que deux objec- tions dignes de ce nom : d'abord qu'il se pouvait qu'Arowhéna refusât de venir ; ensuite, qu'il m'était presque impossible de m'échapper même seul, car le Roi lui-même m'avait dit que je devais me regarder comme prisonnier sur parole, et qu'au premier indice de tentative d'évasion de ma part, on m'enfermerait dans un des hôpitaux d'incu- rables. En outre, je ne connaissais pas la géographie d'Erewhon, et même si j'essayais de retrouver le chemin par lequel j'étais venu, je serais rattrapé bien avant d'atteindre le col par lequel j'étais entré. Comment donc pourrais-je songer à emmener Arowhéna avec moi? Pendant des journées entières, je repassai toutes ces difficultés dans mon esprit, et enfin j'imaginai le projet le plus extravagant que le désespoir puisse inspirer à un homme. Ce projet résolvait la seconde difficulté. Quant à la première, elle me causait moins d'inquiétude, car lorsque je me retrouvai en tête-à-tête avec Arowhéna après notre conversation dans le jardin, je compris qu'elle avait passé par les mêmes souffrances que moi. Je résolus d'avoir encore une entrevue avec elle, qui serait pour le moment la dernière, et qu'alors je me séparerais d'elle et me mettrais à l'œuvre pour réaliser mon plan aussi rapidement que possible. Nous trouvâmes une occasion d'être seuls ensemble, et j'en profitai pour me lâcher la bride et lui dire avec quel dévouement et quelle adoration je l'aimais. Elle ne répondit pas grand'chose, mais ses larmes (aux- quelles je ne pus m'empêcher de mêler Içs miennes) et le peu qu'elle dit, suffirent à me montrer que je n'aurais pas d'obstacle à vaincre de son côté. Alors je lui demandai si elle consentirait à courir un danger terrible, que nous partagerions, et dont le résultat serait, en cas de succès, que je la mènerais dans mon propre pays, et dans la maison 142 CHAPITRE XXI de ma mère et de mes sœurs, qui la recevraient à bras ouverts. En même temps, je lui fis remarquer que nous avions plus de chances d'échouer que de réussir, et qu'il était probable, que même si j'arrivais à mettre mon projet à exécution, sa réalisation nous coûterait la vie à tous les deux. J'avais bien jugé Arowhéna : elle me répondit qu'elle croyait que je l'aimais autant qu'elle m'aimait, et qu'elle braverait n'importe quel danger, si je pouvais seulement lui donner l'assurance qu'en Angleterre notre union ne serait pas considérée comme une chose déshonorante. Elle ne pouvait vivre sans moi, et eût mieux aimé mourir avec moi que sans moi ; et peut-être que la mort était ce qui nous vaudrait le mieux à l'un et à l'autre. Elle dit encore qu'il fallait travailler à mon projet, et que quand l'heure serait venue je la ferais appeler, et que je pouvais avoir confiance, qu'elle ne me manquerait pas de parole. Et de cette façon, après bien des baisers et bien des larmes, nous nous arrachâmes l'un à l'autre. Je quittai les Nosnibor, louai un appartement en ville et m'aban- donnai tout à mon aise au désespoir. Arowhéna et moi nous voyions de temps à autre, car je m'étais mis à fréquenter régulièrement les Banques Musicales ; mais M*"^ Nosnibor et Zulora me traitaient avec beaucoup de froideur et j'eus la certitude qu'elles se doutaient de quelque chose. Arowhéna avait un air malheureux, et je remarquai que sa bourse était maintenant pleine de toute la monnaie des Banques Musicales qu'elle y pouvait mettre, c'est-à-dire beaucoup plus pleine qu'autrefois de cette monnaie. Alors me vint l'affreuse pensée qu'elle pouvait tomber malade et être soumise à un procès criminel. Oh, quelle haine j'éprouvai pour Erewhon à ce moment-là ! J'avais encore mes entrées à la cour, mais ma bonne mine com- mençait à disparaître, et je n'avais pas, pour cacher les effets du cha- grin, l'art consommé des Erewhoniens. Je m'apercevais que mes amis avaient des inquiétudes à mon sujet, et je fus obligé de m'inspirer de l'exemple de Mahaïna, et de faire semblant de mètre mis à boire. J'allai même jusqu'à consulter un redresseur comme si cela eut été vrai, et me soumis à beaucoup de vexations. Cela arrangea les choses pour quelque temps, mais je remarquai que mes amis avaient moins d'estime pour ma constitution à mesure que je maigrissais. On me dit que les pauvres jetaient les hauts cris à cause de ma pension, et je lus dans un journal antiministériel un article fielleux, dans lequel le journaliste allait jusqu'à dire que le fait que j'avais des 143 EREWHON cheveux blonds n'était pas un bien grand mérite en moi, puisqu'on racontait que j'avais dit que c'était une chose commune dans le pays d'où je venais. J'ai des raisons de penser que cet article avait été inspiré par M. Nosnibor lui-même. Bientôt il me revint que le roi commençait à reparler avec insistance de l'affaire de ma montre, et à dire qu'on devrait me traiter médicalement, parce que je lui avais dit un mensonge à propos des ballons. Je vis un orage de calamités se former et se rassembler de tous les points de l'horizon au-dessus de ma tête, et je compris que j'allais avoir besoin de tous mes esprits, et de beaucoup d'autres encore, pour arriver sain et sauf avec Arov^héna au bout de mon aventure. Il y avait quelques personnes qui continuaient à se montrer bien- veillantes à mon égard ; et, chose étrange, ces témoignages de sym- pathie me venaient des personnes dont je les eusse le moins attendues : des caissiers des Banques Musicales. J'avais fait la connaissance de plu- sieurs de ces messieurs, et maintenant que je fréquentais leurs banques, ils semblaient disposés à faire grand cas de moi. L'un d'eux, voyant que j'étais réellement malade, — mais naturellement il fit semblant de 1 ignorer, — me conseilla de changer un peu d'air et d'aller visiter avec lui une des villes principales, à deux ou trois jours de voyage de la capitale, et qui était le centre le plus important des Collèges de Déraison. Il m'assura que tout ce que je verrais me charmerait, et que je recevrais un accueil empressé. Je me décidai donc à accepter son invitation. Deux ou trois jours plus tard nous partîmes, et après avoir passé une nuit en voyage, nous arrivâmes à destination le lendemain soir. Nous étions maintenant en plein printemps, et il y avait près de dix mois que je m'étais mis en route en compagnie de Chov^bok, mais il me semblait qu'il y avait dix ans. Les arbres étaient dans toute leur plus tendre beauté, et l'air s'était réchauffé sans devenir trop lourd. Après avoir passé tant de mois dans la capitale, la vue de la campagne et des villages que nous traversions me fit certes beaucoup de bien, mais ne put me faire oublier mes soucis. Les dix ou douze derniers kilomètres furent la plus belle partie du voyage, car la campagne devenait plus accidentée et les bois étaient plus étendus. Mais le premier coup d'œil jeté sur la cité des collèges elle-même, fut ce qu'il y eut de plus délicieux. Je ne puis croire qu'il en existe une plus belle dans le monde entier, et j'en exprimai ma joie à mon compagnon et le remerciai de m'y avoir amené. 144 CHAPITRE XXI La voiture nous conduisit à une auberge située dans le centre de la ville, et, pendant qu'il faisait encore jour, mon ami le caissier, qui se nommait Thims, m'emmena faire un tour dans les rues et dans les cours des principaux collèges. Ils étaient d'une beauté et d'un intérêt extrêmes, et il n'était pas possible de les voir sans se sentir attiré vers eux. Et je me dis qu'il fallait vraiment avoir l'esprit mal fait et être un ingrat, pour ne pas conserver de ces collèges, quand on a eu l'avantage d'être élevé dans l'un d'entre eux, un souvenir affectueux qui ne s'éteint qu'avec la vie. Tous mes fâcheux pressentiments s'évanouirent quand je vis la beauté de cette ville exquise. Pendant une demi-heure, j'oubliai et moi-même et Arowhéna. Après le souper, M. Thims me parla longuement du système d'édu- cation en vigueur dans ces collèges. Je savais déjà une partie de ce qu'il me disait, mais bien des faits étaient nouveaux pour moi, et grâce à ce qu'il me dit, je compris plus exactement que je n'avais fait jusqu'a- lors, le fond des idées érewhoniennes. Néanmoins il y eut certains détails du système dont la raison d'être m'échappa. Mais j'admets sans difficulté que mon incapacité à comprendre la raison d'être de ces particularités devait venir de ce que j'avais été élevé d'une manière si différente, et aussi de ce que, à ce moment -là, je n'étais pas du tout dans mon assiette. Le principal trait de leur système, c'est l'importance qu'ils donnent à une science dont je ne puis traduire le nom que par le mot « l'hypo- thétique ». Voici comment ils raisonnent : n'enseigner à un enfant rien de plus que la nature des choses qui existent dans le monde qui l'en- toure, et avec lesquelles il sera forcément en rapport toute sa vie, ne serait que lui donner une conception étroite et superficielle de l'univers, lequel, afïirment-ils, pourrait aussi contenir toute espèce de choses qu'on n'y trouve pas actuellement. Lui ouvrir les yeux sur ces possibi- lités et le préparer en vue de toutes sortes de conjonctures, tel est l'objet de la science hypothétique. Imaginer une série de conditions absolument étranges et irréalisables, et demander aux jeunes gens de résoudre les problèmes qui découlent de ces conditions, voilà ce qu'ils considèrent comme la meilleure façon de les préparer à bien diriger eux-mêmes leurs affaires quand ils auront atteint l'âge d'homme. C'est pourquoi on leur enseigne pendant de longues années ce qu'on appelle le langage hypothétique ; langage qui fut, à l'origine, formé à une époque où le pays était dans un état de civilisation tout différent de celui dans lequel il est actuellement, et qui a disparu depuis et a été 145 10 EREWHON dépassé. Beaucoup Je maximes précieuses et de nobles pensées qui à une certaine époque demeuraient ensevelies dans ce langage, font aujourd'hui partie intégrante de leur littérature, et ont été mille fois traduites dans la langue actuellement en usage. Et certes, il me semble qu'il devrait paraître suffisant de n'enseigner la langue primitive qu'aux jeunes gens qui montrent un goût instinctif et naturel pour cette étude. Mais les Erewhoniens sont d'un avis différent. Il est presque in- croyable de voir quel cas ils font de ce langage hypothétique ; ils vont même jusqu'à offrir au premier venu une pension pour la vie si ce premier venu parvient à acquérir une grande connaissance de ce langage. Bien plus, ils passeront des années à apprendre à traduire quelques-uns de leurs meilleurs poètes dans la langue hypothétique, car le fait d'être capable de faire cela avec aisance est considéré comme la marque distinctive d'un homme cultivé et bien élevé. Dieu me garde de parler à la légère, mais je trouvai que c'était un vrai gaspillage de bonne énergie humaine que de laisser des gens perdre des années et des années à se perfectionner dans un exercice aussi infécond, alors que leur propre civilisation leur présentait des problèmes par cen- taines, qui demandaient instamment à être résolus, et dont la solution aurait rapporté un joli bénéfice à celui qui l'aurait trouvée. Mais sans doute les gens savent mieux ce qui leur convient quand il s'agit de leurs propres affaires. Pourtant, si les jeunes gens avaient choisi d'eux- mêmes ces études, je m'en étonnerais moins ; mais ils ne les choisissent pas, on les leur impose, et la plupart d'entre eux ont de l'aversion pour elles. Ce que je puis dire, c'est que tout ce qu'on m'a fait valoir en faveur de ce système m'a paru trop peu probant pour que je puisse avoir une haute idée des avantages qu'il présente. Les arguments qu'ils faisaient valoir en faveur du développement systématique des facultés déraisonnantes étaient bien plus solides. Mais sur ce point, ils s'éloignent des principes par lesquels ils justi- fient leur étude de l'hypothétique. En effet, ils fondent l'importance qu'ils donnent à l'hypothétique sur le fait qu'elle est une prépara- tion à l'extraordinaire, tandis que leur enseignement de Déraison a pour mission de développer les facultés particulières qui servent à la conduite des affaires ordinaires. De là leurs chaires d'Inconséquence et de Subterfuge, branches dans lesquelles les jeunes gens passent des examens avant d'être autorisés à continuer leurs études en vue de leurs diplômes d'hypothétique. Les étudiants les plus sérieux et les 146 CHAPITRE XXI plus consciencieux font de tels progrès dans ces matières, qu'on en est étonné ; il n'est guère d'inconséquence, si évidente soit-elle, qu'ils n'apprennent bientôt à défendre, ou de commandement si clair qu'ils ne trouvent quelque prétexte pour n'en tenir aucun compte. La vie, à ce qu'ils affirment, deviendrait intolérable si les hommes n'étaient guidés dans toutes leurs actions que par la raison seule. La raison entraîne les hommes à tracer des limites hâtives et trop précises, et à définir les choses au moyen du langage ; du langage qui, de même que le soleil, fait d'abord croître et dessèche ensuite. Il n'y a de logique que dans les opinions extrêmes, mais elles sont toujours absurdes* Le juste milieu est illogique, mais un juste milieu illogique est pré- férable à l'absurdité patente des idées extrêmes. Il n'est pas de sottises ni de déraison plus grande que celles qui, en apparence, peuvent se défendre irréfutablement par la raison même, et il n'y a guère d'erreurs auxquelles les hommes ne peuvent être aisément amenés, lorsqu'ils fondent leur conduite sur la seule raison. La raison pourrait fort bien abolir le double système monétaire ; elle pourrait même attaquer l'existence personnelle de l'Espérance et de la Justice. D'ailleurs, les gens sont si naturellement et si fortement enclins à la raison, que de toutes façons ils la recherchent pour leur propre satisfaction, et agiront d'après elle autant, et plus, que cela peut leur être utile : il n'y a donc pas besoin d'encourager la raisoné Mais c'est une autre affaire quand il s'agit de la déraison. Elle est le complément naturel de la raison, et si elle n'existait pas, la raison elle- même disparaîtrait. Donc, puisque la raison ne saurait exister en l'absence de la déraison, il s'ensuit qu'il faut admettre que plus il y a de déraison, et plus il y â de raison. De là la nécessité de développer la déraison dans l'intérêt même de la raison. Les professeurs de Déraison affirment qu'ils respectent la raison ; personne ne peut être plus convaincu qu'ils le sont que, si le système de la double monnaie ne peut être rigoureuse- ment déduit, comme conséquence nécessaire, de la raison humaine, il faut qu'une des deux espèces de monnaie disparaisse sur-le-champ ; mais ils ajoutent qu'il ne faut pas faire cette déduction en se basant sur une idée étroite et exclusive de la raison, idée qui priverait cette admirable faculté d'une moitié de sa propre existence. La déraison fait partie de la raison : faites -lui donc la part qui lui revient lorsque vous rechercherez les conditions primitives de toute institution humaine» 147 CHAPITRE VINGT-DEUXIÈME LES COLLÈGES DE DERAISON (Suite) Ils ne font aucune espèce de cas du génie, car ils disent que tout homme est, plus ou moins, un génie. Il n'y a personne de si sain physi- quement qui ne soit pas un tout petit peu dérangé en quelque endroit, et il n*est personne de si malsain qui n'ait quelque organe qui soit bien portant, De même il n'y a pas d'homme si sam, moralement et intellectuellement, qu'il puisse être, qui ne soit à la fois fou et méchant par quelque côté ; et il n'y a pas d'homme, si fou et si pervers soit-il, qui ne soit par quelque côté sensé et honorable. Et en même manière, il n'est pas d'homme de génie qui ne soit aussi un sot, et pas de sot qui n'ait quelque chose de l'homme de génie. Quand je parlai de l'originalité et du génie à quelques messieurs près desquels je me trouvai assis à un diner offert par M. Thims en mon honneur, et que je dis que toute espèce de pensée originale devrait être encouragée, il me fallut aussitôt ravaler mes paroles, et je vis bien qu'ils pensaient que le génie était comme le scandale : il faut bien qu'il arrive, mais malheur à celui par qui il arrive. Ils tien- nent que le devoir de tout homme est de penser comme ses voisins, car malheur à lui s'il trouve bon ce qu'ils trouvent mauvais. Et vrai- ment on ne voit pas bien en quoi cette théorie érewhonienne diffère de la nôtre, car le mot « idiot » signifie tout simplement « quelqu'un qui pense par soi-même «. Le vénérable Professeur de Sagesse Mon- daine, vieillard de près de quatre-vingts ans, mais encore vert, me parla très sérieusement sur ce sujet, lorsqu'il entendit les paroles que j'avais eu l'imprudence de laisser échapper en faveur du génie. C'était un des professeurs les plus influents de l'Université, et on disait qu'il avait peut-être fait plus que tout autre personnage actuellement vivant pour supprimer toute espèce d'originalité. « Notre affaire », dit-il, « n'est pas d'aider les étudiants à penser par eux-mêmes. Certes c'est bien la dernière chose que ceux qui leur veulent du bien pourraient les encourager à faire. Notre devoir est de faire en sorte qu'ils pensent comme nous, ou du moins comme nous trouvons utile de dire que nous pensons ». Toutefois il passait 148 CHAPITRE XXII pour avoir sur certaines choses des opinions quelque peu radicales : en eflet il était Président de la Société pour la Suppression des Con- naissances Inutiles et pour la Plus Complète Oblitération du Passé. Quant aux épreuves qu'un jeune homme doit subir pour l'obtention d'un diplôme, j'appris que les élèves ne sont pas classés par ordre de mérite, et qu'on fait tout ce qu'on peut pour qu'il n'y ait aucune émulation entre les étudiants, car les maîtres pensent que l'émulation encourage les ambitions personnelles et produit des mésmtelligences. Les examens consistent en des compositions écrites par les candidats sur des sujets donnés, dont quelques-uns leur sont connus à l'avance, tandis que d'autres sont choisis à dessein pour juger de leurs capacités générales et de leur savoir faire *. Mon ami le Professeur de Sagesse Mondaine était la bête noire de la plupart des étudiants, et autant que j'en pouvais juger, il devait l'être en effet, car il avait pris ses fonctions beaucoup plus au sérieux que ne l'avait fait aucun de ses collègues. On me dit qu'il avait recalé un pauvre type pour manque d'ambiguïté suffisante dans sa composition de Clauses Restrictives. Un autre avait été renvoyé pour avoir écrit un article sur un sujet scientifique sans avoir fait un usage assez fréquent des mots « avec soin », « patiemment » et « sérieuse- ment ». On refusa un diplôme à un étudiant parce qu'il avait eu trop souvent et trop profondément raison ; et quelques jours avant mon arrivée, on en avait recalé toute une fournée pour méfiance insuf- fisante à l'égard de l'imprimé. Il y avait justement alors une certaine agitation à ce propos, car il paraît que le Professeur avait écrit un article dans la principale revue de l'Université, article dont tout le monde le savait auteur, et qui était rempli de toute espèce d'erreurs spécieuses. Ensuite il avait donné un sujet de composition qui fournissait aux candidats l'occasion de reproduire ces erreurs, et comme tous croyaient que l'article était de leur examinateur, ils répétèrent ces erreurs. Le Professeur les recala tous sans exception, mais on trouvait qu'il n'avait pas très bien agi. Je leur citai le beau vers d'Homère qui dit qu'on doit toujours s'efforcer d'être au premier rang et de l'emporter en toute chose sur ses égaux. Mais ils dirent qu'il n'y avait rien d'étonnant à ce que des peuples chez lesquels une aussi détestable maxime était admirée, fussent sans cesse occupés à s'entre-égorger. * [En français dans le texte.] 149 EREWHON « Et pourquoi », dit un professeur, « un homme désirerait-il valoir mieux que ses voisins? Qu'il se contente de ne leur pas être infé- rieur. » J'essayai timidement de dire que je ne voyais pas comment aucun progrès pourrait se faire en science ou en art sans aucune ambition personnelle, et par suite sans rivalités. « Evidemment, et c'est pourquoi nous sommes ennemis du pro- grès, » répliquèrent-ils. Après cela il n'y avait plus rien à dire. Pourtant un peu plus tard, un jeune Professeur me prit à part et me dit qu'il ne pensait pas que je comprisse exactement leuis idées sur le progrès. « Nous aimons le progrès », dit-il, « mais à condition qu'il ait l'appro- bation du sens commun de la majorité. Si un homme acquiert plus de science que ses voisins, qu'il garde pour lui ce qu'il sait jusqu'à ce qu'il les ait pressentis et qu'il sache s'ils sont d'accord avec lui. » Il ajouta qu'il était aussi immoral d'être trop en avance que d'être trop en retard sur son temps. « Si vous êtes capable d'entraîner vos voisins, vous pouvez dire tout ce que vous voulez, mais si vous en êtes inca^ pable, quelle insulte plus injustifiée pouvez-vous leur faire que de leur dire ce qu'ils ne désirent pas savoir? L'homme devrait se souvenir que l'excès de pensée est une des formes les plus dangereuses et les plus déshonorantes que puisse prendre le dérèglement de la vie. J'admets que chèque homme ne soit pas absolument bien réglé, d'autant plus qu'une santé d'esprit parfaite aboutirait à la folie dès qu'elle serait réalisée, mais enfin... » Il commençait à s'emballer sur son sujet, et je me demandais com- ment je pourrais bien me débarrasser de lui, quand l'assemblée se sépara et, bien que je lui eusse promis d'aller le voir avant mon départ, j'en fus malheureusement empêché. J'en ai dit assez pour donner au lecteur anglais une idée des étranges opinions qu'ont les Erew^honiens sur la déraison, l'hypothétique et l'éducation en général. Dans bien des choses ils étaient relativement sensés, mais je n'arrivai pas à avaler l'hypothétique, ni surtout leurs traductions de leurs meilleurs poètes dans la langue hypothétique. Pendant mon séjour, je rencontrai un jeune homme qui me dit que pendant quatorze ans, on ne lui avait guère appris autre chose que le langage hypothétique, bien qu'il n'eût jamais montré (et cela à mon avis lui faisait honneur) la moindre disposition pour cette étude, tandis qu'il était doué d'aptitudes assez remarquables pour d'autres 150 CHAPITRE XXII branches du savoir. Il m*aiïirma qu'il n'ouvrirait plus jamais un livre d'hypothétique après qu'il aurait obtenu son diplôme, mais qu'il suivrait le penchant qui le portait vers d'autres sciences. Cela était fort bien. Mais qui lui rendrait ces quatorze années perdues? Quelquefois, je me demandais comment il était possible que le mal qu'on faisait ainsi ne fût pas plus facile à voir et que les jeunes gens et les jeunes filles pussent devenir aussi bons et aussi sensés qu'ils le devenaient, en dépit des efforts qu'on faisait presque consciemment pour faire dévier et arrêter leur croissance? Quelques-uns, assurément, en restaient endommagés, et en souffraient toute leur vie. Mais beau- coup ne paraissaient pas en avoir souffert, et quelques-uns sem- blaient presque s'en trouver mieux. Je crois que la raison de ce phéno- mène est que l'instinct naturel des jeunes gens est, dans la plupart des cas, si complètement en révolte contre leur éducation, qu'en dépit de tous les efforts de leurs maîtres on n'arrive jamais à la leur faire regarder comme une chose sérieuse. Tout ce qui en arrivait, c'était que les enfants ne faisaient que perdre leur temps, et même pas une aussi grande partie de leur temps qu'on aurait pu croire, car dans leurs heures de récréation ils se livraient à des exercices et à des jeux de plein air qui développaient leurs corps et qui servaient du moins à les rendre forts et bien portants. De plus on ne pouvait empêcher ceux qui. avaient quelques ten- dances particulières, de les développer : ils apprenaient ce qu'ils avaient besoin d'apprendre, et ce qui leur plaisait, en dépit des obs- tacles mêmes, qui semblaient plutôt les exciter que les décourager. Tandis que pour ceux qui n'avaient pas d'aptitudes spéciales la pe^te de temps était relativement peu importante. Mais malgré ces cor- rectifs, je suis sûr que le système que les Erewhoniens appellent 1 éducation porte un grand préjudice aux enfants des classes qui sont aisées sans être riches. Les enfants plus pauvres en souffraient moins, car si la destruction et la mort ont entendu parler de la sagesse, dans une ceitaine mesure la pauvreté aussi en a entendu parler. Et peut-être, après tout, qu'il vaut mieux pour une nation que ses centres d'éducation fassent plus pour combattre le développement de la pensée que pour l'encourager. Si ces centres n'infusaient pas dans les esprits d'un grand nombre de leurs nourrissons une certaine pédanterie vaniteuse, les ouvrages originaux deviendraient tellement communs, qu'ils constitueraient un véritable péril. Il est en effet indispensable que la plus grande partie de ce qui se dit et se fait dans le monde soit 151 EREWHON assez éphémère pour s'éliminer rapidement. Il faut que cela reste frais pendant vingt-quatre heures, ou même quarante-huit heures ; mais il faut que cela ne soit plus assez frais au bout d'une semaine pour empêcher les gens de désirer autre chose. Il n'y a pas de doute que le merveilleux développement du journalisme en Angleterre, et aussi que le fait que nos centres d'éducation visent plutôt à favoriser la médiocrité qu'à jouer un rôle plus noble, soient uniquement dus à ce que nous admettons, d'une façon subconsciente, qu'il est encore plus nécessaire de comprimer l'élan de la croissance intellectuelle que de l'encourager, et il n'y a pas de doute que c'est bien là ce que font nos corps académiques, et ils le font avec d'autant plus de succès qu'ils ne le font pas consciemment. Ils s'imaginent qu'ils travaillent à per- fectionner l'assimilation et la digestion de l'esprit, alors qu'en réalité ils ne sont guère autre chose que l'équivalent du cancer dans Tes- tomac. Mais revenons aux Erewhoniens. Rien ne me surprit davantage que de voir çà et là les lueurs de bon sens dont une ou deux branches du savoir étaient éclairées, alors que tant d'autres étaient plongées dans une obscurité complète. Cela me frappa plus particulièrement lorsque je visitai l'Ecole des Beaux-Arts de l'Université. Je vis que le pro- gramme des études y était divisé en deux parties : artistique et com- merciale. Aucun étudiant ne pouvait poursuivre l'étude technique de l'art qu il étudiait, s'il n'avait fait un progrès égal dans la connaissance de son histoire commerciale. Ainsi les étudiants en peinture étaient fréquemment interrogés sur les prix qui avaient été atteints par les tableaux célèbres des cin- quante ou cent dernières années, et des variations qu'avait subies leur valeur quand (cela arrivait souvent) ils avaient été vendus et revendus plusieurs fois. « Le peintre », disent-ils, « est un marchand de tableaux : il Cbt aussi important pour lui d'apprendre à adapter ses marchandises au goût du marché, et de savoir combien peut se vendre tel ou tel genre de tableau, que d'apprendre à peindre ce tableau ». J imagine que c'est ce que les Français veulent dire lorsqu'ils attachent tant d'importance aux « valeurs » en peinture. Quant à la ville elle-même, plus je la voyais et plus elle me charmait. Je n'ose pas me risquer à décrire l'émouvante beauté des différents collèges, de leurs promenades et de leurs jardins. Assurément ces choses-là suffisent à répandre une influence qui sanctifie et qui affine, et qui par elle-même constitue une éducation que tous les défauts 152 CHAPITRE XXII possibles ne peuvent entièrement gâter. Je fus présenté à un grand nom- bre de professeurs qui me firent toutes sortes d'amabilités et de poli- tesses. Néanmoins je ne pus guère m'empêcher de me laisse effleurer par le soupçon que quelques-uns de ceux chez lesquels on m'amena avaient passé si longtemps sur leur hypothétique qu'ils étaient devenus exactement le contraire de ce qu'étaient les Athéniens du temps de saint Paul. En effet, tandis que les Athéniens passaient leur vie à ne rien faire, sinon à voir et à entendre quelque chose de nouveau, il y avait quelques professeurs ici, qui semblaient avoir fait vœu de rejeter toutes les opinions auxquelles ils n'étaient pas parfaitement accou- tumés, et qui regardaient leur cerveau comme une sorte de sanctuaire, dans lequel, une fois qu'une opinion s'y était réfugiée, aucune autre n'avait le droit de venir l'attaquer. Toutefois, je dois avertir le lecteur que je n'étais pas souvent certain de ce que pensaient les hommes dont je fis la connaissance pendant mon séjour avec M. Thims. Car il n'y avait pas moyen d'en tirer quoi- que ce fût, dès qu'ils avaient le moindre soupçon qu'ils pouvaient, comme ils disaient, « se compromettre ». Et comme il n'y a guère de questions sur lesquelles on ne puisse craindre de se compromettre, j eus beaucoup de difficultés à obtenir d'aucun d'eux des opinions bien nettes, sauf sur des sujets comme le temps qu'il faisait, la cuisine et le vin, les excursions de vacances ou les jeux d'adresse. S'ils se voient forcés, malgré toutes leurs contorsions pour vous échapper, d'exprimer une opinion quelconque, ils vous citeront celle de quelqu'un d'autre qui a écrit sur le sujet en question, et ils con- cluront que sans doute ils admettent qu'il y a quelque chose de vrai dans ce que cet écrivain a dit, mais qu'il y a bien des points sur les- quels il leur est impossible de se mettre d'accord avec lui. Quant à savoir quels étaient ces points, il m'a toujours été impossible de le leur faire dire. En vérité, il semblait que ce fût considéré comme le comble du savoir et de la politesse, parmi eux, de n'avoir, et encore moins de n'exprimer, aucune opinion sur aucun sujet à propos duquel on aurait pu, dans la suite, prouver qu'ils s'étaient trompés. L'art de se tenir avec grâce à califourchon sur une barrière n'a jamais, à ce que je crois, été porté à un point de perfection plus^ élevé que dans les collèges de Déraison d'Erewhon. Et même quand, malgré tous leurs subterfuges, ils se trouvent cloués, et forcés d'exprimer une opinion précise, il y a gros à parier qu ils entreprendront de défendre une théorie dont ils savent fort 153 EREWHON Dien qu'elle est fausse. Il m 'arriva très souvent de lire des comptes- rendus et des articles, même dans leurs meilleures publications pério- diques, entre les lignes desquels je découvrais sans grandes difficultés une signification exactement opposée à celle qui était mise en avant. Et cela est si bien compris de tout le monde qu'il faut n'être qu'un débutant dans les finesses de la bonne société érewhonienne pour ne pas soupçonner instinctivement un « oui » caché dans chacun des « non » qu'on trouve sur son chemin. Sans doute cela revient bien à peu près au même en fin de compte, car il importe peu que oui se dise « oui » ou « non », du moment qu'on sait ce qu'il faut entendre ; mais notre façon plus directe d'appeler un chat un chat, et non pas un chien avec l'intention que chacun comprenne qu'il s'agit d'un chat, me paraît plus commode. Mais d'autre part, le système adopté par les Erewhonniens contribue mieux à la suppression de cette franchise que la philosophie érewhonienne semble avoir pour fonction expresse de décourager. Quoi qu'il en soit, le mal appelé « peur-de-se-compromettre » était fatal à l'intelligence de ceux qui l'attrapaient et presque tout le monde dans les Collèges de Déraison en était atteint. Au bout de quelques années l'atrophie des opinions survenait immanquablement, et le malade devenait complètement insensible à tout, excepté aux aspects les plus superficiels des objets matériels avec lesquels il était constam- ment en contact. L'expression du visage de ces gens-là était repous- sante. Pourtant ils ne paraissaient pas souffrir beaucoup, car aucun d entre eux n'avait la moindre idée qu'ils étaient plus morts que vivants. Jusqu'à présent on n'a pas trouvé le remède à cette répugnante maladie nommée « peur-de-se-compromettre ». Ce fut pendant mon séjour dans la Cité des Collèges de Déraison — cité dont le nom érewhonien est si cacophonique que j'en fais grâce au lecteur — que j'appris l'histoire de la révolution qui avait eu pour résultat d'anéantir un si grand nombre des inventions méca- niques en usage auparavant. M. Thims m'emmena faire visite à un monsieur qui avait une grande réputation de savant, et qui était en même temps, à ce que me dit M. Thims, un homme assez dangereux, car il avait tenté d'intro- duire un adverbe nouveau dans le langage hypothétique. Il avait entendu parler de ma montre et il avait vivement désiré me voir, car il passait pour le plus savant archéologue de tout Erewhon en ce qui concernait 154 CHAPITRE XXII rancienne mécanique. Notre conversation tomba sur ce sujet, et en partant il me donna un exemplaire d'une réédition du livre qui avait provoqué la révolution. Elle avait eu lieu environ cinq cents ans avant mon arrivée, et il y avait beau tempf^ que les gens s'étaient faits à ce changement, bien qu'au moment où il se produisit tout le pays se fût tiouvé plongé dans la détresse la plus profonde et qu'une réaction qui s'ensuivit faillit presque réussir. La guerre civile fit rage pendant de nombreuses années et on dit qu'elle détruisit la moitié de la population. Les deux partis s'appelaient les Machinistes et les Antimachinistes, et à la fin, comme je l'ai dit, les Antimachinistes eurent le dessus, et traitèrent leurs adversaires avec une dureté tellement inouïe que toute trace d'opposition fut anéantie. Ce qu'il y a d'étonnant, c'est qu'ils tolérèrent que certains instru- ments mécaniques demeurassent en usage dans le pays. Mais je ne crois pas qu'ils l'eussent toléré si les Professeurs d'Inconséquence et de Subterfuge ne s'étaient pas levés en masse pour empêcher qu'on poussât les nouveaux principes à leurs conclusions légitimes. De plus les Professeurs exigèrent que, pendant la guerre, les Antimachinistes se servissent de tous les perfectionnements connus dans l'art de la guerre et, au cours des hostilités, plusieurs armes offensives et défen- sives furent inventées. Je fus surpris de voir qu'il subsistait autant d'échantillons de machines qu'on en voit dans leurs musées, et je m'étonnai que des savants aient pu reconstituer leurs différents usages avec tant d'exactitude. Car au moment de la révolution les vainqueurs avaient détruit toutes les machines les plus compliquées, et brûlé tous les traités de mécanique et toutes les usines des ingénieurs, ayant ainsi sapé le mal jusque dans ses fondements, — tout cela au prix d'un gaspillage incalculable de richesses et de sang. Assurément ils n'avaient pas épargné leur peine, mais un travail de ce genre-là ne peut jamais être fait à fond, et quand, deux cents ans avant mon arrivée, toute passion à propos des machines était bien refroidie, et que seul un fou aurait pu songer à réintroduire des inven- tions défendues, on se mit à y voir un intéressant sujet d'études archéo- logiques, comme seraient chez nous les rites de quelque religion depuis longtemps disparue. Ensuite on se mit à rechercher avec soin tous les fragments qu'on put trouver et toutes les machines qu'on avait pu cacher pendant la révolution ; et d'innombrables mémoires furent publiés, qui expliquaient à quoi avaient pu servir chacune des machines 155 EREWHON qu'on découvrait. Et cela se faisait sans qu'on eût la moindre idée de remettre en usage des machines de ce genre, mais avec les sentiments que peut avoir un archéologue anglais à l'égard des monuments druidiques ou des pointes de flèches en silex. A mon retour dans la capitale, pendant les derniers temps, ou plus exactement les derniers jours, que je passai en Erewhon, j'écrivis en anglais un résumé * de l'ouvrage qui fut la cause immédiate de cette révolution. Il est probable que mon ignorance des termes techniques m'a fait commettre beaucoup d'erreurs, et çà et là quand je n'ai pas pu traduire, j'ai substitué des idées et des noms purement anglais aux idées et aux noms érewhoniens. Mais le lecteur peut être certain que ma traduction est en général fidèle. J'ai pensé qu'il valait mieux l'insérer en cet endroit de mon livre. * [En français dans le texte.l I à 156 CHAPITRE VINGT-TROISIÈME LE LIVRE DES MACHINES Voici comment débute l'auteur : « Il fut un temps où la terre était, selon toute apparence, entièrement dépourvue de vie végétale et animale, et où elle était, suivant l'opinion de nos meilleurs philosophes, tout simplement une boule ronde et brûlante, recouverte d'une croûte qui se refroidissait peu à peu. Or, si un être humain avait existé pendant que la terre était dans cet état et qu'il lui eût été possible de la voir comme si c'eût été un autre monde quelconque avec lequel il n'eût rien eu de commun, et si en même temps il eût été complètement dépourvu de toute espèce de notions scientifiques : n'aurait-il pas affirmé qu'il était impossible que des créatures douées d'aucune sorte de conscience pussent germer sur cette espèce de tison qu'il voyait? N'aurait-il pas nié que ce tison contînt aucune possibilité de conscience? Et pourtant, à la longue, la conscience parut. Par conséquent : ne se pourrait-il pas qu'il y ait encore actuellement d'autres voies de préparées par lesquelles la con- science puisse arriver au jour, encore que nous ne sachions en aperce- voir aucune quant à présent? Et d'autre part, puisque la conscience, ou toute espèce de phénomène qui ressemble à ce que nous entendons par conscience, a été jadis quelque chose de nouveau, une chose qui, autant que nous pouvons nous en rendre compte, est venue après l'apparition même d'un centre individuel d'action et d'un système reproducteur (que nous voyons exister chez les plantes en l'absence de toute conscience apparente) — pourquoi donc alors ne pourrait-il pas se produire une nouvelle phase de l'esprit qui serait aussi diffé- rente de toutes les phases jusqu'ici connues, que l'esprit de l'animal est différent de celui des végétaux? « Il serait absurde d'essayer de définir un tel état de Tesprit (ou de « cela », qu'on nommera comme on voudra), d'autant plus que cet état doit être quelque chose de si étranger à l'homme que son expérience ne peut absolument pas l'aider à le concevoir. Mais certes, lorsque nous songeons aux multiples phases de la vie et de la conscience qui se sont déjà produites, il serait téméraire d'affirmer qu'aucune autre 157 EREWHON phase ne peut se produire et que la vie animale est le dernier mot de la nature. Il fut un temps où le feu était le dernier mot de la nature, et une autre époque où c'étaient l'eau et les pierres. » L'auteur, après avoir développé ce thème pendant plusieurs pages, aborde la question de savoir s'il est possible de découvrir, de nos jours, des signes précurseurs d'une nouvelle phase, et si nous pouvons voir des organismes en préparation, qui seraient capables dans un avenir lointain de servir de réceptacles à cette nouvelle espèce de conscience ; et si, en somme, on pourrait découvrir dès maintenant sur la terre la cellule primitive de cette nouvelle espèce de vie. Dans la suite de son ouvrage il répondait affirmativement à cette question et il indiquait, comme étant cette cellule primitive, les machines les plus perfectionnées. « Le fait que les machines ne possèdent actuellement » (je cite ses propres paroles) « que fort peu de conscience, ne nous autorise nulle- ment à croire que la conscience mécanique n'atteindra pas à la longue un développement dangereux pour notre espèce. « Un mollusque ne possède pas beaucoup de conscience. Songez aux extraordinaires progrès qu'ont faits les machines durant ces quelques derniers siècles, et remarquez avec quelle lenteur progressent le règne végétal et le règne animal. Les machines les plus hautement organisées sont des êtres, non pas même d'hier, mais d'il y a cinq mi- nutes, si i'ose ainsi dire, en comparaison de l'âge de la terre. Admet- tons, pour la facilité de ce raisonnement, qu'il existe des êtres doués de conscience depuis environ vingt millions d'années, et voyez quels progrès ont fait les machines dans ces dix derniers siècles ! Le monde ne peut-il pas durer encore vingt millions d'années ? S'il dure aussi longtemps, que ne deviendront pas les machines? et n'est-il pas plus prudent d'étouffer le mal dans l'œuf, et de leur interdire tout progrès ultérieur ? « Mais qui peut affirmer que la machine à vapeur n'a pàè une espèce de conscience? Où la conscience commence-t-elle ? où finit-elle? Qui peut fixer la limite? Qui peut fixer une seule limite? Toute chose n'est-elle pas solidaire de toute chose? Est-ce que les machines ne se rattachent pas de mille manières à la vie animale? La coquille a'iirt œuf de poule est faite d'une matière blanche et délicate, et c'est une machine au même titre que le coquetier qui est fait pour la recevoir : l'une et l'autre sont deux modes d'une même fonction. Sans doUte la poule fait la coquille à l'intérieur de son corps, mais cela n'empêche 158 CHAPITRE XXIII pas que ce ne soit tout simplement de la poterie. Elle fait son nid en dehors de son corps parce que cela lui est plus commode, mais le nid est une machine ni plus ni moins que la coquille de l'œuf. Ce qu'on nomme « machine » n'est qu'un « expédient ». Ensuite revenant à la conscience, et cherchant à en découvrir les premières manifestations, l'auteur poursuit : « Il y a une espèce de plantes qui mange des matières organiques avec ses fleurs : quand une mouche se pose sur la fleur, les pétales se referment sur elle, et la tiennent solidement jusqu'à ce que la fleur se soit assimilé l'insecte ; mais les pétales ne se referment que sur ce qui peut servir de nourriture. Ils ne feraient nul cas d'une brindille de bois ou d'une goutte de pluie. C'est bien étrange qu'une chose si inconsciente sache si bien veiller à ses intérêts. Si c'est là de l'incons- cience, à quoi servira la conscience? « Dirons-nous que cette plante ne sait pas ce qu'elle fait, tout sim- plement par ce qu'elle est sans yeux, sans oreilles et sans cerveau? Si nous disons qu'elle agit machinalement et rien que machinalement, ne serons-nous pas forcés d'admettre que des quantités d'autres actions qui semblent parfaitement calculées, sont machinales aussi? S'il nous semble que la plante tue et mange une mouche machinale- ment, ne peut-il pas sembler à la plante que l'homme tue et mange un mouton machinalement ? « Mais on nous dira peut-être que la plante est dépourvue de raison, parce que la croissance d'une plante est involontaire. Etant donné de l'air, de la terre, et une température convenable, la plante grandira forcément : elle est comme une pendule qui une fois montée ira jusqu'à ce qu'on l'arrête ou jusqu'à ce que son grand ressort soit détendu ; c'est comme le vent dans les voiles d'un navire : le navire est forcé de bouger quand le vent souffle. Mais est-ce qu'un petit garçon peut s'empêcher de grandir, s'il se porte bien et qu'on lui donne de la bonne viande, de la bonne boisson, de bons vêtements? Est-ce que rien peut s'empêcher de grandir aussi longtemps que son ressort est monté, et rien peut-il continuer à grandir quand son ressort est à bout? Est-ce qu'il n'y a pas, en toute chose, une sorte de système analogue à celui du ressort monté? « Même une pomme de terre * au fond d'une cave obscure possède * La racine à laquelle il est fait allusion ici, n'est pas la pomme de terre de nos jardins, mais une plante qui s*en rapproche tellement que j'ai pris 159 EREWHON une basse astuce dont elle se sert à bon escient. Elle sait parfaitement bien ce qu'elle veut, et comment l'obtenir. Elle sent la lumière tomber du soupirail, et elle y envoie tout droit ses pousses rampantes, et elles ramperont sur le sol et le long du mur jusqu'au soupirail et à l'air libre. Et s'il y a un petit peu de terre quelque part en route, la pomme de terre saura la trouver et s'en servir pour ses fins. Combien de patients calculs elle peut faire pour diriger ses pousses quand elle est plantée dans la terre, nous l'ignorons ; mais nous pouvons l'imaginer occupée à raisonner de cette façon : « Il faut que j'aie une pousse de ce côté-ci et une de ce côté-là, et alors j'absorberai tout ce qui peut m'être avantageux • dans ce qui m'entoure, j'étoufferai cette voisine sous mon ombre et je minerai cette autre, et ce que je pourrai faire sera la limite de ce que je ferai. Celle qui est plus forte et mieux placée que moi me vaincra, et celle qui est plus faible que moi, je la vaincrai. » « La pomme de terre exprime tout cela en le faisant, ce qui est le meilleur des langages. Mais qu'est-ce que la conscience, si ce n'est pas là de la conscience? Il ne nous est pas très facile de sympathiser avec les émotions d'une pomme de terre, pas plus qu'avec celles d'une huître. Ni la pomme de terre ni l'huître ne font du bruit quand on fait bouillir l'une ou qu'on ouvre l'autre, et le bruit pour nous a plus d'élo- quence que toute autre chose, parce que nous en faisons tant pour nos propres souffrances ! Il s'ensuit que du moment qu'elles ne nous im- portunent par aucune expression de douleur, nous disons qu'elles ne sentent rien. Elles ne sentent rien en effet du point de vue du genre humain. Mais le genre humain n'est pas tout le monde. « Si on réplique à cela en disant que l'activité de la pomme de terre n'est que chimique et mécanique et qu'elle est due aux effets chimi- ques et mécaniques de la lumière et de la chaleur, il semble que la réponse à faire serait de demander si toute sensation, quelle qu'elle soit, n'est pas le produit de combinaisons chimiques et mécaniques? si les choses même que nous croyons purement spirituelles ne sont rien que des ruptures d'équilibre dans une série de leviers en com- mençant par ceux de ces leviers qui sont trop petits pour être aperçus sur moi de traduire son nom de cette façon. A propos de TinteUigence des pommes de terre, cet auteur, s'il avait connu Butler, aurait probablement dit avec lui : « Elle sait quid est quîd^ et c*est là être allé aussi loin « Que peut aller toute la finesse des métaphysiciens ». 160 CHAPITRE XXIII au microscope, et en allant jusqu'au bras de l'homme et aux instru- ments dont ce bras se sert? Si la pensée n'est pas un mouvement molé- culaire duquel on pourra déduire une théorie dynamique des passions, bref si nous ne devrions pas demander de quels leviers un homme est composé plutôt que de demander quel est son caractère? et comment ils s'équilibrent? et quelle quantité de telle substance il faudra pour les enfoncer de manière à lui faire faire ceci ou cela? » L'auteur disait ensuite qu'il prévoyait un temps où il serait possible, en examinant un seul cheveu avec un microscope puissant, de savoir si celui à qui appartenait ce cheveu pouvait être insulté impunément. Après cela il devenait de plus en plus obscur, si bien que je me vis contraint de renoncer à le traduire. Du reste je ne pus pas suivre l'enchaînement de son argumentation. Et lorsque, en continuant ma lecture, je tombai sur un passage que je pouvais traduire, je m'aperçus qu'il avait changé de tactique. « Ou bien », poursuivit-il, « il faut que beaucoup d*actes qui ont été appelés purement mécaniques et inconscients contiennent plus d'élé- ments de conscience qu'on n'y en a reconnu jusqu'à présent (et dans ce cas on trouvera des germes de conscience dans beaucoup d'actes que font les machines supérieures) — ou bien (en acceptant la théorie de l'évolution tout en niant la conscience de l'action végétale et crystal- line) la race humaine descend d'êtres qui n'avaient pas du tout de conscience. Et dans le second cas, il n'y a pas à priori d'impossibilité à ce que des machines conscientes (et plus que conscientes) descendent des machines actuellement existantes, à part l'impossibilité que semble indiquer l'absence de tout système reproducteur dans le règne mécanique. Mais cette absence n'est qu'apparente, et je le démon- trerai. « Qu'on ne s'y trompe pas et qu'on ne s'imagine pas que j'aie peur d'aucune machine actuellement existante. Il n'y a probablement aucune machine connue qui soit quelque chose de plus qu'un proto- type de la vie mécanique à venir. Les machines actuelles sont à celles du futur ce que les premiers sauriens étaient à l'homme. Les plus grandes d'entre elles diminueront probablement beaucoup de taille. Certains des plus bas vertébrés atteignaient des proportions bien plus énormes que celles qu'ont héritées d'eux leurs représentants actuels doués d'organismes supérieurs, et c'est ainsi qu'il est arrivé que les machines, en se perfectionnant, ont diminué de grandeur. « Prenez par exemple la montre, examinez sa belle structure : observez 161 U EREWHON le jeu intelligent des membres menus dont elle est composée ; et pour- tant cette petite créature n'est qu'un perfectionnement des encom- brantes pendules qui l'ont précédée ; un perfectionnement et non pas une dégénérescence. Un jour peut venir où les pendules, qui certes ne sont pas en train de diminuer de grosseur en ce moment, seront mises au rebut par suite de l'adoption universelle de la montre, et dans ce cas elles disparaîtront comme ont disparu les ichthyosaures ; tandis que la montre dont la tendance a été de diminuer plutôt que d'augmenter de taille dans ces dernières années, restera le seul repré- sentant vivant d'une espèce éteinte. « Mais, pour en revenir à mon sujet, je désire répéter encore, que je ne crains aucune des machines actuelles. Ce qui me fait peur, c'est la rapidité avec laquelle elles sont en tr^in de devenir quelque chose de différent de ce qu'elles sont à présent. Aucune classe d'animaux ou de végétaux n'a fait, à aucune période du passé, des progrès aussi rapides. Est-ce que ce progrès ne devrait pas être jalousement surveillé, et arrêté pendant que nous pouvons encore l'arrêter? Et pour cela n'est-il pas urgent de détruire les plus avancées des machines en usage aujour- d'hui, bien que nous admettions qu'elles soient, par elles-mêmes, innocentes ? « Jusqu'à présent les machines reçoivent leurs impressions à travers, par l'intermédiaire des sens de l'homme. Une locomotive en marche lance un cri d'alarme aigu à une autre locomotive, et celle-ci lui fait place immédiatement, mais c'est à travers l'oreille du mécanicien que l'une à fait impression sur l'autre. Sans le mécanicien, l'appelée aurait été sourde au cri de l'appelante. Il fut un temps où il aurait semblé bien improbable que les machines pussent apprendre à faire connaître leurs besoins par des sons, même par l'intermédiaire des oreilles de l'homme. Ne pouvons-nous pas imaginer, d'après cela, qu'un jour viendra où elles n'auront plus besoin de cette oreille, et où elles entendront grâce à la délicatesse de leur propre organisation ? et où leurs moyens d'expression se seront élevés, depuis le cri de l'animal, jusqu'à un langage compliqué comme celui de l'homme? « Il est possible aussi qu'à cette époque-là, les enfants apprendront le calcul différentiel — comme ils apprennent maintenant à parler — par les soins de leur nourrice ou de leur mère ; ou qu'ils causeront en langue hypothétique ou sauront se servir de la règle de trois dès leur naissance ; mais cela n'est que possible et non probable. Nous ne pouvons pas compter sur un progrès, dans la puissance physique ou 162 ■if§ CHAPITRE XXIII intellectuelle de l'homme, qui corresponde, et qui puisse s'opposer, au bien plus grand développement auquel semblent destinées les machines. Certains diront que l'homme pourra les dominer par sa seule influence morale ,* mais je ne pense pas qu'il soit bien prudent de compter beaucoup sur le sens moral des machines. « Et même les machines ne pourront-elles pas mettre leur gloire à se passer de ce fameux don de la parole? « Le silence, a dit quelqu'un, est une vertu qui nous rend agréables à nos semblables. » 163 CHAPITRE VINGT-QUATRIÈME LE LIVRE DES MACHINES (Suiu) Mais d'autres questions s'offrent à nous avec insistance. Qu'est-ce que l'œil de l'homme, sinon une machine à travers laquelle la petite créature assise derrière, dans le cerveau, regarde? Pendant quelque temps après la mort, l'œil reste en presque aussi bon état, est presque aussi utilisable qu'avant. Ce n'est pas l'œil qui ne peut plus voir, c'est la chose qui ne se reposait jamais, qui ne peut plus voir à travers l'œil. Est-ce l'œil de l'homme, ou bien est-ce la grande machine à regarder qui nous a révélé l'existence de mondes à l'mfini ? Qu est-ce qui a rendu familiers à l'homme les paysages de la lune, les taches du soleil, et la géographie des planètes? Il doit tout cela à la machine à regarder et il ne pourrait rien voir de tout cela s'il ne la collait pas à sa propre identité, et s'il ne se l'incorporait pas. Et encore, est-ce l'œil, ou la petite machine à voir, qui nous a montré l'existence d'organismes infiniment petits qui pullulent à notre insu tout autour de nous? « Et prenez cette puissance calculatrice de l'homme, si vantée ! N'avons-nous pas des machines qui peuvent faire toutes sortes d'opé- rations plus vite et plus correctement que nous? Quel lauréat d'hypo- thétique dans n'importe lequel de nos Collèges de Déraison oserait se comparer avec certaines de ces machines dans leur propre spécialité ? En réalité, dès que la précision est nécessaire, l'homme court bien vite à la machine, car il la considère comme préférable à lui-même. Nos machines à calculer n'oublient jamais un chiffre, nos métiers jamais une maille. La machine est encore alerte et active lorsque l'homme est fatigué ; elle a l'esprit lucide et calme quand l'homme est stupide et hébété ; elle n'a pas besoin de sommeil, et il faut que l'homme dorme ou tombe. Toujours à son poste, toujours prête au travail, son ardeur ne se ralentit jamais, sa patience ne se dément pas, sa force est plus grande que celle de centaines d'hommes assemblés, et sa vitesse laisse les oiseaux derrière elle. Elle peut plonger, en creusant, dans la terre, et elle marche sur les cours d'eau les plus vastes et ne s'enfonce pas. Telle est la plante avec sa tige encore verte ; que sera-t-elle quand l'écorce aura poussé? 164 CHAPITRE XXIV « Qui peut dire que l'homme voit et entend vraiment? Il est une telle ruche et un tel essaim de parasites qu'on ne peut déterminer au juste si son corps est à lui ou s'il leur appartient. Et peut-être qu après tout, il n'est rien qu'une fourmilière d'un autre genre. Ne se peut-il pas que l'homme devienne en quelque sorte le parasite des machines? Une affectueux aphidien chatouilleur de machines ? « Quelques-uns disent que notre sang est composé d'une infinité d'organismes vivants qui montent et descendent par les avenues et les ruelles de notre corps, comme les gens par les rues d'une ville. Quand on regarde d'une grande hauteur des rues remplies de passants, comment ne pas songer à des corpuscules de sang qui parcoureraient les veines et nourriraient le cœur de la ville? Ne parlons pas des égouts, ni des nerfs cachés qui servent à communiquer les sensations d une extrémité du corps de la ville à l'autre ; ni des mâchoires grandes ouvertes des gares, par lesquelles la circulation est conduite directement jusqu'au cœur, qui reçoit les lignes veineuses et dégorge les artérielles, dans une éternelle pulsation de foule. Et le sommeil de la ville, comme il est vivant avec son changement dans la circulation ! » Ici l'auteur devenait tellement obscur que, de guerre lasse, je me vis forcé de sauter plusieurs pages ; puis il reprenait ainsi : « On peut répondre que les machines, si bien qu'elles arrivent à entendre, et si sagement qu'elles arrivent à parler, ne feront jamais l'un et l'autre que dans notre intérêt et non dans le leur ; que l'homme sera l'esprit directeur et la machine le serviteur ; qu'aussitôt qu'une machine cesse de remplir la fonction que l'homme lui assigne, elle est destinée à disparaître ; que les machines sont par rapport à l'homme dans la même situation que les animaux domestiques, la locomotive elle-même n'étant qu'une espèce de cheval plus économique ; et qu'ainsi, bien loin que les machines puissent jamais parvenir à une existence supérieure à celle de l'homme, elles doivent leur existence même et leur progrès au seul fait qu'elles sont capables de servir les besoins des hommes, et que par suite elles sont et doivent être forcé- ment toujours les inférieures de l'homme. « Tout cela est très joli, mais peu à peu, par d'imperceptibles chan- gements, le maître perce dans le serviteur ; et nous en sommes déjà arrivés au point que l'homme souffrirait terriblement s'il était forcé de se passer de machines. Si toutes les machines étaient anéanties au même instant, de telle sorte que rien ne fût laissé à 1 homme : ni un couteau, ni un levier, ni un lambeau d'habit, rien que le corps tout nu 165 EREWHON avec lequel il est venu au monde ; et si toute connaissance des lois mécaniques lui était enlevée, en sorte qu'il ne pût plus faire de machines, et toute nourriture produite par des machines détruite, et qu'ainsi la race humaine fût laissée pour ainsi dire nue sur une île déserte, — nous disparaîtrions au bout de six semaines. Quelques individus pour- raient traîner encore une misérable vie, mais même ceux-là, au bout d'un an ou deux, seraient tombés au dessous des singes. L'homme doit son âme elle-même aux machines ; elle est un produit de la machine ; il pense comme il pense, il sent comme il sent, grâce aux changements qu'ont opérés en lui les machines, et leur existence est pour lui une question de vie ou de mort, exactement comme son existence est pour elles une condition sine qua non. C'est pour cela que nous ne demandons pas la destruction totale des machines. Mais certes cela prouve aussi que nous devrions détruire toutes celles qui ne nous sont pas absolument indispensables, de peur qu'elles n éten- dent plus complètement encore leur domination tyrannique sur nous. (( Sans doute, en se plaçant a un point de vue matérialiste et bas, il semblerait que ceux-là réussissent le mieux qui se servent des machines partout où leur emploi est possible et rémunérateur. Mais c'est là précisément la ruse des machines : elles servent afin de commander. Elles ne gardent nulle rancune à l'homme lorsqu'il anéantit une de leurs races du moment qu'il en crée une meilleure ; au contraire elles le récompensent avec libéralité d'avoir hâté leur développement. C'est lorsqu'il les néglige qu'il s'attire leur colère, ou lorsqu'il emploie des machines inférieures, ou lorsqu'il ne fait pas d'efforts suffisants pour en inventer de nouvelles, ou qu'il les détruit sans les remplacer. Et pourtant c'est là justement ce que nous devrions faire, et nous hâter de le faire, car encore que notre révolte contre leur pouvoir naissant doive nous causer des souffrances infinies, où irons-nous si nous remet- tons cette révolte à plus tard? « Elles ont exploité l'ignoble préférence de l'homme pour ses intérêts matériels sur ses intérêts spirituels, et elles 1 ont traîtreusement induit à leur fournir cet élément de lutte et de guerre sans lequel aucune race ne peut prospérer. Les animaux inférieurs progressent parce qu'ils luttent entre eux ; les plus faibles meurent, les plus forts se reprodui- sent et transmettent leur force. Les machines, étant par elles-mêmes incapables de lutter, ont pris l'homme pour se battre à leur place : tant qu'il fait bien son devoir, il ne risque rien (du moins c'est ce qu'il 166 CHAPITRE XXIV s'imagine) : mais dès qu'il cesse de se sacrifier complètement au progrès des machines, c'est-à-dire s'il encourage les bonnes et détruit les méchantes, il est laissé en arrière dans la course de la concurrence industrielle, et cela signifie pour lui qu'il se prépare beaucoup d'en- nuis de toutes sortes, et peut-être, qu'il va périr. « Ainsi donc même de nos jours les machines ne servent qu'à condi- tion d'être servies, et ce sont elles qui dictent les clauses du contrat ; et dès que nous cessons de remplir ces clauses elles bronchent, et tantôt elles se réduisent elles-mêmes en miettes avec tous ceux qu'elles peuvent atteindre, tantôt elles se mettent à bouder et refusent absolu- ment de rien faire. Combien d'hommes actuellement vivent dans un état d'esclavage à l'égard des machmes? Combien passent toute leur vie, du berceau à la tombe, à les soigner nuit et jour? N'est-il pas évi- dent que les machines gagnent du terrain sur nous, si nous songeons au nombre toujours croissant de ceux qu'elles réduisent en esclavage, et de ceux qui se consacrent de toute leur âme à l'avancement du royaume mécanique ? « La machine à vapeur absorbe de la nourriture et l'assimile au moyen du feu, exactement comme fait l'homme. Elle entretient sa combus- tion par l'air, exactement comme fait l'homme. Elle a, ainsi que l'homme, une pulsation et une circulation. J'admets que jusqu à présent le corps de l'homme est, des deux, celui qui est le plus mobile en tous sens ; mais aussi bien le corps de l'homme est beaucoup plus ancien. Donnez seulement à la machine à vapeur la moitié du temps que l'homme a eu pour se développer, faites-la profiter indéfiniment de notre aveuglement actuel, — et jusqu'où ne la verrons-nous pas aller avant qu'il soit longtemps? « Sans doute, il y a certaines fonctions de la machine à vapeur qui ne se modifieront pas pendant des myriades d'années ; qui existeront peut-être encore lorsque l'usage de la vapeur aura été remplacé par autre chose. Par exemple le piston, le cylindre, la roue motrice et le balancier, et quelques autres parties de la machine seront probable- ment permanentes, exactement comme nous voyons que l homme partage avec un grand nombre des animaux inférieurs les mêmes modes de manger, de boire et de dormir. Ils ont des cœurs qui battent comme les nôtres, des veines et des artères, des yeux, des oreilles. Tout comme nous, ils soupirent pendant leur sommeil, et pleurent, et bâillent. Ils connaissent leurs enfants. Ils éprouvent du plaisir et de la douleur, de l'espérance, de la crainte, de la colère et de la honte. 167 EREWHON Ils ont de la mémoire et des pressentiments ; ils savent qu'ils mourront si certaines choses leur arrivent, et ils craignent la mort autant que nous. Ils se communiquent leurs pensées et quelques-uns d'entre eux agissent volontairement de concert. On n'en finirait pas d'énumérer tous les points de ressemblance : je m'y suis arrêté parce que certams pourraient dire que, puisque la machme à vapeur ne semble pas devoir se perfectionner dans ses principaux organes, il n'est pas probable qu'elle se modifie beaucoup désormais. Hélas, cela est trop beau pour être vrai. Elle se modifiera, et s'adaptera a une infinie variété de buts, tout aussi bien que l'homme s'est modifié au point de dépasser les brutes en habileté. « En attendant, le chauffeur est à peu près l'équivalent, pour sa machine, de ce qu'un cuisinier est pour nous. Voyez aussi les mineurs, les porions, les marchands de charbon et les trains de charbon et les hommes qui les conduisent, et les navires qui transportent le charbon, — quelle armée de serviteurs les machines emploient ! N'est-il pas probable qu'il y a plus d'hommes occupés a soigner les machines qu'à soigner les hommes? et ne pourrait-on pas dire que les machines se nourrissent « à l'homme »? Ne sommes-nous pas en train de créer les êtres qui doivent nous succéder dans la suprématie terrestre, en per- fectionnant tous les jours la beauté et la précision de leur organisme, et en leur donnant chaque jour cette puissance qui se règle elle-même et qui agit d'elle-même et qui finira par valoir mieux que n'importe quelle intelligence ? « Quelle nouveauté c'est pour une machine que de se nourrir ! La charrue, la bêche et le tombereau sont obligés de se nourrir par l'intermédiaire de l'estomac d'un homme ; le combustible qui les met en mouvement doit brûler dans le fourneau d'un homme, ou de chevaux. L'homme est obligé de consommer du pain et de la viande pour pouvoir bêcher ; le pain et la viande sont les combustibles qui font marcher la bêche. Si un tombereau est tiré par des chevaux, sa puissance est alimentée par de l'herbe ou par des fèves ou de l'avoine qui, étant consumées dans le ventre des bêtes de trait, leur donnent le pouvoir de travailler : sans ce combustible le travail cesserait, comme une machine à vapeur s'arrêterait si ses foyers s'éteignaient. « Un homme de science a démontré « qu'aucun animal n'a le pouvoir de produire de l'énergie mécanique, mais que tout le travail accompli au cours de sa vie par un animal quelconque, et toute la chaleur qu'il a dégagée et toute la chaleur qu'on obtiendrait en brûlant toutes les 168 CHAPITRE XXIV matières combustibles que son corps a exécrétées, et celle qu on obtiendrait encore en brûlant son corps après sa mort, équivaudraient exactement à la chaleur qu'on obtiendrait en brûlant autant de nour- riture qu'il en a mangé pendant sa vie, plus une quantité de combus- tible qui dégagerait autant de chaleur que son corps brûlé aussitôt après sa mort. » (Je ne sais pas comment il s'y est pris pour découvrir cela, mais c'est un homme de science). Eh bien, est-ce une objection contre la vitalité future des machines, de dire qu'elles sont actuelle- ment, — c'est-à-dire dans leur enfance, — aux ordres d'êtres qui, par eux-mêmes, sont incapables de produire de l'énergie mécanique? « Toutefois le point le plus important à considérer parmi tous ces symptômes alarmants, c'est que tandis que les animaux n'étaient autrefois que les estomacs des machines, nombreuses sont aujourd'hui les machines qui ont un estomac à elles, et absorbent elles-mêmes leur nourriture. C'est là un grand pas de fait sur la route qui les mènera, non pas peut-être à la vie animée, mais à un état qui y ressemblera tellement qu'il ne sera pas beaucoup plus différent de notre propre vie, que la vie des animaux ne l'est de celle des végétaux. Et, encore que l'homme puisse demeurer, sous certains rapports, un être supé- rieur, cela n'est-il pas conforme à la manière d'agir ordinaire de la nature, qui laisse certaines supériorités à des animaux qui ont été, somme toute, depuis longtemps dépassés? N'a-t-elle pas permis à la fourmi et à l'abeille de rester supérieures à l'homme par l'organisation de leurs communautés et par leurs institutions sociales? à l'oiseau de garder la supériorité dans la navigation aérienne? au poisson la supé- riorité pour la nage? au cheval la supériorité pour la force et la vitesse? et au chien celle de l'abnégation? « Quelques personnes avec qui j'ai causé de ces choses m'ont dit que les machines ne pourraient jamais atteindre à l'existence animée ou quasi -animée, vu qu'elles n'ont pas de système de reproduction, et qu'il semble probable qu'elles n'en auront jamais. Si on veut dire par là qu'elles ne peuvent pas se marier, et que nous n'aurons jamais le spectacle d'une union féconde entre deux locomotives, avec leurs petits jouant devant la porte du hangar (si vif que soit notre désir de contempler ce spectacle), je l'admets bien volontiers. Mais cette objection ne va pas très loin. Personne ne peut s'attendre à ce que tous les caractères des organismes actuellement existants soient exacte- ment répétés chez une forme toute nouvelle de la vie. Le système de reproduction des animaux diffère considérablement de celui des 169 EREWHON végétaux, et pourtant l un et l'autre sont des systèmes reproducteurs. La nature serait-elle par hasard arrivée au bout de ses phases dans cet ordre de puissance? « Certes, si une machine est capable de reproduire systématiquement une autre machine, nous avons le droit de dire qu'elle possède un système reproducteur. Et qu'est-ce qu'un système reproducteur, sinon un système qui a pour fin la reproduction? Et combien de machines y a-t-il qui n'aient pas été reproduites systématiquement par d'autres machines? « Mais, » direz vous, « c'est l'homme qui les fait se repro- duire ^\ Je l'admets ; pourtant, n'est-ce pas les insectes qui font se reproduire beaucoup de plantes, et est-ce que des familles entières de plantes ne disparaîtraient pas si leur fertilisation cessait de se fsire par une classe d'agents qui leur sont absolument étiangers? Y a-t-il quelqu'un qui puisse prétendre que le trèfle rouge n'a pas de système de reproduction parce que le bourdon (et le bourdon seul) doit servir d'entremetteur pour qu'il puisse se reproduire? Personne. Le bourdon fait partie du système reproducteur du trèfle. Chacun de nous est sorti d'animalcules infiniment petits, dont l'identité était entièrement distincte de la nôtre, et qui se comportaient selon leur espèce sans se préoccuper le moins du monde de ce que nous pourrions penser. Ces petites créatures font partie de notre propre système reproducteur ; et pourquoi ne ferions-nous pas partie de celui des machines? « Mais les machines qui reproduisent des machines ne reproduisent pas des machines de la même espèce qu elles. Un dé à coudre peut être fait par une machine, mais il n'est pas, et ne sera jamais, fait par un dé. Mais là encore, si nous interrogeons la nature, nous trouverons une quantité d'analogies qui nous montreront qu'un système de reproduc- tion peut fonctionner parfaitement sans que la chose reproduite soit de la même espèce que celle qui l'a produite. Les créatures qui se reproduisent chacune selon son espèce sont très rares ; elles repro- duisent quelque chose qui possède le pouvoir latent de devenir l'être que ses parents étaient. Ainsi le papillon pond un œuf, lequel œuf p(rut devenir une chenille, laquelle chenille peut devenir une chrysalide, laquelle chrysalide peut devenir un papillon. Et bien que je recon- naisse volontiers que l'on ne peut pas dire que les machines aient jus- qu'à présent rien de plus que les rudiments d'un vrai système repro- ducteur, ne venons-nous pas de voir qu'elles n'ont acquis que très récemment les rudiments d'une bouche et d'un estomac? Et ne peuvcnt-cUes pas faire dans le sens de la vraie reproduction un pas 170 CHAPITRE XXIV aussi grand que celui qu'elles viennent de faire dans la direction de la vraie nutrition? Il se peut que ce système, une fois développé, n'emploie dans bien des cas, que des mtermédiaires. Certaines classes de machines peuvent être seules fécondes, tandis que d'autres accompliront d'au- tres fonctions dans le monde mécanique, exactement comme la grande majorité des fourmis et des abeilles n'ont rien à voir avec la continua- tion de leur espèce, mais n'ont pour fonctions que de recueillir et d'emmagasiner de la nourriture, sans songer a se reproduire. On ne peut pas s'attendre à ce que la ressemblance soit complète ni même à peu près complète. Elle ne l'est certes pas pour le moment, et ne le sera probablement jamais. Mais ne voyons-nous pas assez d'analogies déjà pour envisager l'avenir avec inquiétude, et pour que nous nous fassions un devoir d'arrêter le mal pendant qu'il en est encore temps? Les machines peuvent, jusqu'à un certain point, engendrer des ma- chines de toute espèce, si différentes soient-elles d'elles-mêmes. Cha- que espèce de machine aura probablement ses reproducteurs méca- niques spéciaux et les plus hautement organisées devront leur existence à un grand nombre de parents, et non pas à deux seulement. « Ce qui nous trompe, c'est que nous considérons toute machine compliquée comme un objet unique. En réalité c'est une cité ou une société dont chaque membre est procréé directement selon son espèce. Nous voyons une machine comme un tout, nous lui donnons un nom et 1 individualisons ; nous regardons nos propres membres et nous savons que leur combinaison forme un individu qui est sorti d'un unique centre d'action reproductrice. Mais cette conclusion est anti- scientifique, et le simple fait que jamais une machine à vapeur n'a été faite par une autre ou par deux autres machines de sa propre espèce ne nous autorise nullement à dire que les machines à vapeur n'ont pas de système reproducteur. En réalité chaque partie de quelque machine à vapeur que ce soit, est procréée par ses procréateurs parti- culiers et spéciaux, dont la fonction est de procréer cette partie-là, et celle-là seule, tandis que la combinaison des parties en un tout forme un autre département du système reproducteur mécanique, qui est quant à présent d'une complexité extrême, et difficile à voir dans son ensemble. « Il est complexe quant à présent, mais combien plus simple et plus intelligemment organisé ne peut-il pas devenir dans une durée de mille années ? ou de vingt mille années ? Car l'homme, pour le moment, croit que c'est son intérêt qu'il poursuit, et il dépense une somme incal- 171 EREWHON culable de temps et de labeur et d'intelligence à perfectionner davantage chaque jour la race des machines. Déjà il a réussi à faire bien des choses qui autrefois auraient passé pour irréalisables, et il semble qu'il n'y ait aucune limite aux résultats que peuvent amener des perfectionne- ments accumulés, si nous laissons les machines descendre en se modi- fiant de génération en génération. Il ne faut jamais oublier que le corps de l'homme est ce qu'il est parce qu'il a été façonné peu à peu jusqu'à atteindre sa forme actuelle, par les vicissitudes de beaucoup de millions d'années, mais que son organisme ne s'est jamais perfec- tionné avec la millième partie de la rapidité avec laquelle l'organisme des machines est en train de se perfectionner. C'est là ce qu'il y a de plus inquiétant dans cette affaire, et il faut qu'on me pardonne d y revenir si souvent.» 172 CHAPITRE VINGT-CINQUIÈME LE LIVRE DES MACHINES (Fin) Ici se plaçait une très longue et intraduisible digression sur les différentes races et familles de machines alors existantes. S'efforçant d'étayer sa théorie de nouveaux arguments, l'auteur montrait les ressemblances qui existaient entre des machines de catégories tout à fait différentes, ressemblances qui pouvaient prouver qu'elles descen- daient d'un ancêtre commun. Il divisait les machines en genres, sous- genres, espèces, variétés, sous-variétés, et ainsi de suite. Il démon- trait l'existence de liens de parenté entre des machines qui semblaient n'avoir pas grand'chose en commun et prouvait qu'un bien plus grand nombre de ces liens avaient existé, mais qu'ils avaient disparu par la suite. Il faisait remarquer les tendances vers le retour au type primitif, et la présence chez bien des machines d'organes rudimentaires impar- faitement développés et complètement inutiles, mais qui servaient à indiquer que ces machines descendaient d'un ancêtre auquel cet organe était réellement utile. Je remis à plus tard la traduction de cette partie du traité qui, entre parenthèses, était bien plus long que tout ce que j'ai transcrit ici. Par malheur je quittai Erewhon avant d'avoir pu me remettre à ce travail, et bien que j'aie sauvé ma traduction et mes autres papiers au péril de ma vie, j'ai été obligé d'abandonner l'original. Ce fut un crève-cœur pour moi ; mais ce sacrifice me permit de gagner dix minutes d'un temps infiniment précieux, sans lequel nous aurions infailliblement péri, Arowhéna et moi. Il me revient en mémoire un incident qui se rapporte à cette partie du traité. Le savant qui me le donna me pria de lui montrer ma pipe. Il l'examina avec soin, et quand il en vint à la petite protubérance qui se trouve sous le fourneau, il parut extrêmement satisfait et s'écria que ce devait être un organe rudimentaire. Je lui demandai ce qu'il entendait par là. « Monsieur », répondit-il, « cet organe est identique au rebord qui se trouve sous une tasse. Ce n'est qu'une autre forme du même organe. Sa fonction doit avoir été d'empêcher la chaleur de la pipe de marquer la table sur laquelle elle était posée. Vous verriez, s» vous consultiez 173 EREWHON l'histoire des pipes, que dans les premiers spécimens, cette protubé- rance était d'une forme différente de ce qu'elle est mamtenant. Elle a dû être large d'en bas et plate, de telle sorte que la pipe pendant qu'on la fumait avait son fourneau appuyé sur la table et ne la salissait pas. L'usage et le défaut d'usage ont dû jouer leur rôle et ont réduit cet organe à son état rudimentaire actuel. Je ne serais pas surpris, monsieur, si à la longue cet organe se modifiait encore davantage et prenait la forme d'une feuille ornementale, ou même d'un papillon ; tandis que dans certains cas il disparaîtrait complètement. » A mon retour en Angleterre, je me renseignai sur ce point, et je vis que l'archéologue érewhonien ne s'était pas trompé. Mais pour en revenir au Livre des Machines, ma traduction reprend au passage que voici : « Qui nous empêche d'imaginer que si, au cours de la période géo- logique la plus ancienne, quelque forme primitive de la vie végétale avait eu le pouvoir de raisonner sur la vie naissante des animaux qui commençait alors à se développer parallèlement à la vie végétale, cette plante ne se serait-elle pas crue bien fine si elle avait conjecturé qu'un jour les animaux deviendraient de véritables plantes? Et pourtant serait-ce là une erreur plus grande que celle que nous commettrions si nous nous figurions que, parce que la vie des machines est toute différente de la nôtre, il n'est par conséquent pas possible que la vie puisse se perfectionner autrement que sous la forme humaine? ou que, parce que la vie mécanique est extrêmement différente de la nôtre, elle n'est par conséquent pas une véritable vie? « Mais on m'a fait cette objection : « Admettons qu'il en soit ainsi, et que la machine à vapeur ait une force qui lui soit propre. Mais à coup sûr, personne n'osera prétendre qu'elle possède une volonté propre ». Hélas, si nous regardons les choses d'un peu plus près, nous verrons que cette objection n'empêche nullement qu'on ne puisse con- sidérer la machine à vapeur comme un des rudiments d'une nouvelle phase de la vie. Y a-t-il quelque chose au monde, ou dans les mondes au-delà de celui-ci, qui possède une volonté propre? Oui : l'Inconnu, et l'Inconnaissable, seul. « L'homme est la résultante et l'explication de toutes les forces qui lui ont été appliquées, soit avant, soit après sa naissance. A chaque instant, son action dépend uniquement de sa constitution et de l'in- l 'intensité et de la direction des différentes influences auxquelles il est et a été soumis. Quelques-unes se contrarieront sans doute, mais 174 CHAPITRE XXV il agira selon ce qu'il est par nature, et selon la façon dont il a été agi, et dont il est actuellement agi de l'extérieur, aussi régulièrement et aussi inévitablement que s'il était une machine. « En général nous n'admettons pas cela, parce que nous ne con- naissons pas à fond le tempérament d'un homme donné, ni toutes les forces qui agissent sur lui. Nous n'en voyons qu'une partie, et étant par suite mcapables de découvrir les lois de la conduite humaine, sinon d'une manière très grossière, nous nions qu'elle soit sujette à aucune loi fixe, et nous rendons le hasard, la chance et le destin responsables de presque tout ce qui constitue le caractère et les actions d'un homme. Mais ce ne sont là que des mots, grâce auxquels nous évitons d'avouer notre ignorance. Et en réfléchissant un peu, nous verrons que la plus hardie envolée de l'imagination, ou le plus subtil exercice de la raison est aussi certainement la chose qui devait se produire, et la seule chose qui ne pouvait pas ne pas se produire, dans le moment où elle se produit, que l'est aussi la chute d'une feuille morte, quand le vent la détache de l'arbre. « Car l'avenir dépend du présent, et le présent (dont l'existence n'est admissible que grâce à un de ces petits compromis dont la vie humaine est remplie, car en réalité il n'est fait que d'ernprunts sur le passé et sur l'avenir), le présent dis-je, dépend du passé ; et le passé est inchan- geable. La seule raison qui nous empêche de voir l'avenir aussi claire- ment que le passé, c'est que nous connaissons trop peu notre véritable passé et notre véritable présent. Ce sont là des objets trop grands pour nous ; saris quoi l'avenir, dans tous ses plus petits détails, s'éta- lerait devant nos yeux, et la netteté avec laquelle nous verrions le passé et l'avenir nous ferait perdre notre sentiment du temps présent. Peut-être même serions-nous incapables de distinguer aucun temps. Mais cela est en dehors de mon sujet. Ce que nous savons, c'est que plus le passé et le présent sont connus, et plus il est possible de pré- dire l'avenir ; et qu'il ne vient à l'idée d'aucun de nous de mettre en doute l'immuabilité de l'avenir dans les cas où il connaît parfaitement le passé et le présent, et où il sait déjà par expérience quelles ont été les conséquences qui ont suivi, dans les occasions précédentes, tel passé et tel présent déterminés : alors, on sait fort bien ce qui va se passer, et on joue là-dessus toute sa fortune. « Et c'est là un immense avantage, car c'est le fondement sur lequel la morale et la science reposent. La certitude que l'avenir n'est pas quelque chose de changeant et d'arbitraire, mais que les mêmes futurs 175 EREWHON suivront toujours les mêmes présents, voilà le canevas sur lequel nous traçons tous nos plans, la foi d'après laquelle nous accomplissons tous les actes conscients de notre vie. S'il n'en était pas ainsi, nous serions sans guide, nous n'aurions aucune confiance dans nos actes, et par suite nous n'agirions pas, car nous ne pourrions jamais savoir si les résultats qui suivront notre acte cette fois-ci seront les mêmes que les fois précédentes. « Qui labourerait ou sèmerait s'il ne croyait pas en l'immuabilité de l'avenir? Qui jetterait de l'eau sur une maison en flammes si l'action de l'eau sur le feu était incertaine? Les hommes ne donnent leur maximum d'effort que lorsqu'ils ont la certitude que l'avenir se mon- trera contraire à eux s'ils n'ont pas donné leur maximum d'effort. Le sentiment d'une telle certitude fait partie intégrante de la somme des forces qui agissent sur les hommes. C'est sur les individus les meilleurs et les plus moraux qu'elle exerce le plus d'influence. Ceux qui sont le plus persuadés que l'avenir est immuablement lié avec le présent dans lequel est situé leur ouvrage, seront les meilleurs adminis- trateurs de leur présent et ceux qui le cultiveront avec le plus de soin. L'avenir ne peut être qu'une loterie pour ceux qui croient que les mêmes combinaisons peuvent précéder tantôt une certaine série de résultats, et tantôt une autre série. S'ils le croient vraiment, il faut qu'ils spéculent au heu de travailler ; et ce sont ceux-là qui devraient être considérés comme des hommes immoraux. Les autres possèdent le plus puissant stimulant au travail et à la vertu, si leur foi est vrai- ment vivante. « Le rapport de tout cela avec les machines n'est pas immédiatement visible, mais il va bientôt le devenir. En attendant, je suis forcé de répondre à quelques-uns de mes amis qui me disent que, bien que l'avenir soit certain en ce qui concerne la matière inorganique, et à certains égards, en ce qui concerne l'homme, toutefois il y a d'autres aspects sous lesquels il ne saurait être considéré comme certain. Par exemple, ils disent que du feu appliqué à des copeaux, et bien nourri d'oxygène, produira toujours une flamme, mais qu'un poltron mis en présence d'un objet effiayant ne donnera pas toujours pour résultat un homme qui s'enfuit. Et pourtant, s'il y a deux poltrons parfaite- ment semblables de tout point, et qu'ils soient mis en présence dans des conditions parfaitement semblables, de deux objets effrayants qui soient parfaitement semblables, il y a bien peu de gens qui ne s'atten- dront pas à voir une fuite parfaitement semblable, quand même il 176 CHAPITRE XXV s écoulerait mille années entre la première combinaison et sa répétition. « L'apparence d'une régularité plus grande dans les résultats des combinaisons chimiques que dans ceux des combinaisons humaines provient de notre inhabileté à percevoir les subtiles variations des combinaisons humaines ; combinaisons qui ne sont jamais identique- ment répétées. Nous connaissons le feu, nous connaissons les copeaux, mais il n'y a pas deux hommes qui soient ou qui puissent être exacte- ment semblables, et la plus petite différence peut changer toutes les conditions du problème. Il faudrait que nous ayons fait des statistiques infinies de résultats pour que nous puissions arriver à prévoir exacte- ment le résultat des combinaisons futures. Ce qu'il y a d'étonnant même, c'est qu'il y ait autant de certitude qu'il y en a dans les actions humaines. Et en effet, plus nous avançons en âge, et plus sûrs nous sommes de ce que telle ou telle personne fera, étant données telles circonstances ; or, il ne pourrait jamais en être ainsi, si la conduite de l'homme n'était pas influencée par des lois, avec le fonctionnement desquelles l'expérience nous familiarise de plus en plus. « Si ce qui précède est vrai, il s'ensuit que la régularité avec laquelle les machines agissent ne prouve pas l'absence d'une vitalité en elles, ou tout au moins, de germes qui puissent en se développant inaugurer une nouvelle phase de la vie. En vérité il semblerait au premier abord qu'une machine à vapeur ne peut pas faire autrement que d'avancer si on la place sur une ligne de rails, si sa vapeur est sous pression, et si on fait jouer ses organes de marche ; tandis que l'homme dont la fonction est de la conduire peut, dès qu'il le veut, faire autrement ; ce qui revient à dire qu'une locomotive n'a pas de spontanéité, et ne possède aucune espèce de libre -arbitre, tandis que l'homme possède l'une et l'autre. « Cela est vrai jusqu'à un certain point. Le conducteur peut arrêter la machine quand il lui plaît, et dès qu'il lui plaît, mais cela ne doit lui plaire qu'à certains endroits qui lui ont été désignés par d'autres hommes, ou dans le cas d'obstacles inattendus qui l'obligent à ce que cela lui plaise. Son bon plaisir n'est pas spontané ; il est entouré d'un invisible chœur d'influences qui font qu'il lui est impossible d'agir autrement que d'une çeule façon. On sait d'avance combien de force doit être donnée à ces influences, exactement comme on sait d'avance combien de charbon et d'eau sont nécessires à la locomotive elle-même. Et ce qu'il y a de curieux, c'est qu'on s'apercevra que les influences mises en œuvre pour le mécanicien sont de la même espèce que celles 177 12 EREWHOM qui sont mises en œuvre pour la loconnotive, c est'à-dire : de la nourrir ture et de la chaleur. Le conducteur obéit à ses chefs peirce qu'il reçoit d'eux nourriture et chaleur, et si ces choses lui sont retirées, ou si on les lui donne en trop petite quantité, il cessera de conduire sa machine, et de même la locomotive cessera de travailler si on ne la nourrit pas suffisamment. La seule différence est que l'homme connaît ses besoins, et que la machine ne témoigne pas (si ce n'est par son refus de travailler) qu'elle les connaît. Mais cette absence de moyens d'expression chez la locomotive n'est pas définitive, et j'ai déjà dit ce qu'il faut en penser. « En conséquence, une force suffisante étant donnée aux motifs qui conduisent le conducteur, il n'y a jamais ou presque jamais eu d'exemple qu'un homme ait arrêté sa locomotive par pur caprice. Mais cela pourrait se produire, direz-vous. Oui, et il peut arriver aussi que la locomotive déraille. Mais si le mécanicien arrête son train pour quelque motif futile, on s'apercevra, ou bien que la force des influences nécessaires a été mal combinée, ou bien que le conducteur lui-même a été mal combiné, tout comme la machine peut dérailler par suite d'un défaut qu'on n'avait pas soupçonné chez elle. Mais même dans ce cas il n'y aura pas eu acte de volonté : car l'acte aura été engendré par ses causes vraies et à lui particulières. « Volonté » n'est que le terme par lequel l'homme exprime son ignorance des dieux. « N'y a-t-il donc pas », direz-vous, « une volonté libre chez ceux qui conduisent le conducteur? » Là-dessus l'auteur se lançait dans un raisonnement obscur que j'ai préféré omettre ; après quoi il reprend ainsi : « En somme, tout ceci revient à dire que la différence entre la vie d'un homme et la vie d'une machine est une différence plutôt de degré que de nature, encore qu'ils présentent aussi des différences de nature. Un animal est plus préparé à l'inattendu qu'une machine. La machine est moins flexible ; son champ d'action est restreint. Dans sa propre sphère sa force et sa précision sont surhumaines, mais elle se tire fort mal d'un dilemme. Parfois, quand son action normale est troublée, elle perd la tête, et va de mal en pis, comme un dément pris de folie furieuse. Mais ici encore, nous retrouvons la même considé- ration à laquelle nous avons déjà fait appel : c'est-à-dire que les ma* chines sont encore dans l'enfance. Ce ne sont que des squelettes, sans muscles et sans chair. « A combien de circonstances inattendues l'huître est-elle adaptée? 178 CHAPITRE XXV A autant de ces circonstance qu'il peut s*eri présenter dans sa sphère, et pas à une seule de plus. C'est le cas des machines. Et c'est aussi le cas de l'homme. La liste des accidents qui arrivent tous les jours à l'homme par suite de son manque d'adaptation est probablement aussi longue que celle des accidents qui arrivent aux machines, et chaque jour leur donne plus de moyens de faire face à l'imprévu. Examinez les étonnants instruments qui sont aujourd'hui incorporés à la loco- motive et qui lui servent à se régler soi-même et à rectifier son propre m.ouvement. Regardez de quelle manière elle s'alimente d'huile, indique quels sont ses besoins à ceux qui s'occupent d'elle, et au moyen du régulateur augmente ou diminue l'action de sa propre force. Voyez ce réservoir de force, d'inertie et de moment : le balancier ; ou encore les tampons d'un w^gon. Voyez comme on choisit pour les conserver précisément ceux d'entre ces perfectionnements qui ont pour objet de protéger les machines contre les accidents auxquels elles peuvent se trouver exposées ; concevez une durée de mille siècles, et songez aux progrès accumulés qu'un tel espace de temps amènera, — à moins que l'homme ne se rende compte du péril où il se trouve et de l'effroyable destin qu'il est en train de se préparer lui-même *. « Ce qu'il y a de malheureux c'est que l'homme a été aveugle si longtemps. La confiance qu'il a eue dans l'usage de la vapeur l'^ induit a croître et à se multiplier. L'abolition soudaine de la vapeur n'aura pas pour effet de nous ramener simplement où nous étions av^nt de l'avoir découverte : il y aura une rupture de tout l'équilibre social et un temps d'anarchie tel qu'on n'en aura jamais vu. Ce sera comme si notre population avait soudain doublé, sans que nous ayons pour la nourrir d'autres ressources que celles que nous avons actuellement. * Depuis mon retour en Angleterre, j'ai appris que les gens qui vivent dans la familiarité des machines se servent, en parlant d'elles, de beaucoup de mots qui montrent que parmi ces gens-là leur vitalité est reconnue, et qu'un recueil des expressions en usage parmi les mécaniciens ne serait pas moins saisissant qu'instructif. On me dit aussi que presque toutes les machines ont leurs manies et leur tempérament propres ; qu'elles con- naissent leurs conducteurs et leurs gardiens, et qu'elles jouent volontiers des tours aux gens qu'elles ne connaissent pas. J'ai l'intention, à la prochaine occasion, de rassembler des exemples, non seulement des expressions en usage chez les mécaniciens, mais encore de toutes les preuves d'intelligence et d'excentricités mécaniques que je pourrai trouver, non que je croie à la théorie du professeur érewhonien, mais à cause de l'intérêt que présente ce sujet. 179 ËREWHON L'air que nous replrons n'est guère plus nécessaire a notre vie animale que l'usage des machines, sur lesquelles nous avions compté quand nous accroissions notre population, ne l'est à notre civilisation. Ce sont aussi bien les machines qui agissent sur l'homme et l'ont fait ce qu'il est, que l'homme qui a agi sur les machines, et les a faites ce qu'elles sont. Mais il ne nous reste que cette alternative : ou bien passer dès maintenant par une période de grandes souffrances, ou bien nous voir peu à peu dépasser par nos propres créatures, jus- qu'à ce que nous ne soyons plus par rapport à elles, que ce qu'est le bétail de nos champs par rapport à nous. ^ « C'est là qu'est le danger. Car beaucoup paraissent disposés à accepter un avenir aussi honteux. Ils disent : « Même si l'homme devient pour les machines ce que le chien et le chat sont pour nous, il conti- nuera pourtant à vivre et se trouvera probablement mieux à l'état domestique sous la domination bienfaisante des machines, que dans l'état sauvage où il se trouve actuellement .Nous traitons nos animaux domestiques avec beaucoup de bienveillance. Nous leur donnons tout ce que nous pensons devoir leur faire le plus de bien, et il n'y a pas de doute que notre usage de la viande a augmenté leur bonheur plutôt qu'il ne l'a diminué. De même il y a lieu de croire que les machines nous traiteront avec bienveillance, car leur existence dépendra, pour bien des choses, de la nôtre. Elles nous mèneront avec une verge de fer, mais elles ne nous mangeront pas. Elles n'auront pas seulement besoin de nous pour la reproduction et pour l'éducation de leurs jeunes, mais encore pour être à leurs ordres comme domestiques, pour récolter leur nourriture et la mettre à portée d'elles, et pour enterrer leurs morts, ou bien pour retravailler leurs membres morts et en faire de nouvelles formes de la vie mécanique. « La nature même de la force motrice, qui assure le progrès des machines exclut la possibilité que la vie de l'homme devienne pénible, tout en devenant esclave. Les esclaves sont assez heureux, quand ils ont de bons maîtres ; et du reste ce grand changement n'aura pas lieu de notre temps, ni même dans cent siècles ou mille siècles. Est-il raisonnable de se tourmenter à propos d'une éventualité si éloignée? L'homme n'est pas un animal sentimental lorsque ses intérêts matériels sont en jeu, et bien que çà et là quelque âme ardente, jetant un regard sur elle-même, puisse maudire son destin de ne l'avoir pas fait naître machine à vapeur, cela n'empêche pas que la grande masse des hommes se pliera toujours à tout arrangement par lequel elle obtiendra une 180 CHAPITRE XXV nourriture meilleure et des vêtements plus chauds à un prix moindre, et qu'elle se gardera bien de céder à une jalousie déraisonnable qui n'aurait pour toute cause que le spectacle d'autres destinées plus bril- lantes que la sienne. « La puissance de l'habitude est immense, et cette révolution se fera si lentement, que le sentiment que l'homme a de sa dignité ne sera jamais vivement choqué. Notre esclavage s'approchera de nous sans bruit et à pas imperceptibles ; et il n'y aura jamais, entre les aspirations des machmes et celles des hommes, d'opposition assez forte pour que les deux races en viennent à une guerre ouverte. Entre elles, les machines ne cesseront jamais de se battre, mais elles auront toujours besoin de 1 homme comme de l'être au moyen duquel leurs guerres se feront. Véritablement il n'y a aucune raison d'être inquiet au sujet du bonheur futur de l'homme tant qu'il sera de quelque utilité aux machines. Il se peut qu'il passe au second rang, mais même alors sa situation sera bien meilleure qu'elle ne l'est actuellement. N est-il donc pas à la fois absurde et déraisonnable d'envier nos bienfaiteurs ? Et ne serions-nous pas coupables d'une insigne folie, si nous allions renoncer à des avan- tages que nous ne pouvons pas obtenir autrement, et y renoncer pour la seule raison qu'ils profitent à d'autres encore plus qu'à nous-mêmes ? » « Je n'ai rien de commun avec les hommes qui peuvent raisonner de la sorte. Je me refuse avec autant d'horreur à penser que ma race puisse jamais être dépassée ou remplacée, qu'à croire que même à l'époque la plus reculée mes ancêtres étaient autre chose que des êtres humains. Si je pouvais croire qu'il y a dix mille ans un seul de mes ancêtres était d'une autre espèce que moi, je perdrais tout respect de moi-même, car je n'aurais plus aucun plaisir ni aucun intérêt dans la vie. Or j'ai les mêmes sentiments à l'égard de mes descendants, et je suis persuadé que cette opinion trouvera un tel écho dans tous les cœurs que le pays se décidera immédiatement à mettre un terme à tant de progrès mécanique, et à détruire tous les perfectionnements qui ont été réalisés pendant les trois derniers siècles. Je ne demande pas qu on remonte plus haut : nous saurons bien maintenir sous notre dépendance les machines qui resteront ; et quoique j'aimerais mieux que cette destruction s'étendît encore à deux autres siècles, je sais fort bien qu'un compromis est nécessaire. Je suis donc disposé à sacrifier mes propres convictions à cette nécessité, et à me contenter de trois siècles. Mais moins que cela ne serait pas assez. » C'est là-dessus que se terminait la diatribe qui provoqua la des- 181 EREWHON tructîon des machines dans tout Erewhon. Un seul auteur essaya sérieusetnent de la réfuter. Il dit : « Que les machines devaient être considérées comme une partie de la propre nature physique de l'homme, n'étant en réalité pas autre chose que des membres extra-corporels ». L'homme, selon lui, était un « mammifère machiné ». « Lés animaux inférieurs gardent leurs membres chez eux, dans leur propre corps, tandis que la plupart des membres de l'homme sont libres, et gisent détachés tantôt ici, tantôt là, en différents lieux du monde ; quelques- uns toujours à sa portée pour les usages courants, et d'autres parfois à des centaines de kilomètres de lui. Une machine n'est qu'un membre supplémentaire ; c'est là toute la nature et toute la fonction des ma- chines. Nos membres ne sont pas autre chose pour nous que des machines : une jambe n'est pas autre chose qu'une jambe de bois supérieure à tout ce qu'on peut fabriquer dans ce genre. « Regardez bêcher un homme : son avant-bras droit s'est allongé artificiellem.ent et sa main est devenue une jointure. La poignée de la bêche est semblable au renflement qui est au bout de l'humiérus, le manche est l'os rajouté, et la lame de fer oblongue est la nouvelle forme qu'a prise la main et qui permet à son possesseur de remuer la terre d'une façon à laquelle sa main primitive n'était pas adéquate. L'homme s'étant ainsi modifié, — non pas de la façon dont les autres animaux ont été modifiés : par des circonstances sur lesquelles ils n'ont même pas un semblant d'influence, — mais ayant, pour ainsi dire, médité en lui-même et ajouté Une coudée à sa taille, la civilisation a commiencé à se lever sur sa race, et les bons rapports sociaux, la joyeuse société des amis, l'art de la déraison, et toutes ces habitudes de l'esprit qui sont surtout ce qui élève l'hom.me au-dessus des animaux inférieurs, sont apparus à la longue. « Ainsi la civilisation et le progrès mécanique ont avancé du même pas chacun activant la croissance de l'autre, le premier usage acci- dentel du bâton ayant mis la boule en mouvement, et la perspective du profit entretenant son progrès. En réalité il faut considérer les machines comme le mode de développement par lequel 1 organisme humain est en train de se perfectionner, chacune des inventions passées s 'ajoutant aux ressources du corps humam. C est ainsi qu Une communauté de membres est m.ême rendue possible à ceux qui ont assez de communauté d'âme pour posséder de quoi prendre un billet de chemin de fer : car un train n'est pas autre chose qu'une botte dé sept lieues que cinq cents personnes peuvent posséder en même temps ». 182 CHAPITRE XXV Le seul danger sérieux que redoutait cet auteur, était que les ma- chines rendissent les hommes tellement égaux en puissance, et n amoin- drissent tellement la concurrence, que bien des personnes d'une cons- titution débile seraient mises à même d'échapper à la vigilance des autorités, et transmettraient leur infériorité à leurs descendants. Il craignait que la suppression des efforts que nous sommes obligés de faire quant à présent, n'amenât un abâtardissement de la race humaine, et même que le corps ne devînt un élément purement élémentaire ; l'homme lui-même finissant par n'être plus rien qu'une âme et un mécanisme, plus rien qu'un principe (intelligent, mais dépourvu de toute passion) d'action mécanique. « A quel point ne vivons-nous pas déjà, » disait-il, « au moyen de nos membres extérieurs? Notre physique varie avec les saisons, l'âge, le plus ou moins d'argent que nous avons. S'il pleut, nous somm.es pourvus d'un organe très pratique appelé parapluie et qui est expressé- ment combiné pour protéger nos vêtements et notre peau des effets nuisibles de la pluie. L'homme a déjà un grand nombre de membres extra-corporels, qui lui sont plus utiles qu'une grande partie de ses cheveux ou, tout au moins, que sa moustache. Sa mémoire réside dans son carnet de poche. Il devient de plus en plus complexe à mesure qu'il avance en âge. Il apparaît alors pourvu de machines à voir, ou peut-être de dents et de cheveux artificiels ; et s'il est un spécimen vraiment bien développé de sa race, il ajoutera à sa personne une large caisse placée sur des roues, avec deux chevaux et un cocher. » Ce fut cet auteur qui fit adopter l'usage de classifier les hommes d'après leurs HP., et qui les classa en genres ,espèces, variétés et sous- vanétés, et leur donna des noms (tirés du langage hypothétique) qui exprimaient le nombre des membres dont ils pouvaient disposer m\ tous temps. Il prouva que plus les hommes se rapprochent de la richesse, et plus ils deviennent hautement et délicatement organisés ; et qu'il n'y a que les millionnaires qui possèdent toute la série des membres complémentaires que l'homme peut s'adapter. « Ces puissants organismes que sont nos grands banquiers et hommes d'affaires », disait-il, « font entendre leur voix à leurs congénères d'un bout à l'autre du pays en une seconde à peine. Leurs âmes riches et subtiles peuvent défier tout obstacle matériel, tandis que les âmes des pauvres sont toujours embarrassées et embourbées dans la matière, qui adhère à eux de toutes parts, comme la mélasse aux ailes d'une mouche, ou comme un homme qui se débat dans les sables mouvants ; 183 EREWHON leurs oreilles hébétées mettent des jours ou des semaines pour entendre ce que voudrait leur dire un des leurs qui est au loin, au lieu de Tcn- tendre en une seconde comme le font les classes les plus hautement organisées. Niera-t-on que l'homme qui a le pouvoir d'ajouter un train spécial à son identité» et d'aller partout où il veut et quand il veut, soit plus hautement organisé que l'homme qui, s'il désirait pouvoir en faire autant, pourrait bien désirer avoir des ailes avec autant de chance de les avoir, et qui n'a pour tout moyen de locomotion que ses jambes? Ce vieil ennemi philosophique, la matière, le mal inhérent et essentiel, est encore attachée au cou du pauvre et l'étrangle. Mais pour le riche, la matière ne compte pas ; l'organisation perfectionnée de son système extra-corporel a libéré son âme. « C'est là le secret de l'hommage que nous voyons les gens riches recevoir de ceux qui ont moins d'argent qu'eux. Ce serait une erreur grave de croire que cette déférence est inspirée par des motifs dont nous devrions être honteux : c'est l'hommage naturel que tous les êtres vivants rendent à ceux en qui ils reconnaissent leurs supérieurs dans l'échelle de la vie animale, et il est analogue à la vénération qu'un chien éprouve pour un homme. Chez les races sauvages, la possession d'un fusil est considérée comme une chose hautement honorable, et à toutes les époques connues, les plus riches ont toujours été les plus dignes. » Et il continuait sur ce ton pendant des pages, et cherchait à montrer que tels ou tels changements dans la distribution de la vie animale et végétale sur toute l'étendue du royaume avaient eu pour cause les inventions de tel ou tel savant, et la part que chacun de ces savants avait eue dans le développement moral et intellectuel de l'espèce humaine. Il assignait même à certains la part exacte qu'ils avaient eue dans la création et la modification du corps de l'homme, et celle qu'ils auraient par la suite dans la destruction de ce corps. Mais l'autre écrivain fut regardé comme le vainqueur dans cette controverse, et finit par faire détruire toutes les inventions qui avaient été faites pen- dant les 271 dernières années, limite sur laquelle tous les partis tom- bèrent d'accord, après plusieurs années de discussion pour savoir sî on devait conserver une certaine espèce de calandre dont l'usage était très répandu parmi les blanchisseuses. A la fin, cette calandre fut condamnée comme dangereuse, et la limite des 271 ans à laquelle on s'arrêta l'exclut tout juste. Ensuite éclatèrent les guerres civiles de réaction, qui conduisirent le pays à deux doigts d'une ruine totale, mais dont le récit dépasserait le cadre de cet ouvrage. 184 CHAPITRE VINGT-SIXIÈME OPINIONS D'UN PROPHÈTE EREWHONIEN SUR LES DROITS DES ANIMAUX On aura vu en lisant les chapitres précédents que les Erewhoniens sont un peuple doux et patient, facile à mener par le bout du nez, et prompt à sacrifier le sens commun sur l'autel de la logique, dès qu'un philosophe se lève au milieu d'eux et les entraîne, soit par sa réputa- tion de savant dans certaines sciences, soit en leur persuadant que leurs institutions présentes ne sont pas basées sur les stricts principes de la morale. Ce trait de leur caractère national apparaît encore plus nettement dans une série de révolutions antérieures à celle qui, nous venons de le voir, les fit s'entrégorger à propos des machines, et desquelles je vais dire quelques mots. En effet, si le second des deux Réformateurs dont je vais parler avait réussi à répandre ses opinions, — où plutôt les opinions qu'il prétendait avoir, — tous les Erewhoniens seraient morts de faim au bout d'un an. Heureusement le Sens Commun, qui est, par nature, l'être le plus doux qu'on puisse imaginer, est capable, dès qu'il sent qu'on lui met le couteau sous la gorge, de déployer une force de résis- tance inattendue, et de mettre en fuite les doctrinaires, même lors- qu ils l'ont lié pieds et poings et qu'ils pensent l'avoir à leur merci. Voici, d'après les renseignements que j'ai obtenus aux meilleures sources, ce qui se passa : Il y a environ deux mille cinq cents ans, les Erewhoniens ne con- naissaient pas encore la civilisation, et vivaient de la chasse, de la pêche, et d'un système primitif d'agriculture, tout en pillant les quelques autres peuplades qu'ils n'avaient pas encore complètement soumises. Ils n'avaient ni écoles, ni doctrines philosophiques ; mais, suivant une sorte de morale canine, ils faisaient ce qui était bien à leurs yeux et à ceux de leurs voisins, et comme leur sens commun était encore intact, le crime et la maladie étaient considérés à peu près comme ils le sont dans les autres pays. 185 EREWHON Mais avec le perfectionnement graduel de la civilisation et l'augmen- tation de la prospérité| matérielle, les gens commencèrent à mettre en question des choses qu'ils avaient jusqu'alors acceptées sans dis- cussion ; et un certain vieux monsieur qui avait beaucoup d'influence sur eux à cause de la pureté de sa vie et parce qu'on le croyait inspiré par une puissance invisible (dont on commençait à sentir l'existence), s'avisa de se mettre en peine au sujet des droits des animaux, dont jusqu'alors personne ne s'était préoccupé. Tous les prophètes sont plus ou moins enclins à faire beaucoup de bruit pour nen, et ce vieux monsieur semble y avoir été des plus enclins. Entretenu aux frais de la nation, il avait de grands loisirs, et, non content de s'occuper des droits des animaux, il voulut aussi fixer les règles du juste et de l'injuste, considérer quels sont les fondements du devoir, du bien et du mal,.et en somme établir sur une base logique toutes sortes de choses que les gens pour qui le temps est de l'argent acceptent telles quelles. Naturellement la base sur laquelle il décida que le devoir devait uniquement reposer» se trouva trop étroite pour que beaucoup des vieilles habitudes du peuple pussent s'y loger. Il leur affirma donc que ces vieilles habitudes étaient toutes mauvaises, et chaque fois que quelqu'un osait être d'une opinion contraire à la sienne, il en appelait à la puissance invisible avec laquelle il était seul en communication directe, et la puissance invisible lui donnait invariablement raison. Voici ce qu'il enseignait sur les droits des animaux : <( Vous savez », disait-il, « combien il est mal de vous tuer entre vous. Or il fut un temps où vos aïeux n'hésitaient pas, non seulement à tuer, mais à manger leurs parents. Personne aujourd'hui ne voudrait revenir à ces coutumes détestables, car il est notoire que nous avons été bien plus heureux depuis que nous y avons renoncé. De cette augmen- tation de notre prospérité, nous pouvons avec certitude déduire la maxime que nous ne devons ni tuer ni manger nos semblables. J'ai consulté la haute puissance de laquelle vous savez que je reçois mes inspirations» et elle m'a assuré que cette conclusion est irréfutable. « Or on ne peut nier que les moutons, les bœufs, les daims, les oiseaux, les poissons, ne soient aussi nos semblables. Sans doute, ces créatures diffèrent de nous par certains points, mais ces points sont peu nombreux et d'importance secondaire, tandis que ceux que nous avons en commun avec eux, sont nombreux et essentiels. Mes amis, 186 I CHAPITRE XXVI s'il était mal à vous de tuer et de manger vos semblables, il est mal aussi de tuer et de manger des poissons, de la viande et des oiseaux. Les oiseaux, les mammifères et les poissons ont tout autant le droit de vivre aussi longtemps qu'ils le veulent, sans être inquiétés par l'homme, que l'homme a le droit de vivre sans être inquiété par son prochain. Encore une fois sachez que ces paroles ne sont pas les miennes, mais celles de la haute puissance qui m'inspire. « J'admets », continua-t-il, « que les animaux se molestent entre eux et que certains vont même jusqu'à molester l'homme ; mais je n'ai pas encore entendu dire que nous devions régler notre conduite sur celle des animaux mféneurs. Nous devrions essayer, au contraire, de les éduquer et de les rendre meilleurs. Tuer un tigre, par exemple, qui a vécu de la chair des hommes et des femmes qu'il a tués, c'est nous ravaler au niveau du tigre, et c'est un acte indigne de gens qui cher- chent à se conformer en toutes choses, dans leurs actions comme dans leurs pensées, aux principes les plus élevés. « La puissance invisible qui s'est révélée à moi seul d'entre vous tous, m'a chargé de vous dire qu'il y a déjà longtemps que vous auriez dû vous élever au-dessus des coutumes barbares de vos ancêtres. Si, comme vous le croyez, vous leur êtes supérieurs, vous devez agir en êtres supérieurs. Cette puissance vous défend donc désormais de tuer aucun être vivant dans le but de le manger. La seule nourriture animale qu'il vous soit permis de prendre, est la chair de tout poisson, ou bête, ou oiseau que Vous pourrez rencontrer, pourvu qu'ils soient morts de mort naturelle, ou qu'ils soient nés prématurément, ou qu'ils soient tellement infirmes que ce soit accomplir un acte de charité que de faire cesser leurs souffrances. Vous pourrez aussi manger tout animal qui se sera suicidé. Quant aux végétaux, vous pourrez manger tous ceux qui vous laisseront les manger impunément. » Le vieux prophète raisonnait si bien et avec tant de sagesse, et les menaces qu'il lançait contre ceux qui lui désobéissaient étaient si terribles, qu'à la fin ils entraîna les classes les plus cultivées de la nation, et bientôt les classes pauvres suivirent le mouvement ou firent semblant de le suivre. Ayant vu triompher ses principes, il fut réuni à ses pères, et sans doute entra tout de suite en communion com- plète avec cette puissance invisible qui avait eu pour lui des faveurs exceptionnelles. Toutefois il n'était pas mort depuis bien longtemps, qtie déjà quel- ques-uns de ses disciples prirent sur eux de perfectionner l'enseigtie" 187 EREWHON ment de leur maître. Le vieux prophète avait permis l'usage des œufs et du lait, mais ses disciples décidèrent que manger un œuf frais, c'était détruire un poulet en puissance, et que cela équivalait presque à tuer un poulet en vie. Seuls étaient permis, et tout juste, les œufs non frais, pourvu qu'on fût bien sûr qu'ils étaient trop vieux pour pouvoir être couvés ; mais tous les œufs à vendre devaient être présentés à un inspecteur qui, après avoir constaté qu'ils étaient stériles, leur collait une étiquette sur laquelle on lisait : « Garanti pondu d'au moins trois mois », et la date de la ponte. Ces œufs, ai-je besoin de le dire, n'étaient utilisés que dans les pâtisseries et comme remède dans certains cas où le besoin urgent d'un émétique se faisait sentir. Le lait fut interdit sous le prétexte qu'on ne pouvait s'en procurer sans priver un veau de sa nourriture naturelle, ce qui était mettre sa vie en danger. On croira sans peine que dès l'origine il y eut beaucoup de gens qui observèrent extérieurement les nouvelles règles, mais qui saisis- saient toutes les occasions de manger en cachette les marmites pleines de viande auxquelles ils avaient été habitués. On s'aperçut que les animaux mouraient constamment de mort naturelle dans toutes sortes de circonstances étranges. La manie du suicide aussi, qui jusqu'alors n'avait fait de victimes que parmi les ânes, prit des proportions inquié- tantes, même chez les animaux qui, tels que les moutons et les bœufs, avaient jusque-là presque toujours eu le respect d'eux-mêmes. C'était surprenant de voir comme certains de ces malheureux animaux décou- vraient par le flair le couteau d'un boucher, lorsqu'il y en avait un à un kilomètre d'eux, et couraient se jeter dessus si le boucher ne par- venait pas assez vite à le mettre hors de leur chemin. Les chiens aussi, qui jusque-là avaient strictement observé les lois en ce qui concerne les volailles de basse-cour, les lapins domes- tiques, les cochons de lait, les brebis et les agneaux, se mirent tout-à- coup à se rebeller contre les ordres de leurs maîtres, et à tuer tout ce qu'on leur disait de ne pas toucher. On admit que tout animal qui avait été tué par un chien était mort de mort naturelle, car il était dans la nature du chien de tuer d'autres animaux, et jusque-là il ne s'était abstenu d attaquer les anim.aux de ferme et de basse-cour que parce qu'on avait violenté sa nature. Par malheur, plus ces tendances anar- chiques se développaient chez les chiens, et plus les gens du peuple prenaient plaisir à élever les animaux mêmes qui offraient de si fortes tentations aux chiens. Il est fort probable qu'en réalité ils tournaient 188 CHAPITRE XXVI la loi de propos délibéré, mais qu'il en fût ainsi ou non, toujours est-il qu'ils vendaient ou qu'ils mangeaient tout ce que leurs chiens avaient tué. Pour ce qui était des gros animaux, la loi était plus difficile à tourner, car les magistrats ne pouvaient pas fermer les yeux sur tous les pré- tendus suicides de cochons, de moutons et de bœufs qu'ils étaient appelés à constater. Ils étaient forcés de sévir et quelques condamna- tions suffisaient à terroriser les gens, tandis que dans le cas où les animaux étaient tués par un chien, les traces des dents du chien étant visibles, et il était à peu près impossible de prouver qu'il y avait eu intention coupable de la part du propriétaire de l'animal. Un moyen facile de désobéir à la loi fut bientôt fourni au public, par une sen- tence que rendit un des juges, — sentence qui déchaîna une tempête de protestations parmi les disciples les plus fervents du vieux prophète. Ce juge opina qu'il était licite de tuer n'importe quel animal dans le cas de légitime défense, et dit qu'une telle action était si naturelle de la part d'un homme attaqué, que l'animal qui l'avait attaqué devait être considéré comme mort de mort naturelle. En vérité l'alarme des ultra-végétariens n'était que trop justifiée, car à peine cette décison fut-elle connue du public, qu'un grand nombre d'animaux jusqu'alors inoffensifs se mirent à attaquer leurs maîtres avec tant de férocité qu'on fut obligé de les faire mourir de mort naturelle. Et c'était un spectacle très commun à cette époque, que celui d'une carcasse de veau, d'agneau ou de chevreau, étendue sur l'étal d'un marchand avec une étiquette par laquelle l'inspecteur certifiait que cet animal avait été tué pour cause de légitime défense. Parfois même la carcasse d'un veau ou d'un agneau était étiquetée « Garanti mort-né », alors qu'elle avait toutes les apprences d'avoir vécu pendant au moins un mois. Quant à la viande des animaux qui étaient véritablement morts de mort naturelle, la permission d'en manger n'était qu'une farce, car cette viande était presque toujours mangée par un autre animal avant que l'homme la prît ; et lorsqu'elle n'était pas mangée par d'autres animaux, elle était souvent vénéneuse, de sorte que les gens se voyaient contraints, ou bien de tourner la loi par un des moyens indiqués plus haut, ou bien de devenir végétariens. Mais cette seconde alternative était si peu du goût des Erewhoniens, que les lois interdisant de tuer les animaux tombèrent en désuétude, et qu'elles auraient probable- ment été abrogées, si une peste ne s'était pas déclarée, peste que les 189 EREWHON prêtres et les prophètes de l'époque attribuèrent aux transgressions du peuple en ce qui concernait la chair défendue. Là-dessus il y eut une réaction ; des lois sévères furent votées, qui interdisaient de manger de la viande sous quelque forme que ce fût, et de vendre dans les boutiques et les marchés autre chose que des grains, des fruits et des légumes. Ces lois furent faites environ deux cents ans après la mort du vieux prophète qui avait le premier inquiété l'esprit des gens au sujet des droits des animaux. Mais à peine eurent-elles été votées que le peuple se remit à les enfreindre. On me dit que la conséquence la plus triste de toutes ces sottises ne fut pas que les gens respectueux de la loi furent contraints de se passer de viande : bien des peuples s'en passent et ne semblent pas se porter plus mal pour cela ; et même dans les pays carnivores, comme l'Italie, l'Espagne et la Grèce, les pauvres voient peu souvent de la viande d un bout de l'année a l'autre. Mais le mal consistait surtout en ce que cette excessive prohibition tourmentait les consciences de tout le monde, sauf de ceux qui avaient l'esprit assez solide pour comprendre que si la conscience est en général un bien, elle peut être aussi un mal. La conscience, en se réveillant chez un individu, lui fera souvent faire des actions irréfléchies, qu'il aurait mieux fait de ne pas accomplir ; mais la conscience de tout un peuple, réveillée par un vénérable vieillard toujours prêt à faire appel à une puissance invisible, pave l'enfer de plus de bonnes intentions qu'il n'en peut contenir. On enseignait aux jeunes gens que c'était un péché de faire ce que leurs aïeux avaient fait impunément pendant des siècles. De plus, ceux qui leur faisaient des sermons contre le vice monstrueux qui consistait à manger de la viande, étaient des gens rébarbatifs et aca- démiques, et bien que tous les jeunes gens, sauf les plus hardis, trem- blassent devant eux, il n'y en avait guère qui dans le fond de leur cœur ne les haïssaient pas. Le jeune homme, si bien gardé qu'il fût, ne tardait pas à savoir que des hommes et des femmes du monde, — gens souvent bien plus aimables que les prophètes qui prêchaient 1 abstinence, — se moquaient à tout propos des nouvelles lois doctri- naires, et qu on disait qu'ils les violaient en secret, tout en n'osant pas le faire ouvertement. Rien d'étonnant donc à ce que les membres des classes studieuses les plus simplement humains, fussent poussés, par l'irritation que leur causaient les préceptes prohibitifs de leurs directeurs : << Ne touchez pas », « Ne goûtez pas >, Ne prenez pas », — 190 CHAPITRE XXVI fussent poussés, aisons-nous, à révoquer en cloute bien des choses qu'ils eussent, autrement, admises sans hésitation. On raconte la triste histoire d'un jeune homme d'un naturel aimable et qui promettait beaucoup, mais qui, pour son malheur, avait plus de conscience que d'esprit. Son médecin, (car ainsi que je l'ai fait remar- quer plus haut la maladie n'était pas encore un crime en Erewhon) lui avait ordonné de manger de la viande, sans se préoccuper des lois. Il en fut scandalisé et pendant quelque temps il refusa de suivre le conseil de son médecin, conseil qu'il jugeait impie.  la fin pour- tant, voyant qu'il allait de mal en pis, il se glissa furtivement, pendant une nuit très sombre, dans une de ces maisons mal famées où on vendait clandestinement de la viande, et acheta une livre de filet de première qualité. Il le rapporta chez lui, le fit cuire dans sa chambre lorsque toute la maison fut endormie, le mangea et, malgré que le remords et la honte l'eussent empêché de fermer Tœil toute la nuit, le lendemain matin il se sentit tellement mieux portant qu'il n'en revenait pas. Trois ou quatre jours plus tard, il s'aperçut qu'il était irrésistible- ment attiré vers ce même lieu réprouvé. Pour la seconde fois il acheta une livre de filet, la fit cuire et la mangea ; et pour la seconde fois, en dépit des vives souffrances morales qui l'assaillirent, le lendemain matin il se sentit un autre homme. Bref, bien qu'il ne dépassât jamais les bornes de la modération, il s'imagina (et il n'avait pas tort) qu'il allait prendre l'habitude du crime, et cela lui mettait l'esprit à la torture. Sa santé ne cessa pas de s'améliorer ; et, quoi qu'il fût certain qu'il était redevable de ce progrès aux beef steaks, mieux il se portait et plus sa conscience le torturait. Deux voix ne cessaient de retentir à ses oreilles ; l'une disait : « Je suis le Sens Commun et la Nature ; suis moi, et je te récompenserai, comme j'ai^récompensé tes'Vieux avant toi ». Mais l'autre voix disait : « Ne te laisse pas séduire par ce génie trompeur qui te conduirait à ta perte. Je suis le Devoir. Ecoute ma voix, et je te récompenserai comme j'ai récompensé tes aïeux avant toi. » Quelquefois, il lui semblait même voir les visages de ceux qui lui parlaient ainsi. Le Sens Commun était bon enfant, gai, calme, et si franc, et si intrépide, que malgré tous ses efforts, le jeune homme ne pouvait pas n'avoir pas confiance en lui. Mais au moment où il allait le suivre, le visage austère du Devoir, si grave et pourtant si doux, 191 EREWHON larrêtait ; et cela lui fendait le cœur de le voir qui parfois se détournait de lui avec pitié lorsqu'il suivait les pas de son rival. Le pauvre garçon ne cessait de songer à ceux de ses camarades qui marchaient dans le sentier du Devoir, et il s'efforçait de modeler sa conduite sur celle qu'il croyait qu'ils avaient. « Ceux-là », se disait-il, « seraient capables de manger un beef steak? Non, jamais ! » Mais la plupart d'entre eux en mangeaient un de temps en temps, à moins que ce ne fût une côtelette de mouton qui les tentât. Et ils se disaient : <^ Celui-là, manger une côtelette de mouton? Jamais de la vie ! » Une nuit, pourtant, il fut aperçu par un des magistrats qui rôdaient toujours à la recherche des délinquants, et il fut pris comme il sortait du lieu réprouvé. On trouva sur lui la moitié d'une épaule de mouton. Apres cela, même s'il n'avait pas été mis en prison, on l'aurait chassé de l'Université, et sa carrière eût été irrémédiablement brisée. Aussi, dès qu'il fut rentré chez lui, il se pendit. à 192 CHAPITRE VINGT-SEPTIÈME OPINIONS D'UN PHILOSOPHE EREWHONIEN SUR LES DROITS DES VÉGÉTAUX Laissons là cette pitoyable histoire, et revenons aux événements qui se déroulèrent dans l'ensemble de la nation érewhonienne. Si nombreuses que fussent les lois votées pour renforcer la sévérité des châtiments infligés à ceux qui mangeaient de la viande en secret, le peuple trouvait moyen de les tourner à mesure qu'elles étaient pro- mulguées. Parfois elles tombaient presque en désuétude, mais au moment même où elles allaient être abrogées, quelque désastre natio- nal, ou la prédication de quelque fanatique réveillait la conscience de la nation, et des milliers de personnes étaient jetées en prison pour avoir vendu ou acheté illégalement de la viande. Pourtant, six ou sept cents ans après la mort du vieux prophète, un philosophe parut, qui, sans prétendre avoir de communication avec une puissance invisible, se mit à faire la loi avec la même assurance que si une puissance de ce genre l'eût inspiré. Beaucoup croient que ce philosophe n'avait aucune foi dans ce qu'il enseignait, et qu'étant en secret un grand mangeur de viande, il n'avait pas d'autre but que de pousser le principe qui consistait à défendre aux gens de manger la chair des animaux, à un tel degré d'absurdité, que ce principe devînt intolérable, même pour un Puritain d'Erewhon. Ceux qui expliquent son rôle de cette façon disent qu'il savait combien il serait difficile de faire accepter à la nation des lois qu'elle considérait comme impies. Il savait aussi combien il serait ardu de persuader aux gens que ce n'était pas faire le mal que de tuer un mou- ton et de le manger. Il n'avait donc qu'un moyen : leur démontrer qu'il fallait, ou bien pécher jusqu'à un certain point, ou bien mourir. Ce serait donc pour cette raison, croit-on, qu'il aurait proposé les choses monstrueuses dont je vais parler. Il commença par rendre hommage, avec le plus profond respect, au vieux prophète dont les efforts pour faire reconnaître les droits des 193 13 EREWHON animaux avaient beaucoup fait pour adoucir le caractère national, et pour élargir les idées du peuple d'Erewhon sur le caractère sacré de la vie en général. Mais, affirmait-il, les temps étaient changés. Le pays avait suffisamment appris la leçon dont il avait eu besoin jadis ; et d'autre part on avait découvert, en ce qui concerne les végétaux, bien des choses qu'on ne soupçonnait même pas autrefois. Or ces découvertes, si la nation voulait persévérer dans sa stricte adhérence aux très hauts principes moraux qui avaient été jusqu'alors le secret de sa prospérité, la mettraient dans l'obligation de changer complète- ment de conduite à l'égard des végétaux. Il était en effet vrai qu'on avait découvert bien des choses qu'on ne soupçonnait même pas auparavant : car la nation n'avait pas d'ennemi a ses frontières, et comme elle était à la fois intelligente et curieuse des mystères de la nature, elle avait fait des progrès immenses dans toutes les branches de l'art et de la science. Dans le principal musée d'Erewhon, _ on me fît voir un microscope d'une puissance considérable, que ■ les conservateurs faisaient remonter à une date à peu près contempo- s raine du philosophe dont je m'occupe en ce moment ; certains même croyaient que ce microscope était celui dont il s'était servi. Ce philosophe était Professeur de Botanique dans ce qui était alors le principal centre scientifique d'Erewhon, et à l'aide du microscope que l'on conservait (ou à l'aide d'un autre), il était arrivé à la conclusion que nous admettons tous aujourd hui : c'est-à-dire, que les animaux et les plantes, enfin tous les êtres, ont une origine commune, et que par conséquent on devait regarder les plantes comme des créatures vivantes, au même titre que les animaux. Il affirmait donc que les plantes et les animaux étaient cousins, et qu'on aurait toujours admis cette vérité, si les gens n'avaient pas établi une distinction absurde et arbitraire entre ce qu'il leur plaît de nommer le règne animal et le règne végétal. Il déclara, et démontra, à la satisfaction de tous ceux qui pouvaient se faire une opinion sur cette matière, qu'il n'y a aucune différence appréciable, soit à la vue, soit avec tout autre instrument d examen, entre un germe qui deviendra un chêne, un cep de vigne ou une rose, et un germe qui (étant donné son milieu habituel) deviendra une souris, un éléphant ou un homme. Il soutenait que la marche du développement de tout germe était dirigée par les habitudes des germes dont celui-ci descendait, et de l'identité desquels il avait autrefois fait partie. Si un germe se trouvait 194 CHAPITRE XXVIÎ placé comme les germes de toute son ascendance avaient été placés, il ferait comme ses ancêtres avaient fait, et deviendrait, en croissant, un organisme de la même espèce qu'eux. S'il se trouvait placé dans des conditions légèrement différentes il tâcherait, avec succès ou sans succès, d'adapter son développement à ces conditions. Mais si elles étaient très différentes, il mourrait probablement, sans faire un seul effort pour s'adapter. Cela, disait le philosophe, s'applique aussi bien aux germes des plantes qu'à ceux des animaux. C'est pourquoi il attribuait toute espèce de développement animal ou végétal a l'intelligence : à l'intelligence qui n'a plus à s'exercer et qui est dès lors inconsciente, ou à l'intelligence qui s'exerce encore, et qui, par suite, est consciente. Et pour justifier cette opinions en ce qui concerne la vie végétale, il montrait comment toutes les plantes se sont adaptées à leur milieu habituel. Puis, tout en avouant que l'intelligence végétale semble à première vue différer considérablement de l'intel- ligence animale, il faisait cependant valoir que l'une et l'autre ont en commun ce trait unique, mais essentiel, à savoir : que bien qu'il soit évident que cette intelligence s'est occupée des choses qui sont d'un intérêt vital pour le bien-être de l'organisme qui la possède, elle n'a jamais laissé voir la moindre inclination à s'occuper d'autre chose ; et cela, disait-il avec insistance, est la plus grande preuve d'intelligence qu'un être vivant puisse donner. « Les plantes », disait-il, « ne paraissent en aucune manière s'inté- resser aux affaires des hommes. Nous ne ferons jamais comprendre à une rose que cinq fois sept font trente-cinq, et il ne sert de rien de parler à un chêne des fluctuations de la rente. Et là-dessus, nous disons que le chêne et la rose sont dépourvus d'intelligence ; et de ce que nous voyons qu'ils ne comprennent pas nos affaires, nous concluons qu'ils ne savent pas faire les leurs. Mais l'homme qui parle ainsi, que peut-il savoir de l'intelligence? Qui fait preuve ici de plus d'intelligence :lui, ou la rose et le chêne? « Et quand nous disons que les plantes sont stupides parce qu'elles ne comprennent pas nos affaires, est-ce que nous nous montrons bien capables de comprendre les leurs? Pouvons-nous même nous faire la plus vague idée de la façon dont une graine de rosier fait, avec de la terre, de l'air, de la chaleur et de l'eau, une rose épanouie? Où prend- elle sa couleur? à la terre? à l'air, etc.? — Oui, — mais comment? Ces pétales d'un satin si délicat? Ce teint qui rivalise avec la joue d'un enfant? et ce parfum? Voyez la terre, l'air et l'eau, ce sont les matières 195 ÈREWHÔN premières que la rose à mis en œuvre. Voit-on que la graine manque d'intelligence, dans cette alchimie par laquelle elle transforme la boue en roses? Quel est le chimiste qui peut faire quelque chose de sem- blable? Pourquoi personne n'essaie-t-il? Tout simplement, parce que tout le monde sait que c'est quelque chose de trop difficile pour l'intelligence d'un homme. Nous y renonçons. C'est la spécialité de la rose ; que la rose s'en charge, et qu'on la traite d'inin- telligente parce qu'elle nous déconcerte par les miracles qu'elle accomplit et par la manière indifférente et toute pratique dont elle les accomplit. « Voyez aussi la peine que les plantes se donnent pour se protéger contre leurs ennemis : elles égratignent, coupent, piquent, produisent de mauvaises odeurs, sécrètent les plus violents poisons (et les dieux seuls savent comment elles s'y prennent pour les sécréter) ; elles recouvrent leurs précieuses graines de piquants semblables à ceux du hérisson ; elles effraient, en prenant des formes inquiétantes, les insectes qui ont le système nerveux délicat ; elles se cachent ; elles poussent dans des endroits inaccessibles, et mentent avec tant de vraisemblance qu'elles trompent leurs plus subtils ennemis. (( Elles dressent des pièges enduits de glu pour prendre des insectes, et les incitent à se noyer dans des cruches qu'elles forment avec leur pétales, et qu'elles remplissent d'eau. D'autres se transforment en des espèces de souricières vivantes, qu'un ressort fait fermer sur l'insecte qui se pose sur elles. D'autres donnent à leurs fleurs la forme d'une certaine mouche qui est une grande pillarde de miel, de sorte que quand cette mouche elle-même s'approche, elle croit que la place est déjà prise, et va ailleurs. Quelques-unes poussent l'astuce au point de se nuire à elles-mêmes ; comme le raifort qui se fait déterrer et manger par l'homme, en raison même de ce goût piquant grâce auquel il se protège contre ses ennemis souterrains. Et d'autre part, lorsqu'elles pensent qu'un certain insecte peut leur être utile, voyez comme elles se parent pour l'attirer. « Qu'est-ce donc qu'être intelligent, si ce n'est pas l'être que de savoir comment faire ce qu'on veut faire, et de le faire à maintes reprises? Quelques-uns prétendent que la graine de rosier ne désire pas devenir rosier. Mais alors, au nom de la saine raison, pourquoi grandit-elle? 11 est possible sans doute qu'elle ne se rende pas compte du désir qui la pousse à grandir. Mais nous n'avons aucune raison de supposer qu'un embryon humain sait qu'il désire devenir un bébé, et un bébé 196 CHAPITRE XXVII qu*il dcsire devenir un homme. Aucun être n'indique par des signes qu'il sait ce qu'il veut ou ce qu'il fait quand ses convictions touchant ses besoins et la façon dont il peut les satisfaire, sont devenues immua- bles au point de ne plus pouvoir être remises en question. Moms les créatures vivantes paraissent savoir ce qu'elles font, — à condition qu'elles le fassent, et qu'elles le fassent à maintes reprises, et bien, — et mieux elles prouvent qu'en réalité elles savent le faire et l'ont déjà fait un nombre infini de fois dans le passé. « On peut », poursuivait le philosophe, « me faire cette objection : « Que voulez-vous dire quand vous parlez d'un nombre infini de fois dans le passé? Quand est-ce qu'une graine de rosier s'est volon- tairement développée en un rosier? » ^< Je réponds à cette question par une autre : « La graine du rosier a-t-elle, dans le passé, fait partie du rosier sur lequel elle a poussé? » Qui oserait dire que non? Et je demande encore : « Le rosier n'a-t-il pas été relié, par tous les liens que nous considérons généralement comme constitutifs de l'identité personnelle, avec la graine dont lui- même est sorti à son tour? » Qui oserait le nier? « Mais alors, si la graine n° 2 est un prolongement de l'identité du rosier qui lui a donné naissance, et si ce rosier est un prolongement de l'identité du rosier dont il est sorti, la graine de rosier n° 2 est forcé- ment un prolongement de l'identité de la graine n^ 1 qui l'a précédée, et ainsi de suite en remontant en arrière à l'infini. Par suite il est impossible de dire qu'il n'y a pas prolongement d'identité entre n im- porte quelle graine de rosier actuellement existante, et la première de toutes les graines qu'on puisse considérer comme une graine de rosier. Donc la réponse à faire à notre contradicteur n'est pas bien difficile à trouver et c'est : « que la graine de rosier a fait jadis en la personne de ses ancêtres ce que nous lui voyons faire aujourd'hui, et qu'elle a été si étroitement reliée à ses ancêtres qu'elle est capable de se souvenir de ce qu'ils faisaient lorsqu'ils se trouvaient placés dans les circons- tances^ où elle se trouve maintenant placée. Chaque phase de son développement lui remet en mémoire ce qu'elle a fait dans la phase précédente, et toute la marche du dévelopi>ement s'est répétée tant de fois, que toute espèce de doute est désormais impossible ; or, où il n'y a pas doute, il n'y a pas conscience d'action. » « Mais un contradicteur peut encore dire : « J'admets que la chaîne qui relie toutes les générations successives des rosiers est si serrée et si continue, qu'on peut penser que chaque rosier est capable de sç 197 EREWHON rappeler ce (^u*il a fait en la personne de ses ancêtres, ** mais montrez* moi comment il se le rappelle? » « Je répondrai : « Par la marche que suit chaque génération : marche qui reproduit à chaque fois tous les phénomènes que nous attribuons d'ordinaire au domaine de la mémoire, et qui ne s'explique que si on la regarde comme guidée par la mémoire, et qui n'a jamais été expli- quée et ne semble pas explicable autrement que par la supposition qu'il existe une mémoire constante qui relie toutes les générations successives ». « Que quelqu'un me cite un exemple, dans lequel une créature vivante, dont nous pouvons comprendre les actes, accomplira une action extrêmement difficile et compliquée, répétée un grand nombre de fois, et avec un succès constant, et qui pourtant ne saura pas com- ment l'accomplir et ne l'aura jamais accomplie auparavant? Qu'on me montre un exemple remplissant ces conditions, et je n'aurai plus qu'à m'incliner. Mais tant qu'on ne me l'aura pas fait voir, je persiste- rai à penser que tout acte que je ne pourrai pas observer est soumis aux mêmes lois qui président aux actes que nous pouvons observer. Il est certain que cet acte deviendra inconscient, dès que l'adresse qui le dirige aura atteint son maximum de perfection : aussi ne comptez pas découvrir chez une graine de rosier, ou chez un embryon, des signes quelconques prouvant qu'ils savent ce qu'ils savent. Au contraire : s'ils donnaient de tels signes, nous pourrions avec plus de raison douter qu'ils savent ce qu'ils veulent et connaissent les moyens de l'obtenir ». Quelques-uns des passages que j'ai cités dans le chapitre XXIII étaient certainement inspirés par celui que je viens de traduire. En le lisant dans une réimpression que me communiqua un professeur qui avait édité un grand nombre des premiers ouvrages écrits sur ces questions, je ne pus m'empêcher de penser à cet autre passage dans lequel Notre Seigneur a dit à ses disciples de considérer les lis des champs qui ne travaillent ni ne filent, mais dont le vêtement est plus beau même que celui de Salomon dans toute sa gloire. Vraiment, « ils ne travaillent, ni ne filent? » Vraiment, « ils ne tra- vaillent pas? » Oui, peut-être, maintenant que la marche de leur déve- loppement leur est si bien connue, qu'il n'y a plus de place pour aucun effort d'invention de leur part, mais il paraît invraisemblable que les lis soient arrivés à se rendre si beaux, sans s'être jamais donné la moindre peine pour y arriver. Et « ils ne filent pas? » Pas avec un rouet, 198 I CHAPITRE XXVII évidemment, mais n'y a-t-il pas une véritable texture dans une feuille? Que penseraient les lis des champs s'ils entendaient l'un de nous dire qu'ils ne travaillent, ni ne filent? Ils penseraient, je crois bien, ce que nous penserions si nous les entendions prêcher l'humilité en pre- nant les Salomon pour exemple. « Considérez les Salomon dans toute leur gloire : ils ne travaillent, ni ne filent. » Nous dirions que les lis parlent de choses auxquelles ils n'entendent rien, et que bien que les Salomon ne travaillent ni ne filent, pourtant il a fallu qu'on travaille et qu on file passablement pour arriver à les vêtir avec tant de splen- deur. Mais revenons à notre philosophe. J'en ai dit assez pour montrer la tendance générale des arguments sur lesquels il s'appuyait pour démontrer que les végétaux ne sont que des animaux sous un nom différent ; mais je n'ai pas exposé ses idées avec l'ampleur avec laquelle il les exposait au public. La conclusion qu'il en tirait, ou qu'il préten- dait en tirer, c'était que, s'il y avait impiété à tuer et à manger les animaux, il y avait aussi impiété à tuer les végétaux et à manger leurs graines. Pas un, disait-il, ne devait être mangé, sauf ceux qui étaient morts de mort naturelle, comme par exemple les fruits tombés au pied de l'arbre et prêts à pourrir, ou les feuilles de choux qui deviennent jaunes à la fin de l'automne. Il déclara que ces produits et les autres rebuts de ce genre-là constituaient la seule nourriture qu'on pût manger la conscience tranquille. Mais même dans ces cas, on devait planter les pépins des poires et des pommes qu'on avait mangées, et les noyaux des prunes et des cerises et toutes les graines, sans quoi ce serait presque se rendre coupable d'infanticide. Quant aux grains des céréales, selon lui, il ne fallait même pas songer à les manger, car chacun de ces grains possédait une âme vivante ni plus ni moins que l'homme, et avait autant que l'homme le droit de jouirMe cette âme. Après avoir, pour ainsi dire, acculé à la pointe d'une baïonnette logique ses concitoyens au fond d'une impasse, il leur proposa de demander la décision à prendre à un oracle dans lequel le pays tout entier avait la plus grande confiance et auquel on avait toujours eu recours dans les moments de grande incertitude. Le bruit courut que la camériste de la prêtresse qui rendait les oracles était une proche parente du philosophe, et le parti Puritain prétendit que la réponse par trop claire de l'oracle avait été obtenue par des menées secrètes. Quoi qu'il en soit, voici la réponse de l'oracle, traduite aussi exactement que possible : 199 EREWHON « Qui pèche tant soit peu Pèche plus qu'il ne doit. Mais qui ne pèche point A d'être instruit grand besoin. Bats ou sois battu, Mange ou soit mangé, Sois tué ou tue : Choisis des deux lequel tu veux. » Il est visible que cette réponse autorisait au moins la destruction de la vie végétale quand l'homme avait besoin d'elle pour se nourrir. Et le philosophe avait démontré avec tant de force que les animaux et les végétaux étaient logés à la même enseigne que, malgré tous les cris d'indignation des Puritains, les lois qui interdisaient l'usage de la viande furent abrogées à une majorité considérable. Et ainsi, après avoir erré pendant plusieurs siècles dans le désert de la philosophie, la nation parvint à des conclusions auxquelles le sens commun était depuis longtemps arrivé. Même les Puritains, après un infructueux essai pour se nourrir d une sorte de confiture faite de pommes blettes et de feuilles de choux jaunies, cédèrent à l'inévitable, et se résignèrent à un régime de bœuf et de mouton rôtis, accompagnés de tous les mets qui figurent actuelle- ment sur nos tables. On aurait pu croire que le train dont le vieux prophète les avait menés, et que le train encore plus vertigineux auquel le Professeur de Botanique s'était montré si sérieusement — mais à ce que je crois si insidieusement — disposé à les mener, auraient dû mettre les Erewhoniens en garde pour longtemps contre tous les prophètes, qu'ils prétendissent ou non avoir des rapports directs avec une puissance invisible. Mais le besoin de croire que certaines per- sonnes savent réellement ce qu'elles prétendent savoir, et qu'elles peuvent ainsi leur épargner la peine de penser par eux-mêmes, est si bien enraciné dans le cœur des hommes, qu'au bout de peu de temps les soi-disant philosophes et gens à marottes devinrent plus puissants que jamais, et que peu à peu ils amenèrent leurs concitoyens a admettre toutes ces absurdes théories sur la vie, dont j'ai rendu compte au cours des chapitres précédents. En vérité je ne vois pas comment les Ere- whoniens pourront être heureux, tant qu'ils n'auront pas réussi à comprendre que la raison non corrigée par l'instinct est chose aussi dangereuse que l'instinct non corrigé par la raison. 200 I I CHAPITRE VINGT-HUITIÈME L'ÉVASION Tout en consacrant beaucoup de temps à la traduction des extraits donnés dans les chapitres précédents, je ne laissais pas de disposer tout en vue de ma fuite avec Arowhéna. Et il était grand temps d'y songer, car j'appris d'un des caissiers des Banques Musicales qu'on allait me traduire devant les tribunaux criminels, en apparence pour la rougeole, mais en réalité pour avoir possédé une montre et avoir essayé de rémtroduire les machines. « Pourquoi la rougeole? » lui demandai -je, et il me répondit qu'on craignait que des circonstances atténuantes n'empêchassent le jury de me trouver coupable, si par exemple j'étais accusé de fièvre typhoïde ou de petite -vérole, et qu'il était probable, au contraire, que je serais condamné pour la rougeole, parce que cette maladie méritait d'être sévèrement punie chez une personne de mon âge. Enfin on me fit comprendre qu'à moins d'un changement imprévu dans les sentiments du Roi à mon égard, je devais m'attendre à voir le coup tomber sur moi dans peu de jours. Or voici le plan que j'avais conçu : je m'échappe- rais avec Arowhéna par la voie des airs. Je crains qu'on n'ajoute pas foi à cette partie de mon récit. Et pour- tant si j'ai strictement adhéré à la vérité dans ce livre, c'est bien en ce moment, et je n'ai d'autre ressource que de faire appel à la bonne foi du lecteur. Je m'étais déjà gagné l'oreille de la Reine, et j'avais si bien su exciter sa curiosité qu'elle m'avait promis d'obtenir pour moi la permission de faire construire et de faire gonfler un ballon. Je lui fis remarquer qu'il n'y aurait pas besoin pour cela d'un mécanisme très compliqué : une grande quantité de soie imperméabilisée, une nacelle, des cordes, et un gaz léger quelconque, par exemple un des gaz que ceux des archéologues qui connaissaient les moyens employés par les Anciens pour produire les gaz légers n'auraient pas de difficultés à faire faire par ses ouvriers, une fois qu'ils leur auraient montré la manière de s'y prendre. Son impatience de voir un spectacle aussi étrange que 1 ascension d'un être humain dans le ciel, fit taire tous les scrupules 201 EREWHON de conscience qu'elle aurait pu avoir, et elle pressa les archéologues de montrer à ses ouvriers la façon de faire le gaz, et avant même d'avoir essayé d'obtenir la permission du Roi elle fit acheter et huiler par ses femmes une énorme quantité de soie (car je voulais que le ballon fût très gros). Du reste elle se mit bientôt en devoir d'obtenir le consentement de son époux, car je lui avais fait savoir que mon arrestation était imiminente. Quant à moi je n'ai pas besoin de dire que je ne savais pas le premier mot d'aérostation ; du reste je ne savais pas non plus comment je pourrais cacher Arowhéna dans la nacelle. Néanmoins, sachant que nous n*avions pas d'autre moyen de sortir d'Erewhon, la situation désespérée dans laquelle nous nous trouvions me tint lieu d'inspiration, et je découpai un patron d'après lequel les ouvriers de la Reine purent exécuter quelque chose de satisfaisant. En même temps les carrossiers de la Reine construisirent la nacelle, et ce fut pour relier cette nacelle au ballon que j'eus le plus de diffi- cultés. Et même je me demande si j'y serais parvenu sans l'aide d'un contre-maître très intelligent, qui s'était donné corps et âme à cette entreprise, et qui souvent devinait ce qu'il fallait faire, alors que la nécessité de faire ceci ou cela m'avait échappé, — et qui trouvait le moyen de le faire. Le pays traversait alors une longue période de sécheresse, au sujet de laquelle dans ces derniers temps on avait fait en vain des prières publiques dans tous les temples du dieu de l'air. Lorsque je parlai pour la première fois à la Reine de mon désir d'avoir un ballon, je lui dis que mon intention était d'aller au ciel afin d'avoir une entrevue per- sonnelle avec le dieu de l'air et de le supplier qu'il envoyât de la pluie. J'avoue que cette proposition était quelque peu entachée d'idolâtrie, mais je m'en suis repenti voici déjà longtemps, et il est peu probable que j'aie jamais l'occasion de retomber dans ce péché. Du reste cet artifice, si condamnable qu'il fût, contribuera sans doute à la conver- sion de toute la nation. Quand la Reine fit part de ma proposition au Roi, son premier mouvement fut, non seulement d'en rire, mais d'y opposer son veto. Mais comme il était mené par sa femme, il finit par céder, comme il finissait toujours par céder sur toutes les choses que la Reine désirait fortement. Il consentit d'autant plus facilement à ce qu'elle voulait, cette fois-ci, qu'il ne croyait pas à la possibilité de mon ascension. Il était convaincu que même si mon ballon s'élevait de quelques pieds dans l'air, il se dégonflerait aussitôt, en conséquence de quoi je tom- 202 CHAPITRE XXVIII berai et me casserais le cou, le débarrassant ainsi de ma personne. Il le démontra à la Reine d'une manière si convaincante, qu'elle prit peur et essaya d'abord de me persuader d'y renoncer. Mais enfin, voyant que je persistais à vouloir qu'on me fît ce ballon, elle sortit de sa poche un décret du roi, prescrivant que toutes les facilités que je pourrais demander me fussent accordées. En même temps, elle me dit que si je ne réussissais pas à persuader au dieu de l'air de mettre fin à la sécheresse, je serais certainement mis en accusation pour avoir essayé de monter dans les airs. Ni le Roi, ni la Reine n'avaient la moindre idée de l'intention que j'avais de m en aller pour tout de bon si le vent pouvait me transporter loin d'Erewhon, pas plus qu'ils ne savaient qu'à une certaine hauteur il existait un courant atmosphérique constant, et qui avait toujours la même direc- tion, comme on pouvait le voir à la forme des nuages, invariablement dirigés de sud-est en nord-est. J'avais depuis longtemps observé cette particularité du climat, et je l'attribuais avec raison, je pense, à un vent alizé qui était constant à quelques milliers de pieds au-dessus du sol, mais que des influences locales troublaient dans les régions inférieures. Mon premier soin, après avoir obtenu l'autorisation royale, fut de révéler mon plan à Arowhéna, et d'inventer un moyen de la faire entrer dans la nacelle. J'avais la certitude qu*elle me suivrait, mais j'étais décidé, au cas où le courage lui aurait manqué, à faire en sorte que rien n'aboutît. Arowhéna et moi n'avions pas cessé de communi- quer ensemble par l'intermédiaire de sa femme de chambre, mais j'avais jugé qu'il valait mieux ne pas lui apprendre en quoi consistait mon projet avant d'avoir tout préparé. Le moment en était enfin venu, et je m'arrangeai avec la servante pour qu'elle me laissât pénétrer par une porte dérobée dans le jardin de M. Nosnibor, le lendemain à la tombée de la nuit. J'arrivai à l'heure dite ; la jeune personne m'introduisit dans le jardin et me pria d'attendre, dans une allée retirée, la venue d'Arowhéna. C'était le commencement de l'été et les feuillages étaient si épais, que même si quelqu'un était entré dans le jardin, j'aurais pu aisément me cacher. La nuit était d'une beauté infinie, le soleil était depuis longtemps couché, mais il y avait encore une lueur rose dans le ciel, au-dessus des ruines de la gare. A mes pieds, je voyais la ville déjà scintillante de lumières, tandis qu'au-delà s'étendait la plaine immense qui allait se perdre dans le ciel. Je vis tout cela d'un coup d'œil ; mais il me fut 203 EREWHON impossible d'y arrêter mon attention. Rien ne fut capable de Tarrêter jusqu'à l'instant où, regardant de toutes mes forces dans l'ombre de l'allée, j'aperçus une forme blanche qui s'avançait rapidement vers mm. Je m'élançai à sa rencontre, et avant que la réflexion ait eu le temps d'intervenir soit pour m'y pousser, soit pour m'en empêcher, j'avais saisi Arowhéna entre mes bras, et je couvrais de baisers sa joue qu'elle ne me refusait pas. Nous étions tellement comblés de joie que nous restions sans rien due. Et même je ne sais pas quand nous aurions trouvé des mots, ni quand nous serions revenus à nous, si la servante n'avait pas été prise d'une attaque de nerfs, ce qui nous fit comprendre soudain la nécessité où nous étions de rester calmes. Alors, courtement et simplement, je lui exposai mon plan. Je le lui montrai sous son aspect le plus terrible, car j'étais sûr que plus la perspective serait sombre, et plus Arowhéna serait disposée à me suivre. Je lui dis que mon projet aurait probablement pour résultat final notre mort à tous les deux, et que je ne le lui proposais qu'en tremblant pour elle, et qu'elle n'avait qu'un mot à dire pour qu'il fût abandonné ; mais que cependant il y avait une petite chance pour que nous réussissions à nous enfuir vers quelque endroit de la terre où il n'y aurait plus aucun obstacle a. notre mariage, et qu'enfin je n'avais pas trouvé d'autre moyen de salut. Elle accepta tout et ne ht paraître aucun doute, aucune hésitation. Elle ferait tout ce que je lui dirais de faire. Elle viendrait dès que je serais prêt. Je lui dis de m'envoyer sa femme de chambre tous les soirs. Je lui recommandai de faire bonne contenance, et de paraître gaie et aussi heureuse que possible, de façon à faire croire à son père, à sa mère et à Zulora, qu'elle ne pensait plus à moi, et de se tenir prête à venir d'une minute à l'autre aux ateliers de la Reine, pour qu'on la dissimulât entre les sacs de lest et les couvertures, dans la nacelle du ballon. Et là-dessus nous nous séparâmes. Je hâtai mes préparatifs, car je craignais l'arrivée de la pluie et que la Reine ne revînt sur sa décision. Mais la sécheresse continua et au bout d'une quinzaine de jours, les ouvriers de la Reine avaient achevé le ballon et la nacelle, tandis que le gaz pouvait être, au premier signal, lâché dans l'enveloppe du ballon. Les derniers préparatifs étant ter- minés, mon ascension fut fixée au lendemain matin. J'avais exigé qu'on me laissât emporter une grande quantité de couvertures et de manteaux pour me protéger contre le froid de l'atmosphère supérieure et, de plus, dix ou douze grands sacs de lest. 204 I CHAPITRE XXVIII J*avais à peu près un trimestre de ma pension dans ma poche, et je m'en servis pour payer la femme de chambre d'Arowhéna et pour corrompre le contre-maître de la Reine, qui m'aurait même, je crois, rendu ce service pour rien. Il m'aida à cacher des provisons de bouche et du vin dans les sacs de lest, et le matin de mon ascension il trouva le moyen d'éloigner les autres ouvriers, pendant que je faisais entrer Arowhéna dans la nacelle. Elle arriva à la pointe du jour, la figure couverte d'un voile épais et vêtue de la robe de sa servante. Elle avait donné comme prétexte à sa sortie, son désir d'assister à une représen- tation matinale des Banques Musicales, et elle me dit qu'on ne remar- querait pas son absence avant le déjeuner ; mais qu'alors on s'en aper- cevrait fatalement. J'arrangeai le lest autour d'elle de façon à ce que, couchée comme elle l'était dans la nacelle, les sacs pussent la cacher, et je la recouvris avec les couvertures. Bien que mon ascension ne dût avoir lieu que dans quelques heures, je ne voulais pour rien au monde m'éloigner un seul instant de la nacelle. J'y pris donc place, et vis le ballon se gonfler peu à peu. Je n'avais pas d'autre bagage que les provisions cachées dans les sacs de lest, les livres de mythologie, et les traités sur les machines, avec mes journaux de voyage et mes traduc- tions manuscrites. Je restai tranquillement assis en attendant le moment fixé pour mon départ, mais tranquille en apparence seulement, car en moi-même j'agonisais d'angoisse à l'idée que l'absence d'Arowhéna pouvait être découverte avant l'arrivée du Roi et de la Reine, qui devaient assister à mon ascension. Ils ne devaient pas arriver avant deux heures encore, et pendant ce temps mille choses pouvaient se passer, dont chacune pouvait causer ma perte. Enfin le gonflement du ballon fut terminé. Le tuyau qui l'avait rempli fut enlevé, après qu'on eût soigneusement bouché toutes les issues par lesquelles le gaz aurait pu sortir. Rien n'empêchait plus le ballon de monter, si ce n'était les mains et le poids de ceux qui le main- tenaient au moyen de cordes. Je guettais de tous mes yeux l'arrivée du Roi et de la Reine, mais je ne découvrais aucun signe précurseur de leur approche. Je regardai dans la direction de la maison de M. Nosnibor : tout y semblait calme, mais ce n'était pas encore l'heure du déjeuner. La foule commençait à se faire plus épaisse. Ils savaient que la Cour était mal disposée à mon égard, et pourtant je ne découvris rien qui pût me faire supposer que j'étais impopulaire. Au contraire, je recevais beaucoup de témoignages de sympathie 205 EREWHON et d*encouragement, et mille bons souhaits de réussite dans mon voyage. J'étais en train de causer avec un monsieur de ma connaissance, et je lui disais ce que j'avais l'intention de faire lorsque je serais en pré- sence du dieu de l'air, (je me demande ce qu'il devait penser de moi, car je suis certain qu'il ne croyait pas à l'existence personnelle du dieu de l'air, et qu'il savait bien que je n'y croyais pas), lorsque j'aperçus un groupe de gens qui sortaient de la maison de M. Nosnibor et cou- raient dans la direction des ateliers de la Reine. Mon cœur cessa de battre, mais bientôt, comprenant que le moment était venu pour moi d'agir ou de périr, je cnai avec véhémence à ceux qui tenaient les cordes (une trentaine d'hommes environ) de lâcher tout immédiate- ment, et je leur fis des gestes indiquant qu'il y avait du danger, en essayant de leur faire comprendre qu'il y aurait un malheur s'ils tenaient plus longtemps. Beaucoup obéirent ; les autres étaient trop faibles pour tenir les cordes et furent forcés de les lâcher. Là-dessus le ballon s'éleva d'un bond, mais j'eus l'impression que c'était la terre qui s'était détachée de moi et qui s'abîmait sous moi dans l'espace. Cela se passa au moment précis où l'attention de la foule venait d'être partagée entre deux objets : la moitié du public suivait des yeux les gestes frénétiques de gens qui venaient de la maison de M. Nos- nibor, et l'autre moitié prêtait l'oreille aux cris que je poussais. Une minute de plus, et Arowhéna était découverte. Mais avant que cette minute se fût écoulée, j'étais à une telle hauteur au-dessus de la ville, que plus rien ne pouvait me nuire, et à chaque seconde, la foule et la ville devenaient plus petites et plus confuses. En un temps effroyable- ment court, je ne vis plus qu'un immense mur de plaines bleues qui se dressait devant moi partout où je tournais mes regards. D'abord le ballon monta tout droit, mais au bout de cinq minutes, alors que nous nous trouvions déjà à une grande hauteur, il me sembla que les choses que je voyais dans la plaine bougeaient et se retiraient de dessous moi. Je ne sentais pas le moindre souffle de vent, et par conséquent je ne pouvais pas croire que le ballon était en marche. Je me demandais donc ce que signifiait cette étrange mobilité d'objets attachés au sol, lorsque l'idée me vint que les gens qui se trouvent dans un ballon ne sentent pas le vent puisqu'ils voyagent avec lui et ne lui offrent aucune résistance. Alors je songeai avec plaisir que j'avais dû atteindre le courant constant d'alizés qui se trouvait dans l'atmosphère supérieure, et que j'allais probablement être porté, 206 I CHAPITRE XXVIII pendant des centaines ou même des milliers de kilomètres loin d'Ere- whon et des Erewhoniens. J'avais déjà ôté les couvertures et dégagé Arowhéna ; mais bientôt je les remis sur elle, car le froid commençait à se faire vivement sentir, et l'étrangeté de la situation dans laquelle elle se trouvait Tavait à demi stupéfiée. Alors nous entrâmes dans une période de songe et de délire, dont je ne crois pas pouvoir recouvrer jamais un souvenir distinct. Il y a certaines choses dont je me souviens pourtant, comme, par exemple, que nous fûmes bientôt enveloppés dans une vapeur qui se congelait sur ma barbe et sur ma moustache. Puis, je retrouve Timpression d'être resté assis pendant des heures et des heures dans un brouillard épais, sans entendre d'autre bruit que celui de ma respiration et de celle d'Arowhéna (car nous n'échangions presque aucune parole) et sans voir autre chose que la nacelle en dessous et autour de nous, et le ballon au-dessus de nos têtes. Peut-être que ce qu'il y avait de plus pénible quand nous eûmes cessé de voir la terre, c'était la sensation que le ballon restait immobile, alors que notre seule chance de salut était d'avancer avec la plus grande vitesse possible. De temps à autre, une déchirure se faisait dans les nuages et j'apercevais la terre pendant une seconde, juste assez pour voir, à ma grande satisfaction, que. nous devions avancer à une vitesse supérieure à celle d'un train express. Mais à peine la déchirure s'était-elle refermée que l'ancienne impression d'immobilité revenait aussi forte qu'avant, et sans qu'il fût possible de la vaincre par le raisonnement. Il y avait une autre sensation qui était presque aussi terrible ; car, de même qu'un enfant s'imagine qu'il est devenu aveugle quand on traverse un long tunnel et qu'il n'y a pas de lumière, de même lorsque la terre avait disparu de nouveau depuis quelques minutes, je me sentais envahir malgré moi par l'idée folle que je 1 avais quittée complètement et pour toujours. Plusieurs fois je mangeai et donnai un peu de nourriture à Arowhéna, mais à des intervalles de temps que je ne pouvais apprécier que par conjecture. Puis vint la nuit, des heures terribles et lugubres, sans même la lune pour nous récon- forter. Avec l'aube la scène changea. Les nuages s'étaient dissipés et les étoiles du matin brillaient. Le lever de ce soleil éblouissant reste gravé dans ma mémoire comme le plus sublime qu'il m'ait été donné de voir. Au-dessous de nous se détachait en relief une chaîne de montagnes couvertes de neige nouvellement tombée ; mais nous étions 207 EREWHON bien au-dessus d'elles. Nous avions l'un et l'autre une assez grande difficulté à respirer, mais je ne voulais pas laisser le ballon descendre d'un centimètre, ne sachant pas combien de temps encore nous pour- rions avoir besoin de notre maximum de légèreté. Et même j'étais heureux de constater qu'après un intervalle de presque vingt-quatre heures nous étions encore à une aussi grande hauteur au-dessus de la terre. Au bout de deux heures nous avions franchi les chaînes de mon- tagnes, qui devaient avoir environ deux cent soixante kilomètres de largeur, et je revis une étendue de plaines unies qui se confondaient avec l'horizon. Je ne savais pas où nous étions et je n'osais pas des- cendre, de peur de gaspiller la force du ballon, mais je me demandais si par bonheur nous n'étions pas au-dessus du pays d'où j'étais parti pour mon voyage d'exploration. Je tâchai, en regardant bien, de découvrir quelque signe qui m'aurait permis de le reconnaître, mais je ne pouvais rien distinguer, et je craignais que nous ne fussions au- dessus de quelque lointaine province d'Erewhon, ou d'une région habitée par des sauvages. J'en étais là de mes conjectures quand le ballon entra pour la seconde fois dans une mer de nuages, et nous fûmes réduits à regarder l'espace vide et a nous demander où nous étions. Le temps se traînait péniblement. Comme je regrettais ma pauvre montre ! J'avais l'impression que même le temps s'était arrêté, tant nous étions environnés de silence et d'immobilité. Parfois je me tâtais le pouls et comptais ses battements pendant une demi-heure de suite. J'aurais fait n'importe quoi pour me marquer le temps, pour me prouver qu'il était ici avec nous, et m'assurer que nous étions encore dans la zone bénie de son influence, et non pas errants à la dérive à travers le vide intemporel de l'éternité. J avais déjà compté mes pulsations d'une demi-heure vingt ou trente fois, lorsque je tombai dans un léger sommeil. Je rêvai, d'une façon incohérente, que je voyageais dans un train express et que j arrivais à une gare où l'air était empli d'un bruit de locomotives qui soufflaient des jets de vapeur avec des sifflements violents et horribles. Je m'éveillai avec une sensation de peur et de malaise, mais les siffle- ments et le fracas continuèrent à me poursuivre même après mon réveil complet, et je fus obligé de m'avouer qu'ils étaient réels. D'où venaient ces bruits? Je ne l'ai jamais su ; mais ils allèrent en s'afîai- bhssant, et au bout d'un certain temps se perdirent dans l'espace. Un peu plus tard les nuages se dissipèrent, et sous mes pieds je vis un 208 I CHAPITRE XXVIII spectacle qui acheva de glacer mon sang dans mes veines : je vis la mer, et rien que la mer. A peu près complètement noire, tachetée de crêtes de vagues blanches, que le vent agitait avec fureur. Arowhéna dormait paisiblement au fond de la nacelle, et en contemplant sa douce et sainte beauté, je gémis, et je me maudis de l'avoir entraînée dans un tel malheur. Mais il était trop tard à présent. Je m assis et attendis la catastrophe ; et je ne tardai guère à com- prendre, à certains signes, que la catastrophe allait sans doute bientôt se produire : le ballon avait commencé à descendre. Dès que j'avais vu la mer, j'avais eu l'impression que nous avions dû descendre, mais maintenant il n'en fallait plus douter : nous tombions, et rapidement. Je jetai un sac de lest, et pendant un moment nous remontâmes, mais au bout de deux ou trois heures la descente recommença, et je jetai un autre sac. Alors la bataille commença tout de bon. Elle dura tout l'après-midi et toute la nuit et jusqu'au soir du lendemain. Je n'avais pas aperçu le moindre bateau, pas la moindre voile, et pourtant je m'étais à moitié aveuglé à force de fouiller des yeux, incessamment, tout l'hori- zon. Nous avions tout abandonné, sauf les vêtements que nous avions sur le corps. La nourriture et l'eau étaient parties, jetées aux albatros qui tournoyaient autour de la nacelle, afin de retarder de quelques heures ou même de quelques minutes l'instant où nous tomberions dans la mer. Je ne jetai les livres que lorsque nous ne fûmes plus qu'à quelques pieds au-dessus des vagues, et je serrai mes manuscrits jusqu'au bout sur mon cœur. Tout espoir semblait perdu ; et cepen- dant ni elle ni moi n'avions perdu tout espoir ,•' et même quand le malheur que nous redoutions nous saisit, et que ce que nous avions attendu avec épouvante fut arrivé, nous restâmes assis dans la nacelle avec de l'eau jusqu'à la ceinture, en échangeant encore un affreux sourire d'espoir. Quiconque a traversé le Saint-Gothard n'aura pas oublié qu'au- dessous d'Andermatt on trouve une de ces gorges des Alpes qui atteignent aux dernières limites du terrible et du sublime. A chaque pas Pâme du voyageur a été de plus en plus bouleversée et exaltée, jusqu'à ce qu'enfin les précipices dénudés qui le surplombent paraissent se refermer sur sa tête au moment où il franchit, au-dessus d'une cascade tonnante, un pont suspendu à mi-chemin entre les nuages et 209 14 EREWHON la terre, et où il pénètre dans les ténèbres d'un tunnel creusé en pleip roc. Qu'est-ce qui l'attend à la sortie? Sans doute un spectacle encore plus sauvage et plus désolé que celui qu'il vient de voir. Mais son imagination paralysée ne peut lui fournir aucune idée, aucune vision qui puisse surpasser le lieu d'épouvante dont il sort. Angoissé, hale- tant, il s'avance. Et voici que la lumière du soleil de l'après-midi l'accueille à sa sortie du tunnel, et voici une vallée riante, un ruisseau jaseur, un village avec de hauts clochers, et des prairies d'un vert éclatant. Voilà ce qui l'attendait, et il sourit en songeant à ses craintes, et les oublie l'instant d'après. C'est ce qui se passa pour nous. Il y avait déjà deux ou trois heures que nous étions dans l'eau, et la nuit était venue. Nous nous étions dit adieu pour la centième fois, et nous nous étions résignés à mourir. Du reste je luttais déjà contre une espèce d'engourdissement dont il était probable que je ne me réveillerais jamais, — quand soudain Arowhéna me toucha l'épaule et me montra du doigt une lumière et une masse sombre qui se dirigeaient tout droit sur nous. Un cri : « Au secours ! » haut, clair et vibrant, partit de nous deux en même temps. Et cinq minutes après nous étions hissés, par des mains chari- tables et soigneuses, sur le pont d'un navire italien. 210 CHAPITRE VINGT-NEUVIÈME CONCLUSION Ce navire était le Principe Umberto, qui allait du Callao à Gênes. Il avait transporté un certain nombre d'émigrants à Rio, était allé ensuite au Callao où il avait pris une cargaison de guano, et mainte- nant il rentrait en Italie. Le capitaine était un nommé Giovanni Gianni, natif de Sestri. Il a bien voulu me donner la permission de faire appel à son témoignage au cas où l'on mettrait en doute l'authenticité de mon récit. Mais j'avoue, non sans regret, que je le laissai se fourvoyer en ce qui concernait certains détails importants. Je dois ajouter qu'au moment où nous fûmes sauvés, nous étions à plus de seize cents kilo- mètres de toute terre. Dès que nous fûmes à bord, le capitaine nous demanda des nouvelles du siège de Paris. En effet, en dépit de l'énorme distance à laquelle nous étions de l'Europe, il s'était figuré que nous devions venir de là. On le croira sans peine : j'ignorais totalement qu'il y eût une guerre entre la France et l'Allemagne, et j'étais trop malade pour faire autre chose que de dire oui à tout ce qu'on voulait me faire dire. Je connais fort mal l'italien et je ne compris pas grand'chose à tout ce que le capitaine me disait ; mais je saisis avec joie l'occasion qu'il m'offrait ainsi de tenir caché le lieu d'où nous venions, et je résolus d'adopter pour mon propre compte toutes les explications qu'il lui plairait de m'attribuer. La version qui peu à peu se forma de cette façon fut, qu'à l'origine nous avions été dix ou douze dans le ballon ; que j'étais un Milord anglais et Arowhéna une comtesse russe ; que tous nos com- pagnons s'étaient noyés et que les messages que nous portions étaient tombés à l'eau. Par la suite j'appris que cette version n'aurait pas été acceptée si le capitaine n'avait pas été depuis plusieurs semaines en mer, car il se trouva qu'au moment où j'avais été sauvé il y avait déjà longtemps que les Allemands étaient maîtres de Paris. Toujours est-il que le capitaine m'inventa toute mon histoire, et j*en fus très satisfait. Au bout de quelques jours nous aperçûmes un vaisseau anglais qui allait de Melbourne à Londres avec un chargement de laine. Sur mes instances, en dépit du temps orageux qui rendait périlleux pour une 211 EREWHON chaloupe de nous conduire d'un navire à Tautre, le capitaine consentit à faire des signaux au navire anglais, et nous fûmes reçus à son bord. Mais notre transbordement fut si mouvementé que personne ne songea à s'inquiéter de la façon dont nous avions été trouvés. J'en- tendis bien le second, qui conduisait notre chaloupe, crier en français quelque chose qui signifiait qu'on nous avait retirés d'un ballon, mais le bruit du vent était si grand et le capitaine du vaisseau anglais com- prenait si mal le français qu'il ne saisit pas le moindre lambeau de la vérité, et on nous considéra comme deux passagers sauvés d'un nau- frage. Lorsque le capitaine me demanda dans quel navire j'étais quand j'avais fait naufrage, je lui dis que nous étions plusieurs per- sonnes dans un bateau d'agrément ; qu'un courant nous avait entraînés vers la haute mer ; et qu'Arowhéna (que je fis passer pour une dame péruvienne) et moi, avions seuls été sauvés. Il y avait là plusieurs passagers qui nous traitèrent avec une bonté que nous ne saurons jamais assez reconnaître. Je suis fâché quand je songe qu'ils vont découvrir que nous avons un peu manqué de con- fiance à leur égard. Mais enfin si nous leur avions raconté toutes nos affaires, ils ne nous auraient pas crus, et d'autre part j'étais bien décidé à ce que nul n'apprît l'existence d'Erew^hon, ou n'eût quelque chance d'y aller avant moi, si je pouvais en empêcher. En vérité, le souvenir des innombrables mensonges que je fus obligé de dire alors empoi- sonnerait toute mon existence, si je n'avais pas pour me soutenir les consolations de ma Religion. Parmi les passagers se trouvait un ecclé- siastique fort distingué, par le ministère de qui Arowhéna et moi fûmes mariés dans les premiers jours qui suivirent notre arrivée à bord. Après une heureuse traversée d'environ deux mois, nous aperçûmes Land's End, et une semaine plus tard nous débarquions à Londres. Une souscription qu'on fit pour nous à bord produisit beaucoup et nous ôta tout souci matériel immédiat. En conséquence, j'emmenai Arowhéna dans le Somerset, où ma mère et mes sœurs habitaient lorsque j'avais eu de leurs nouvelles pour la dernière fois. J'eus la grande douleur d'apprendre que ma mère était morte, et que sa fin avait été hâtée par la nouvelle de ma mort, rapportée à la station de mon maître par Chowbok. D'après ce qu'on me dit, je compris que Chowbok avait attendu mon retour pendant quelques jours, au bout desquels il s'était dit qu'il pouvait sans crainte tenir pour certain que je ne reviendrais jamais; et là-dessus il avait inventé une histoire d'après 212 j CHAPITRE XXIX laquelle j étais tombé dans un goufïre d'eau bouillante en redescendant la gorge au retour de notre expédition. On fit des recherches pour retrouver mon corps, mais le misérable avait eu soin de me noyer dans un endroit où il n V avait aucune chance qu'on pût jamais me décou- vrir, si j'y étais tombé. Mes deux sœurs s'étaient mariées, mais ni l'un ni l'autre de mes beaux-frères n'étaient riches. Mon retour ne provoqua chez personne des transports de joie. Et bientôt ]e compris que lorsque nos parents ont pleuré déjà une fois notre mort, il est bien rare qu'ils envisagent sans ennui la perspective d'avoir à la pleurer une seconde fois. Je retournai donc à Londres, emmenant ma femme avec moi, et grâce à l'aide d'un ancien camarade, je gagnai ma vie à écrire de petits contes vertueux pour les magazines et pour une société de propagande reli- gieuse. Cela me rapportait beaucoup et j'ose espérer qu'on ne me trou- vera pas trop présomptueux si je dis que quelques-unes des brochures les plus populaires qu'on distribue dans les rues et qu'on trouve dans les salles d'attente des gares, sont sorties de ma plume. J'employais tous mes loisirs à mettre en ordre mes notes et mon journal de voyage, et leur donnai ainsi la forme sous laquelle on vient de les lire. Et il ne me reste plus rien à y ajouter, si ce n'est l'exposé du plan que je compte mettre à exécution pour convertir les Erewhoniens. Ce plan, je viens tout juste de l'arrêter et il me paraît être le seul par lequel l'entreprise puisse être menée à bonne fin. On comprendra tout de suite que ce serait une folie de ma part, que de suivre avec dix ou douze missionnaires, le même chemin qui m'a conduit à la découverte d'Erewhon. On me mettrait en prison pour fièvre typhoïde et on me livrerait aux redresseurs pour avoir enlevé Arowhéna. Un destin encore plus affreux, auquel j'ose à peine faire encore une fois allusion, serait réservé à mes dévoués collaborateurs. Il est donc évident qu'il faut trouver un autre chemin pour arriver jusqu'aux Erewhoniens, et grâce au ciel cet autre chemin existe. Un des fleuves qui descend des Montagnes Neigeuses, et qui traverse Erewhon, a été reconnu navigable sur plusieurs centaines de kilomètres à partir de son embouchure. On n'a jamais encore exploré son cours supérieur, mais je ne doute guère qu'il ne soit possible de le remonter avec une canonnière légère (car nous devons songer à nous protéger) jusqu'aux frontières d'Erewhon. En conséquence, je propose qu'on fonde une société dans laquelle chacun des membres ne risquera pas autre chose que le capital qu'il 213 EREWHON placera dans l'affaire. Il faudrait d'abord rédiger un prospectus ; et^ dans ce prospectus, je serais d'avis qu'il ne faudrait pas dire que les Erewhoniens sont les tribus perdues d'Israël. Cette découverte est d'un intérêt énorme pour moi. Mais elle a une valeur plutôt senti- mentale que commerciale, et les affaires sont les affaires. Il nous faudrait trouver un capital d'au moins cinquante mille livres sterling qui pourrait être divisé en actions de cinq ou de dix livres sterling, selon ce qui sera décidé par la suite. Cela suffirait amplement à couvrir les frais d'un voyage d'essai. Dès que le capital aura été souscrit, nous affréterons un vapeur de douze ou quatorze cents tonnes, avec assez de place pour transporter une cargaison d'hommes dans l'entrepont. Notre vapeur devra être armé de deux ou trois canons pour le cas où les sauvages nous atta- queraient à l'embouchure du fleuve. Il faudra encore que nous nous procurions des chaloupes d'une très grande capacité, et je pense qu'il serait désirable que ces chaloupes aussi fussent armées de deux ou trois pièces de six. On ferait remonter la rivière au navire aussi loin qu'on pourrait le faire sans danger, et une troupe d'hommes résolus prendraient alors place dans les chaloupes. C'est à ce moment-là que ma présence et celle d'Arowhéna serait nécessaire, parce que notre connaissance de la langue du pays désarmerait les soupçons et facilite- rait les négociations. Nous commencerions par exposer quels sont les avantages offerts à la main-d'œuvre dans la colonie du Queensland, et par faire remar- quer aux Erewhoniens qu'en y émigrant ils pourraient amasser, tous autant qu'ils sont, des fortunes énormes, chose que nous pourrions facilement leur démontrer par les statistiques. Je ne doute pas que de cette façon un grand nombre d'entre eux ne pourraient être persuadés de revenir avec nous dans les plus grandes chaloupes ; de sorte qu'en deux ou trois voyages nous pourrions remplir notre navire d'émigrants. Si nous étions attaqués, notre tâche n'en serait que plus facile, car les Erewhoniens n'ont pas de poudre à canon, et ils seraient tellement étonnés, que nous pourrions en capturer autant que nous voudrions ; et dans ce cas nous serions à même de les enrôler à des conditons encore plus avantageuses, puisqu'ils seraient prisonniers de guerre. Mais même si nous n'étions pas attaqués, je ne doute pas qu'une car- gaison de sept ou huit cents Erewhoniens ne pourrait être amené» à signer, une fois à bord du navire, un contrat qui serait à la fois avanta- geux polir nous et pour eux. 214 CHAPITRE XXIX Alors nous irions au Queensland, et comme les planteurs de canne a sucre de cette colonie ont un besoin urgent de main-d'œuvre, nous leur céderions notre contrat avec les Erewhoniens. Nous pensons que la somme réalisée par ce moyen nous permettrait de payer de beaux dividendes, et laisserait entre nos mains un profit considérable, que nous pourrions employer à recommencer nos opérations et à trans- porter d'autres Erewhoniens, qui nous donneraient de nouveaux bénéfices. En somme, nous pourrions faire la navette entre Erewhon et le Queensland, tant qu'il y aurait une demande de main-d'œuvre dans cette colonie, ou dans toute autre colonie chrétienne ; car les ressources en Erev^honiens seraient inépuisables, et nous en ferions tenir le plus grand nombre possible dans notre navire, où ils seraient nourris à peu de frais. Arowhéna et moi considérerions comme un devoir de faire en sorte que nos émigrants ne soient placés que dans des familles de planteurs religieux. Ces personnes les feraient bénéficier de cette instruction dont ils ont tant besoin. Chaque jour, dès que leur travail dans les plantations serait terminé, on les rassemblerait pour chanter les louanges du Seigneur, et on leur apprendrait à fond le catéchisme, tandis que toute la journée du dimanche, chaque semaine, serait consacrée à leur faire chanter des psaumes et à les mener à l'église. Il faut insister sur cela, non seulement pour faire taire les scrupules que pourraient exprimer certaines personnes, soit dans le Queensland, soit dans la mère-patrie, au sujet des moyens par lesquels on se serait procuré les Erewhoniens, mais aussi parce que cela donnera à nos actionnaires la satisfaction de se dire que du même coup ils sauvent des âmes et remplissent leurs poches. Au moment où les Erewhoniens seront devenus trop vieux pour travailler, leur instruction religieuse ne laissera plus rien à désirer, et alors on pourra les ramener en Erewhon, où ils porteront la bonne semence avec eux. Je ne découvre aucun point faible, aucune difficulté, dans ce projet, et j'espère que mon livre va lui faire assez de réclame pour assurer la souscription du capital nécessaire. Dès que ce capital sera réuni, je me charge de convertir les Ere- whoniens, non seulement à la vraie religion, mais aussi en une source de profits considérables pour les actionnaires. Je dois ajouter que je n'ai pas le droit de m'attribuer l'honneur d avoir eu l'idée du plan exposé ci-dessus. Pendant des mois, je m'étais mis l'esprit à la torture, faisant projet sur projet pour l'évangélisation 215 EREWHON «l'Ere whon, quand, par une de ces interventions particulières de la Providence qui devraient suffire à fermer la bouche aux sceptiques et à confondre la raison du rationaliste le plus endurci, mes yeux furent conduits sur cet entrefilet du journal le Times, dans un des premiers numéros de janvier 1872. « Les Polynésiens au Queensland. — Le Marquis de Normanby, nouveau gouverneur du Queensland, vient d'achever sa tournée d'inspec- tion dans les districts du Nord de cette colonie. On rapporte quà Mackay, une des régions où les plantations de canne à sucre sont le plus prospères. Son Excellence s* était beaucoup occupée des Polynésiens. Dans une allocU' tion aux personnes qui lui ont offert un banquet, le Marquis a prononcé les paroles suivantes : « On m'avait dit que les moyens par lesquels on se procurait des Polynésiens n étaient pas légitimes; mais je ne m^en suis pas aperça, du moins en ce qui concerne le Queensland. Et à en juger par ïapparence et l'attitude des Polynésiens, ils n'ont pas à se plaindre de leur situation. » Mais Son Excellence fit remarquer qu'il y aurait avantage à leur donner une instruction religieuse. Cela calmerait certains scrupules actuellement existants dans le pays, de savoir quon garderait les Polyné- siens pour leur apprendre la religion. » Je crois que cela se passe de tout commentaire, et je termine en disant un grand merci au lecteur qui peut avoir eu la patience de me suivre moi et mes aventures, sans se fâcher. Mais ce sera deux grands mercis que je dirai à celui qui voudra bien écrire tout de suite au Secrétaire de la Société Anonyme d'Evangélisation d'Erewhon (dont l'adresse sera publiée dans les journaux) et demander qu'on l'inscrive au nombre des actionnaires. Post-Scriptum. — Je venais de recevoir et de corriger les dernières épreuves de cet ouvrage, et je descendais le Strand, de Temple-Bar a Charing-Cross, lorsqu'en passant devant Exeter Hall je vis une foule de personnes à l'air dévot qui se pressaient dans l'entrée de cet édifice, avec des figures qui exprimaient l'attente, la curiosité et le contentement de soi-même. Je m'arrêtai, et vis une affiche annonçant qu une séance tenue par des missionnaires était sur le point de com- mencer, et qu'un missionnaire indigène, le Révérend William Habakkuk de (la colonie d'où j'étais parti pour mes aventures) serait présenté et ferait une courte allocution. 216 CHAPITRE XXIX J*eus quelque peine à trouver une place à l'intérieur, puis i*entenclis deux ou trois discours destinés à servir de préface à la présentation de M. Habakkuk au public. L'un de ces discours me parut bien le plus outrecuidant que j'aie entendu. L'orateur soutenait que les races dont M. Habakkuk était un spécimen devaient très probablement être les dix tribus perdues d'Israël. Je n'osai pas le contredire sur-le-champ, mais je fus irrité et offensé d'entendre l'orateur tirer aussi hâtivement une conclusion si déraisonnable de prémisses si peu solides. La décou- verte des dix tribus m'appartenait, et n'appartenait qu'à moi seul. J'étais encore tout vibrant d'indignation lorsqu'un murmure de curio- sité courut dans la salle et qu'on présenta M. Habakkuk au public. Que le lecteur imagine ma surprise quand je vis qu'il n'était autre que ma vieille connaissance Chowbok ! Je demeurai bouche bée, les yeux presque hors de la tête à force d'étonnement. Le pauvre homme était terriblement intimidé, et le tonnerre d'applaudissements qui salua son entrée parut augmenter son trouble. Il me serait bien difficile de rapporter son discours ; du reste je ne pus guère l'écouter, car les efforts que je faisais pour réprimer la violence des sentiments qui me secouaient, m'étouffaient presque. Ce dont je suis sûr, c'est que je perçus les mots : « Adé- laïde, la Reine-Mère ». et qu'il me sembla entendre « Marie- Madeleine » quelques secondes après ; mais je dus quitter la salle, de peur d'être expulsé. En descendant l'escalier, j'entendis un autre tonnerre d'applaudissements prolongés et frénétiques, d'où je conclus que le public était satisfait. Les sentiments qui dominaient en moi manquaient un peu de gravité, mais je me rappelais mes anciennes relations avec Chowbok, et ce qui s'était passé dans le hangar à laine, et les innombrables mensonges qu'il m'avait dit, et ses attentats répétés contre l'eau-de- vie, et bien des incidents auxquels je n'ai pas jugé nécessaire de m'at- tarder, et je ne pouvais m'empêcher de me sentir flatté, en pensant que mes efforts avaient pu contribuer à opérer la transformation qui était visible en lui, et que la cérémonie que j'avais accomplie, bien que sans mandat, là-bas au bord du fleuve, sur ce plateau désertique, n'avait pas été complètement sans effet. J'ose espérer que ce que j'ai dit de lui dans la première partie de mon livre n'a rien de diffamatoire, et ne lui fera aucun tort dans l'esprit de eux qui l'emploient : à cette époque -là il n'était pas encore régénéré. 11 faut que je le retrouve 217 ËREWHON et que 3 'aie une conversation avec lui. Mais avant que i aie eu le temps de le faire, ces pages seront déjà entre les mains du public. Au dernier moment, je crois que je vais me trouver en présence d'une complication qui me cause beaucoup d'inquiétude. Je vous en prie, souscrivez vite. Et adressez vos souscriptions à Mansion House, aux bons soins du Lord-Maire, que je vais charger de recevoir les signatures et les souscriptions à ma place, jusqu'à ce que j'aie pu organiser un comité. FIN 218 NOTES DU TRADUCTEUR [Abréviations : H. F. J. = renseignements tirés de « Samuel Butler, author of Erewhon, a Memoir », par Henry Festing Jones (Londres, Macmillan, 1919 ; 2 vo- lumes). S. B. = renseignements tirés des œuvres de Samuel Butler]. (P. 1). Erewhon. C'est l'anagramme du mot anglais Nowhere (= nulle part). L'indication quantitative que donne S. B. revient à dire qu'il faut prononcer : é-ré-ouonn. L'anagramme parfaite serait Erehivon, mais S. B. a considéré wh comme une seule lettre, h n'étant que le signe de la dévoca- lisation du u). Il existe, dans l'île septentrionale de Nouvelle-Zélande, une ville nommée Erewhon, de création postérieure au séjour de S. B. en Nou- velle-Zélande. Ce fut probablement, à l'origine, une « station » d'élevage nommée ainsi par un admirateur du livre de S. B. [H. F. J.]. Préf. 2^ éd. (p. xxv). « La Race qui vient », parut sans nom d'auteur en 1871. C'est un des nombreux romans écrits par Edward Bulwer, Lord Lytton. Livre ingénieux et agréable, qui dut paraître extrêmement nouveau aux lecteurs de « Pelham » (un des premiers ouvrages de Lord Lytton). C'est, plutôt qu'un roman d'aventures, une sorte de féerie racontée ; l'in- trigue y est tout, et le peu de satire qu'il y a est tout à fait anodin. Ce n'est assurément pas de « La Race qui vient » qu'on aurait pu dire que c'était « un ouvrage philosophique peu fait pour être apprécié d'un public nom- breux ». Quant aux « petits points de ressemblance » entre les deux livres, ils prouvent simplement que les deux fables, qui du reste ont pour ancêtre commun les « Voyages de Gulliver » de Swift, sont du même genre fantas- tique. Mais dans « La Race qui vient », la fable est tout, et tout s'y rapporte, tandis que dans Erewhon elle n'est qu'un prétexte. Et cependant, si le lecteur veut comparer ces deux livres, il est probable qu'il trouvera que la fable — ou l'intrigue — d' Erewhon, tout accessoire qu'elle soit, est plus intéres- sante, plus réalisée, que celle de « La Race qui vient » Préf. 2^ éd. (p.XXVl). «... Je suis surpris que le titre du livre contre lequel un pareil exemple de l'abus spécieux de l'analogie pourrait sembler dirigé... » C'est « L'Analogie de la Religion naturelle et de la Religion révélée avec la Constitution et le Cours de la Nature », de l'évêque Joseph Butler (1692- 1752). « L'Analogie » parut en 1736 ; il en existe une trad. franc. On sait qu'une des trois épigraphes mises en tête de 1' « Qrigine des Espèces » est 219 EREWHON tirée de « L'Analogie » de Joseph Butler. [Lettre de S. B. — mai 1872 — à Ch. Darwin, citée par H. F. J.]. Préf. Ed. Rév. (p. XXx). « ... puis le portai à M. Trubner... » « J'ai publié tous mes livres à mes frais et n'ai jamais été en retard pour payer les notes. » [S. B. dans « The Humour of Homer », p. 106-107]. (P. I). « Que le lecteur me pardonne... » « Le héros de l'histoire, qui raconte ses propres aventures, est ce qu'il appellerait lui-même « un jeune monsieur ». C'est un très vertueux jeune Monsieur, d'esprit religieux... et il possède un trésor inestimable sous forme d'une inépuisable source de tranquille contentement de soi-même... En somme, c'est un fat. » [Miss Savage, article de la Drawing-Room Gazette, 8 juin 1872, cité par H. F. J., t. II, appendice A]. (P. 3). « ... embauché comme cadet... » « J'avais deux cadets avec moi. Il faut que j'explique qu'on appelle « cadet » un jeune homme nouveau-venu dans la colonie, et qui désire tâter un peu de la vie qu'on mène dans l'intérieur. Il ne paie pas et n'est pas payé. Il est logé et nourri gratis, mais travaille (ou est censé travailler) pour apprendre. Les deux qui étaient venus avec moi ne tardèrent pas à me quitter... » [S. B., dans « Première année d'un séjour dans la Colonie de Canterbury », pp. 68- 69]. (P. 3). « Ce pays et ce genre de vie... » Toute la première partie du livre jusqu'à l'entrée en Erewhon a pour décor les paysages de la province de Canterbury (Nouvelle-Zélande). Le « pic isolé » de la p. 6 est le Mont Cook, etc. Du reste, voici un témoignage inté- ressant : « ... Si le lecteur anglais désire se donner l'impression d'être parmi nos chaînes couvertes de tussock, il en trouvera la description et l'atmos- phère dans les premiers chapitres d'Erewhon de Samuel Butler. La station d'élevage de Butler, « Mésopotamie », se trouvait dans les montagnes de Can- terbury, et le Satirique lui-même fit un peu d'exploration pendant la période pastorale de sa vie. A propos de ses expéditions, il me revient en mémoire une anecdote qui me fut contée par un vieux colon... Celui-ci, rencontrant un jour Butler à Christchurch, vers 1861 ou 1862, fut frappé de voir que la peau de sa figure et de son cou avait pris une teinte rouge foncée tirant sur le chocolat. « — Ah, ah ! mon cher, lui dit-il, vous vous êtes donc promené dans la région des neiges ? — Chut ! lui souffla Butler, inquiet, en regardant tout autour de lui dans le fumoir, — mais comment le savez-vous ? — Par la couleur que votre figure a prise, simplement. » Ils causèrent pendant un moment, et Butler ne tarda pas à lui confier qu'il avait gravi la chaîne jusqu'à la ligne de partage des eaux, et qu'il avait vu un spectacle admirable de l'autre 220 NOTES DU TRADUCTEUR côté. « — J'ai trouvé 100.000 acres de ce « pays », dit-il ; naturellement, pas un mot de cela à personne jusqu'à ce que je m'en sois bien assuré et que j'aie demandé au Gouvernement l'autorisation d'y faire de l'élevage. — Eh bien, je vous félicite, répondit le colon ; si ce pays est favorable à l'élevage, votre fortune est faite. » Mais il lui donna à entendre qu'il doutait fort que l'im- mense étendue bleue qu'il avait aperçue de loin fût de la prairie. Et en eiïet, Butler, lorsqu'ils se retrouvèrent à quelque temps de là, lui dit en hochant la tête avec tristesse : « Vous aviez bien raison : ce n'est que du maquis. » Je me suis souvent demandé si ce n'était pas cette aventure qui nous a valu le passage à Butler raconte la sensationnelle découverte d'Erewhon, de l'autre côté du col gardé par les grandes images de pierre. » [L'Hon. William Pember Reeves, dans « New Zealand », Londres, 1908 (Adam and Charles Black, éditeurs), pp. 162-163. — En partie cité par H. F. J.]. (P. 11). « ... le fleuve coulait en se divisant en plusieurs bras sinueux qui lui donnaient... l'apparence (J'un écheveau de ruban tout embrouillé... » Un des très rares emprunts faits par S. B. à sa « Première année d'un Séjour dans la Colonie de Canterbury » (éd. 1914, p. 96). [ Signalé par H. F. JJ. (P. 19). «... un couloir en pente... dans le genre du défilé de Twll Dhu... » « Twll Dhu, littéralement : Trou-Noir, mais connu vulgairement sous le nom de Cuisine du Diable, est situé à un demi-mille de l'extrémité méri- dionale du lac Llyn Idwal. On y accède par une montée en pente raide, de chaque côté du lac... Twll Dhu est une fissure de 450 pieds de long dans le roc ; les parois latérales ont une hauteur de 200 à 300 pieds, mais n'ont pas plus de deux mètres d'écartement. Le torrent, qui gronde entre ces parois..., forme une cataracte imposante... Un peu avant d'arriver au sommet [du défilé] le sentier passe sur la droite... De ce point, on découvre une des plus belles vues de la Principauté. » [Guide du Pays de Galles : « A Pictorial and Descriptive Guide to North Wales ; Northern Section. » Londres, Ward, Lock and C«. pp. 125-126]. (P. 20). « ... le hasard voulut que la Providence.,, » Ici se manifeste « l'esprit religieux » du héros. C'est aussi une allusion à deux passages de la Préface écrite par le Rév. Thomas Butler en tête de « Pre- mière année d'un séjour, etc. » [H. F. J.]. (P. 30, note). « Handel ». C'est lorthographe adoptée par S. B. ; je l'ai suivie partout. La musique citée est tirée du Prélude des « Trois Leçons » de Handel. [H. F. J., dans « Sketch of the life of S. B. » ; « The Humour of Homer », p. 32], 221 EREWHON (P. 30). Les statues. « Il y a, m'a dit M. Slade, un certain nombre de grosses pierres, au col d'Hokitika, auxquelles on a donné mon nom [Butler's Stones] . On dit que ce sont celles que j'avais en vue dans Erewhon [pour la descrip- tion des statues]. Je ne les ai jamais vues et j'ignorais leur existence. » [S. B., dans Les Carnets, p. 288]. (P. 31). En Erewhon. « La vue des plaines d'Erewhon est celle qu'on a des plaines de Lombardie de quelque point comme le Campo dei Fiori au-dessus du Sacro Monte di Varese, et la descente en Erewhon est celle du Val Leventina dans le Tessin. Les premiers habitants qu'il rencontre sont des paysans du Nord de l'Italie. » [H. F. J.. 1. 1, p. 152]. (P. 43). Paley et sa montre. William Paley (1743-1805), le dernier en date des grands théologiens anglais de la deuxième moitié du XVIII^ siècle. Les exemples dont il illustrait ses démonstrations sont restés fameux ; l'un d'eux l'avait fait surnomn^er « Pigeon Paley » par George III. L'argument de la montre est encore plus célèbre, et inséparable du nom de Paley. Il se trouve dans sa « Théologie Naturelle » (1802). (P. 48). Yram. Anagramme de Mary. (P. 49). Les morceaux de musique cités étaient, dans les K^ et 2® éditions : « Lascia ch'io pianga », <■'■ Verdi Prati » [de Handel] et « Oh placido il mare », « Se non ho l'idol mio ». — Les éditions anglaises, jusqu'ici, ont ; « Wilkins and his Dinah ». Le titre exact de cette chanson est : « Villikins and his Dinah » [renseignement donné par H. F. J.]. (P. 60). Senoj Nosnibor. Anagramme de Jones Robinson. (P. 64). «... povero disgraziato... » Tout ce passage a été inséré lors de la révision de 1901. Ce sont des sou- venirs personnels de S. B. : de Rome et Naples (1 843) et de Trapani. [H. F. J., t, I, p. 26]. (PP. 66-67). De « Le lecteur croira saqs peine... » è « ... légèrement indis- posée. » Ajouté en 1901 . (PP. 73-74). Tout le début du chapitre ajouté en 1901, mais probable- ment écrit — en partie — en 1870. La phrase sur le jeune homme accusé de s'être laissé dépouiller par son tuteur était une allusion aux griefs de S. B. contre son père. 222 i NOTES DU TRADUCTEUR (P. 80 et seq.). Les Mécontents. Voici les additions faites à ce chapitre entre la K® et la 2^ éd. : a) le passage (31 lignes) sur les mots « responsable » et « responsabilité » ; b) de : « Prenez aussi le cas des fous... » à « Nous tuons un serpent... « ; c). « Et, après tout, la justice est chose re!ative. '- d) de « Mais je n*ai pas appris que ces réforma- teurs... à « ... avec compassion. » Le liniment de la p. 124 est tout simple- ment de l'huile de vitriol. (P. 87). Chapitre Xiii. Ce chapitre est formé de la fin du chapitre précé- dent des deux premières éditions, à laquelle S. B. a ajouté, dans sa révision de 1901, près de 6 pages, tout en supprimant deux courts passages de la première version. (P. 98). Chap. XV. Les Banques Musicales. Modifié et augmenté dans l'édition révisée (1901). La description de la grande Banque Musicale est assez générale pour correspondre, soit à la cathédrale de Cantorbéry soit à celle de Wells, soit à quelques autres cathédrales ou abbayes anglaises. C'était dans ce chap. qu'il y avait (1^'^ édition) le mot infortuniam auquel il est fait allusion dans la Préf. de la 2^ édition. « Mais beaucoup étaient visiblement rassasiés de dégoût, bien que sans le savoir peut-être (fortu- natos quod infortuniam suam nescirent ?)... » Ces citations latines fautives étaient bien dans le caractère du narrateur supposé, et il est regrettable que S. B. les ait supprimées. (P. 1 10). La citation : « Quelque chose de divin... » est faite de deux vers pris dans deux passages distincts de Hamlet : 1 ^ Acte IV, scène 5 ; 2^ Acte V, scène 2. Voici comment Letourneur les traduit: 1° « // est une force divine qui environne et défend la majesté des rois ; la trahison ne peut qu'entrevoir de loin, et montrer le but de ses vœux : elle échoue toujours aux premiers pas de l'exécution... » 2^ « ... il est un Dieu dont la main façonne et conduit nos desseins, quelqu informe quen soit le plan ébauché par F homme. » S. B. et Miss E. M. A. Savage cultivaient, dans leurs lettres et leurs conversations, l'art de la citation volontairement erronée. (P. 111, 116 et seq.). Ydgrun... les Ydgrunistes... Ce sont les anagrammes des mots Grundy et Grundyiste. Grundy est le noni d'un personnage imaginaire (Madame Grundy) d'une pièce inti- tulée : « Speed the Plough », par T. Morton (1798). Madame Grundy est devenue la personnification de la tyrannie de l'opinion publique et du souci du qu'en-dira-t-on. Ydgrun est donc la Déesse Respectabilité. Dans la pièce de T. Morton, Dame Ashfield dit à chaque instant, en parlant de sa redou- table et médisante vpisine : « Qw'en dirait Madame Grundy ? » La comédie 223 EREWHON est oubliée, mais la phrase est devenue proverbiale. Le New English Dictio^ nary définit le mot « Grundyist » ou « Grundyite » : « un homme à cheval sur les convenances ». (P. 115). « Lun d'entre les prophètes... » Moïse. (Cf. Exode, XXXIII. 23 : « J'ôterai ensuite ma main, et vous me verrez par derrière. » La version anglaise de la Bible dit : « ... vous verrez mes parties postérieures »). (P. 132). Citation, Job, III, 13-17. (P. 145). M. Thims. Anagramme de Smith. Chapitres XXIII, xxiv et XXV. Il se peut — mais c'est une conjecture invé- rifiable, — que la toute première idée de « Darwin chez les Machines » (La Presse, Christchurch, 13 juin 1863) et par suite du Livre des Machines, soit venue à S. B. en lisant le passage suivant de V « Origine des Espèces » : « Chez les êtres organisés, chaque partie est si admirablement adaptée à ses conditions d'existence qu'il paraît aussi improbable qu'elle ait été produite d'un seul coup dans toute sa perfection, qu'il est improbable qu'une machine compliquée soit sortie parfaite des mains de son premier inventeur. » (P. 1 59). La note au bas de la page, sur Samuel Butler. Samuel Butler (1612-1680) est le grand satirique du règne de Charles II, Son œuvre principale, « Hudibras », parodie satirique de « Don (Juichotte », publiée en trois parties (1663, 1664, 1678) représente les idées directrices de la réaction monarchiste et anti-puritaine qui suivit la Restauration an- glaise. Admiré par Voltaire et traduit en vers français par J. Townley (1757), « Hudibras » paraît avoir été assez populaire parmi les lettrés français de la seconde moitié du XVIII^ siècle. Taine est sévère pour ce poème. — Les vers cités par S. B. appartiennent à la première partie de « Hudibras » (Chant. I, vers 149-150). J. Townley les traduit ainsi : « Distinguait ceci de cela. Métaphysique en reste là. » (P. 163). « Le silence, a dit quelqu'un, est une vertu, etc. » C*est le Rév. Thomas Butler, père de S. B. qui avait écrit cette phrase dans une de ses compositions anglaises, à l'école de Shrewsbury. [H. F. J., t. I, p. 12.] Chapitres XXVI et XXVII : entièrement écrits pour l'édition de 1901. Dans les deux premières éditions, le chapitre de 1' « Evasion » portait le n*^ XXIV. (P. 188), « ... les marmites pleines de viandes ». (Exode, XVI, 3.) 224 NOTES DU TRADUCTEUR (P. 211). « ... le Principe Umberto... Le capitaine était un certain Gio- vanni Gianni, natif de Sestri. » En août-septembre 1865 S. B. fit un tour sur le Continent. « Son itiné- raire, combiné en vue de visiter les musées, fut le suivant : Anvers, Gand, Bruges, Paris, Mâcon, Turin, Milan, Bologne, Florence, Livourne et de là, en bateau à vapeur, à Gênes... Le capitaine du vapeur s'appelait Giovanni Gianni...))[H. F. J., t. I,p. 117.] (P. 212). « ... une dame péruvienne... « Pendant son voyage de retour de la Nouvelle-Zélande, S. B. passa par Lima (cf. Introduction). Il y était, avec Ch. P. Pauli et deux autres compagnons de traversée, le jour de la fête natio- nale péruvienne (29 juillet) et assista à la revue des troupes. [H. F. J.]. (P. 213). Le mot « brochure » est en français dans le texte. La présente traduction a été faite d'après un exemplaire du 8^ tirage (octobre 1913), de la réimpression de la X^ édition révisée d'Erewhon (A. C. Fifield, éditeur, 13, Clifîord's Inn, Londres E. C. 4.) 225 15 TABLE DES MATIÈRES TABLE DES MATIÈRES Samuel Butler, (introduction) I Avertissement XXI Préface de la première édition XXIII Préface de la deuxième édition XXV Préface de l'édition révisée XXIX EREWHON Chapitre I. Terres incultes 1 — II. Dans le hangar à laine 7 — III. En remontant le fleuve Il -- IV. Le col .^ 16 — V. Le fleuve et la chaîne 23 — VI. En Erewhon 31 — VÎI. Premières impressions 39 — VIII. En Prison. 46 — IX. Vers la capitale 53 — X. Opinions courantes 63 — XI. Quelques procès érewhoniens. 73 — XII. Les Mécontents. 80 — XIII. Les idées des Erewhoniens sur la Mort 87 — XIV. Mahaïna 94 — XV. Les Banques Musicales. 98 — XVI. Arowhéna 109 — XVII. Ydgrun et les Ydgrunistes 116 — XVIII. Actes de naissance 122 — XIX. Le monde des Nons-Nés , 127 — XX. Sens que les Erewhoniens donnent à ce mythe 134 — XXI. Les Collèges de Déraison 141 — XXII. Les Collèges de Déraison (suite) 148 — XXIII. Le Livre des Machines 157 — XXIV. Le Livre des Machines (suite) 1 64 — ^XXV. Le Livre des Machines Tj^n;.... 173 — XXVI. Opinions d'un Prophète érewhonien sur les droits des animaux 1 85 229 \ TABLE DES MATIERES — XXVII. Opinions d'un Philosophe érewhonien sur les droits des végétaux 1 93 — XXVIII. L'évasion 201 — XXIX. Conclusion 211 Notes du traducteur 219 230 ACHEVÉ D'IMPRIMER LE 2 JUILLET 1920 PAR FRÉDÉRIC PAILLART A ABBEVILLE - SOMME. La Blbtiotkiquz Université d'Ottawa Echéance Tkz lyibKOAlj Uni vers ity of Ottawa Date Due \\ HOM. ^9 l "i C£ a39003 00976^910b